Théorie et pratique de la démocratie directe communaliste

Sixtine Van Outryve

p. 51-56

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Sixtine Van Outryve, « Théorie et pratique de la démocratie directe communaliste », Revue Quart Monde, 272 | 2024/4, 51-56.

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Sixtine Van Outryve, « Théorie et pratique de la démocratie directe communaliste », Revue Quart Monde [En ligne], 272 | 2024/4, mis en ligne le 01 juin 2025, consulté le 14 juin 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11559

Cet article est le résumé d’une thèse de doctorat en droit défendue le 28 mars 2024 à la Faculté de droit de l’UCLouvain et dont le texte complet est accessible sur ce lien : https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/fr/object/boreal %3A286526/datastreams

Aucune étymologie n’est aussi connue que celle du terme démocratie : demos, le peuple, kratos, le pouvoir. La démocratie, c’est le pouvoir au peuple. Si la signification du mot est connue, les réalités qu’il dénote sont diverses. Elles sont même parfois radicalement différentes.

On dit souvent que la démocratie représentative est en crise. Cependant, même lorsque ce régime politique créé lors des révolutions modernes fonctionne « comme prévu », il apparaît comme incompatible avec l’autogouvernement du peuple. En effet, l’autogouvernement suppose que les individus puissent être collectivement auteurs des décisions qui affectent leur vie. Or, en démocratie représentative, le peuple n’exerce pas le pouvoir mais le délègue à d’autres que lui.

Cependant, si ce type de régime est l’héritage dominant de la révolution française, il ne s’agit pas du seul. Dans cette période, on a aussi vu se développer des formes d’autogouvernement où le peuple se réunissait pour discuter en face-à-face et prendre des décisions sur les affaires publiques, plutôt que de s’en remettre à ses représentants. Si de tels espaces démocratiques ont resurgi en France lors des révolutions du 19e siècle, ils ont également été observés ailleurs dans le monde, comme avec les soviets à l’origine de la révolution russe de 1917, les conseils de la révolution allemande initiée en 1918, ou encore ceux de la révolution hongroise en 1956. Seulement, ces formes d’autogouvernement, appelées par la penseuse Hannah Arendt « les trésors perdus de la révolution », ont été effacées du champ des possibles par le gouvernement représentatif, qui prétend incarner la seule version souhaitable de la démocratie.

Une aspiration réactivée à travers l’espace et le temps

Même si cet héritage d’assemblées populaires est majoritairement invisibilisé, il perdure pourtant, et il se trouve constamment réactivé à travers l’espace et le temps. Que cela soit les assemblées du mouvement Occupy à New York, de la place Tahrir au Caire, des Indignados en Espagne, ou encore des Gilets jaunes sur les ronds-points français, ces mouvements témoignent du fait que l’aspiration à une autre forme de démocratie que celle qui consiste à voter tous les cinq ans, n’est ni contrôlable, ni tarissable. Alors que l’on attribue la crise de la démocratie représentative à une méfiance populaire envers la politique, ces mouvements montrent que l’on assiste plutôt, bien au contraire, à une volonté de reprendre la politique en main, menant à une ébullition des pratiques démocratiques. Des individus ordinaires s’assemblent, sur le peu de temps libre laissé en dehors du travail productif et reproductif, afin de montrer que la démocratie peut répondre à d’autres définitions.

C’est à une de ces autres définitions que j’ai consacré ma thèse : la démocratie directe communaliste. Le communalisme, aussi appelé municipalisme libertaire, est un projet politique qui tire son nom de la Commune de Paris, et qui a été développé par le penseur américain Murray Bookchin à partir d’expériences historiques d’autogouvernement1. Le communalisme pose à nouveau ces deux questions corrélées : 1) celle de l’unité politique principale pour qu’un peuple s’autogouverne, et 2) celle de la manière dont le pouvoir public doit être exercé. Il y répond en proposant la commune comme unité démocratique principale, plutôt que l’État-nation. Et il propose que ce soit le lieu où le peuple s’assemble pour exercer directement le pouvoir, plutôt que de laisser cette tâche à des représentants professionnels de la politique.

Deux interrogations principales ont animé mes recherches : 1) Quelle forme peut prendre l’autogouvernement du peuple ? et 2) Comment faire advenir cette forme d’autogouvernement ? Afin de répondre à ces questions, j’ai entrepris deux démarches différentes correspondant aux deux parties de la thèse : 1) celle de l’élaboration de la démocratie directe communaliste comme théorie normative de la démocratie, soit comme théorie de ce que la démocratie devrait être, et ensuite 2) celle de l’analyse de son application pratique par un mouvement. Même si elles peuvent sembler antagonistes, ces deux démarches s’intègrent au sein d’une même approche de recherche de « théorie politique inductive »2, c’est-à-dire de théorie politique dans laquelle les acteurs et actrices répondent à des enjeux fondamentaux de théorie politique – ici, les questions de démocratie et d’autogouvernement. Dans ma thèse, je réponds à ces questions en défendant qu’il est théoriquement possible que le pouvoir soit exercé directement par le peuple assemblé. Je montre aussi que cette forme d’exercice du pouvoir est non seulement portée par des mouvements sur le terrain, mais surtout qu’ils sont eux-mêmes capables de l’imaginer et de l’instituer.

Théorie de la démocratie directe communaliste

Dans la première partie de ma thèse, exclusivement théorique, j’entreprends de construire la démocratie directe communaliste comme théorie de la démocratie permettant l’autogouvernement du peuple en trois étapes3 : la critique du système en place, le développement d’une alternative et la stratégie de transformation vers celle-ci. Je commence ainsi par critiquer le système existant, à savoir la démocratie représentative. Parce que la seule modalité qu’elle offre aux individus de participer aux affaires publiques réside dans la liberté de choisir ses gouvernants et parce qu’elle permet à des professionnels de la politique de confisquer le pouvoir au détriment des individus ordinaires condamnés à la passivité, la démocratie représentative n’est, à mon sens, pas un régime permettant l’autogouvernement du peuple. En bref, le gouvernement représentatif permet aux individus de consentir au pouvoir, au détriment de systèmes qui leur auraient permis de l’exercer4. Pour remédier à certains de ces problèmes, de nombreux auteurs et autrices ont développé le courant de la démocratie participative. L’idée, c’est de permettre aux individus ordinaires de participer à un pan du pouvoir public, que cela soit par un conseil de quartier, une assemblée tirée au sort ou un budget participatif. Bien que la démocratie participative propose des pistes pour améliorer certains défauts de la démocratie représentative, je défends qu’elle présente, à son tour, des limites pour permettre l’autogouvernement du peuple. Les dispositifs participatifs sont ainsi la majorité du temps déclenchés, contrôlés et instrumentalisés par le gouvernement représentatif. Remettre en question la division entre celles et ceux qui gouvernent, et celles et ceux qui sont gouvernées requiert de permettre aux individus de réellement décider sur les politiques qui les affectent. Mais cet autogouvernement est-il vraiment possible ? Sous quelle forme ?

Je poursuis cette partie en présentant une alternative à ce système représentatif qui répond à ces questions par la positive : la démocratie directe communaliste. Par opposition au gouvernement représentatif qui, selon le politologue Bernard Manin, « n’accorde aucun rôle institutionnel au peuple assemblé », l’objectif de la démocratie directe communaliste est précisément d’instituer ce peuple assemblé, et de lui donner le premier rôle. Reconnaissant que la vie politique sera inévitablement pavée de désaccords, la démocratie directe communaliste considère ainsi qu’il appartient au peuple assemblé de débattre et de poser ces choix politiques, soit d’exercer directement le pouvoir, et non à une classe de dirigeants et dirigeantes professionnelles. En effet, la commune constitue le seul lieu où le peuple peut se réunir, délibérer et prendre directement des décisions en face-à-face sur les affaires publiques, plutôt que d’avoir recours à des représentants et représentantes. Pour les questions qui dépassent le territoire de la commune, le communalisme suggère que les assemblées locales s’organisent en conseils confédéraux, au sein desquels siègeraient des personnes déléguées, envoyées par chaque assemblée avec des mandats impératifs – c’est-à-dire une liste d’instructions précises décidées par l’assemblée –, révocables – qui permettent le remplacement de la déléguée si elle ne respecte pas les termes de son mandat ; et rotatifs. Car en effet, la représentation, que je propose de comprendre au sens générique que lui a donné la théoricienne politique Hanna Pitkin de « rendre présent ce qui est absent »5, est inévitable. Après tout, au-delà du niveau communal, le peuple ne peut plus être assemblé dans une même salle, et il faut donc rendre présente sa volonté, malgré son absence. Seulement, alors que le gouvernement représentatif a répondu par la représentation de ce peuple au moyen de dirigeants indépendants en charge de déterminer la volonté collective à sa place, la démocratie directe communaliste repose sur la logique inverse. La personne qui représente l’assemblée est donc une déléguée mandatée qui, lorsque le peuple est absent, rend présente sa volonté qui est déjà formée et formulée dans l’assemblée, et ce sans autre forme de jugement. J’ai appelé cette forme de représentation la représentation directe. Je propose ainsi cette définition de la démocratie directe communaliste : l’exercice direct de tous les aspects du pouvoir public concernant la communauté dans son ensemble par le peuple continuellement assemblé en face-à-face au niveau local et, lorsque le peuple ne peut plus être assemblé physiquement, la représentation directe de la décision de l’assemblée populaire municipale par des déléguées dotées de mandats révocables, impératifs et rotatifs.

Cependant, dans nos sociétés actuelles où la seule action politique consiste à voter tous les cinq ans, on est loin d’un régime politique où le peuple se réunit en assemblée populaire pour exercer directement le pouvoir. Alors comment le faire advenir ?

Pratique de la démocratie directe communaliste

Cette théorie n’évolue pas seulement dans le monde des idées, dès lors qu’il existe des expériences d’autogouvernement, qui constituent autant de fissures dans le mur du mythe d’un individu passif et incompétent en politique, ce mythe sur lequel repose le gouvernement représentatif. La seconde partie de ma thèse consiste donc à montrer comment la pratique de la démocratie directe communaliste par ces mouvements permet non seulement de remettre en question la théorie, mais aussi et surtout de l’enrichir. J’ai donc concentré mes recherches sur l’une de ces expériences : le mouvement des assemblées à Commercy. À moins de quatre heures de Bruxelles, cette petite ville rurale et ouvrière de la Meuse de 5 400 personnes, frappée par la désindustrialisation et marquée par un haut taux de chômage et de pauvreté trois fois plus important que le reste de la France, a été le théâtre local d’un mouvement de nature et d’ampleur inédite – le mouvement des Gilets jaunes.

Ce mouvement, qui s’est déclenché en France le 17 novembre 2018 en réaction à la hausse de la taxe sur le carburant, et qui s’est rapidement prolongé en critique de la baisse du pouvoir d’achat et de l’injustice sociale et fiscale, s’est également doublée d’une critique de la représentation. Dès le départ, celles et ceux qui ont revêtu le gilet à Commercy ont ainsi adopté une forme particulière d’organisation politique : celle de l’assemblée.

Pendant plusieurs mois, à la cabane construite sur la place centrale de la ville, aussi appelé « chalet de la solidarité », ils et elles ont organisé des assemblées générales quotidiennes selon les principes de la démocratie directe, afin de débattre et prendre des décisions collectivement sur leurs revendications, l’organisation et la suite du mouvement. Ils et elles ont enjoint les autres Gilets jaunes à faire de même, dans cet appel « à créer partout en France des comités populaires, qui fonctionnent en assemblées générales régulières » et à n’accepter la représentation qu’avec « des mandats impératifs, révocables, et tournants ». C’est cet appel qui m’a fait débarquer avec un ami à la cabane de Commercy un matin de décembre 2018, et entamer un travail de terrain de deux ans mobilisant observation participante, entretiens et regroupement de matériaux produits par le mouvement. Car, malgré l’essoufflement en raison de la répression et de la destruction de leur cabane par le maire en mars 2019, une partie du mouvement a poursuivi le projet d’autogouvernement en l’étendant au-delà de la lutte Gilets jaunes. Ils et elles ont ainsi créé l’Assemblée Citoyenne de Commercy qui a rapidement décidé de présenter une liste aux élections municipales de mars 2020, afin de donner le pouvoir à cette assemblée des habitants et habitantes de la ville.

Après avoir raconté de manière narrative ce qui s’est joué en termes social, politique, démocratique et humain à Commercy pendant ces deux années, j’ai analysé comment cette expérience informe notre compréhension de la possibilité de la démocratie directe communaliste sous le gouvernement représentatif. Pour ce faire, j’ai retracé la relation dialectique qui s’est tissée entre démocratie représentative et démocratie directe basées sur les assemblées : d’abord la démocratie directe s’est construite contre la démocratie représentative, ensuite par elle, puis sans elle, mais toujours et surtout, avec l’objectif de faire advenir la démocratie directe en lieu et place de la démocratie représentative.

J’ai ainsi commencé par étudier la manière dont la forme de démocratie directe qu’est l’assemblée s’est construite contre la démocratie représentative. L’organisation en assemblée populaire à Commercy constitue ainsi l’une des réponses à la critique de la représentation portée par les Gilets jaunes. Si cette critique s’est adressée initialement au gouvernement représentatif car il ne représente pas les intérêts de la majorité de la population, les Gilets jaunes l’ont étendue aux partis et syndicats, pour finir par un refus de la représentation, ainsi que de toute division partisane ou « de chapelle », au sein du même mouvement. Cependant, vu la multiplication des assemblées délibératives sur les ronds-points, le gouvernement a tenté de se relégitimiser avec le Grand Débat. Face à ce simulacre de démocratie consultative, le mouvement à Commercy a répliqué avec l’organisation de l’Assemblée des Assemblées, une initiative pour fédérer les assemblées locales de Gilets jaunes au niveau national ainsi qu’avec la construction d’assemblées décisionnaires au niveau municipal. Cependant, comment donner le pouvoir de décision à des assemblées ?

J’ai continué mon travail en analysant la stratégie électorale adoptée par le mouvement, cherchant à faire advenir la démocratie directe basée sur l’assemblée par la démocratie représentative. Si la mairie a été une ennemie pour l’exercice de la démocratie directe par nos acteurs et actrices de Commercy, elle s’est progressivement profilée en lieu de pouvoir qu’il serait en fait possible de conquérir pour faire advenir la démocratie directe. Une partie du groupe a ainsi entrepris de présenter une liste citoyenne aux élections municipales de mars 2020, afin de donner le pouvoir de décision à l’assemblée citoyenne.

Cependant, cette aventure électorale s’est soldée par un échec : le 15 mars 2020, la liste citoyenne Vivons et Décidons Ensemble obtient un score de 9,77 % au premier tour des élections, et manque de se faire qualifier au second tour à quatre voix près.

Même si le mouvement n’existe plus aujourd’hui en tant que tel, j’ai, dans un dernier chapitre, analysé et reconstruit l’imaginaire démocratique radical que le mouvement a institué en lieu et place de la démocratie représentative. Ainsi, à partir de sa pratique de la démocratie directe en assemblées, le mouvement a entamé un processus constituant et il a fait ce que le gouvernement représentatif s’est toujours refusé à faire : donner « un rôle institutionnel au peuple assemblé ». Exposer le fruit de ce travail d’institution du peuple assemblé serait ici trop long, car le groupe a mené des réflexions sur la plupart des concepts démocratiques fondamentaux. Dans ma thèse, j’explique comment il a répondu à diverses questions cruciales pour la théorie de la démocratie directe communaliste dont la délimitation du pouvoir de l’assemblée, les modalités d’information, de délibération, de prise de décisions et de révision de celles-ci, la création d’institutions d’autolimitation, et la défense d’une conception de « démocratisation du dissensus ». En outre, il a, tant consciemment qu’inconsciemment, offert des pistes pour réinventer le concept de représentation. En rendant compte de cette activité instituante par le mouvement, je tente de contribuer, modestement, à une perspective de démocratisation de qui peut penser les questions démocratiques, et plus largement, le politique.

1 Murray Bookchin, La Révolution à venir : assemblées populaires et promesses de démocratie directe, Éd. Agone, Marseille, 2022.

2 Je reprends l’expression à Hélène Landemore, « La théorie politique inductive », Raisons politiques, 84.

3 Il s’agit des étapes proposées par Erik Olin Wright dans Utopies réelles, Éd. La Découverte, Paris, 2017.

4 Hélène Landemore, Open Democracy. Reinventing Popular Rule for the Twenty-First Century, Princeton, Princeton University Press, 2020, p. xiv.

5 Hanna F. Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1967, pp. 8‑9.

1 Murray Bookchin, La Révolution à venir : assemblées populaires et promesses de démocratie directe, Éd. Agone, Marseille, 2022.

2 Je reprends l’expression à Hélène Landemore, « La théorie politique inductive », Raisons politiques, 84.

3 Il s’agit des étapes proposées par Erik Olin Wright dans Utopies réelles, Éd. La Découverte, Paris, 2017.

4 Hélène Landemore, Open Democracy. Reinventing Popular Rule for the Twenty-First Century, Princeton, Princeton University Press, 2020, p. xiv.

5 Hanna F. Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1967, pp. 8‑9.

Sixtine Van Outryve

Sixtine Van Outryve est docteure en droit de l’UCLouvain, et post-doctorante à la Radboud Universiteit.

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