On les appelle les sans-existences légales, les sans-identités ou encore les citoyens-fantômes.
En Bulgarie
En Bulgarie, nous appelons ce combat : достъп на Лична Карта (docteup na litchna karta), ce qui se traduit par : L’accès à une carte d’identité.
Ce récit présente comment l’action du Mouvement ATD Quart Monde dans le quartier de « La Fabrique de sucre », à Sofia, a mené vers un combat national pour l’accès à l’identité.
Ce combat a pu se lancer parce que nous avons commencé à être présents et visibles dans le quartier auprès des personnes en situation de rue depuis mars 2018. Un centre d’hébergement se situe dans le quartier. Nous y avons vécu une première « Fête des talents partagés » en juillet 2019 avec les enfants du quartier, puis une bibliothèque de rue hebdomadaire depuis février 2020.
En octobre 2020, une maman de la bibliothèque de rue de Zaharna Fabrika (La Fabrique de sucre) nous interpelle pour demander de l’aide pour que sa belle-fille puisse avoir une carte d’identité. Elle est mineure, sans carte d’identité, sans adresse officielle, et vient de donner naissance à un petit garçon qui se retrouve sans existence légale. On ne sait pas ce qui est inscrit sur son certificat de naissance, puisque le papa est aussi sans carte d’identité. C’est à ce moment-là qu’elle nous dit : « Sans carte d’identité, nous sommes considérés comme morts. Nous n’existons pas. »
Nous nous renseignons auprès de deux associations d’avocats. Nous cherchons à comprendre si d’autres personnes sont dans la même situation dans le quartier. Tout cela prend du temps, d’autant plus avec la pandémie. Finalement, en mai 2021, avec quelques parents du quartier, nous lançons les démarches avec les avocats du Comité Helsinki Bulgare pour que 43 personnes du quartier, en lien avec la bibliothèque de rue du quartier (adultes et jeunes de plus de 14 ans), puissent obtenir leur carte d’identité. Sans carte d’identité, il n’y a pas de travail déclaré possible, pas d’accès à la santé, pas d’accès à des diplômes, et surtout pas de relogement possible, alors que 35 familles habitant le centre d’urgence Sveta Sofia sont sous la menace d’une expulsion.
Le 30 juin, les expulsions sont évitées de justesse, permettant que le 8 septembre une grande majorité des familles soient relogées dans deux autres centres. Les autres familles se sont débrouillées par elles-mêmes. Le 25 octobre, une grande partie des 43 personnes obtiennent enfin une carte d’identité à la suite de l’énorme travail fourni par une alliée, Martina, et une avocate du Comité Helsinki Bulgare. Pour les autres, le combat continue.
Dans le même temps, en janvier 2021, Rositsa, une alliée, chargée de plaidoyer à Médecins du monde Bulgarie, lance avec l’organisation la proposition de créer un réseau anti-pauvreté en Bulgarie avec le soutien d’ATD Quart Monde. Six associations et deux universitaires se mettent ensemble. Nous définissons quelques principes de base et nous définissons aussi quatre groupes de travail : éducation, logement, santé, carte d’identité.
Ce groupe sur les cartes d’identité se met au travail. Nous en faisons partie. Rositsa découvre que trois autres associations ont fait un travail de recherche qui montre que 123 000 personnes n’ont jamais eu une carte d’identité, et que 250 000 au total n’en auront pas ou plus dans l’année à venir. Le 13 octobre 2021, une journée de travail est organisée par ces associations en présence de l’ombudsman1 de Bulgarie et des représentants de deux ministères.
Le travail de groupe du réseau anti‑pauvreté
Dans le même moment, le groupe de travail du réseau anti-pauvreté écrit une lettre ouverte à 5 ministères en leur proposant d’organiser un groupe de travail commun pour chercher des solutions. Deux ministères ont accepté l’invitation (Ministère de l’intérieur et Ministère des affaires sociales) et ont envoyé chacun un représentant à la première réunion qui a eu lieu le mercredi 27 octobre 2021. Martina et Benoît y ont participé.
C’est un peu un dialogue de sourds, car les représentants des ministères sont venus pour défendre leur institution. Et puis nous sommes dans une période pré-électorale (la troisième en sept mois). Jamais un ministère ne se mouillera. Mais c’est un début !
Une autre réunion aura lieu début décembre 2021 en présence des personnes des ministères. Des documents sont préparés qui font le point sur la jurisprudence actuelle en Bulgarie, à la suite des démarches entreprises par le Comité Helsinki Bulgare à partir de ce qu’ils ont appris de la lutte pour les 43 personnes de Zaharna Fabrika qui n’avaient pas de carte d’identité. Le document est relu et validé par une autre association d’avocats Equal opportunities. Le problème, c’est que cela débouche sur un débat juridique technique avec les ministères qui n’a aucun sens, dans la mesure où seules des adaptations des lois existantes sont proposées.
Le 13 décembre 2021 un nouveau gouvernement se met en place. Il se dit ouvert à solutionner la question d’ici la fin de l’année 2022. De nouveaux chiffres tombent en décembre : le ministère de l’intérieur confirme que maintenant ce sont 156 000 personnes sans carte d’identité.
Dans la foulée, le groupe de travail du réseau anti-pauvreté se met au travail et produit un texte de quatre pages qui présentent la situation, en proposant des solutions. Nous l’appellerons le Policy Brief. Des propositions qui viennent de manières de faire dans d’autres pays du monde y sont incluses.
À une si grande échelle, la question du non-accès à une identité légale ne concerne pas uniquement les personnes des minorités, mais bien toute la population. Heureusement le travail de plaidoyer a continué. De nombreux changements de gouvernement l’ont compliqué.
Le Policy Brief est prêt début juin 2022. Entre temps, le gouvernement, ouvert à chercher des solutions, est tombé. Le parlement est de nouveau dissous. L’instabilité politique des institutions empêche que le plaidoyer aboutisse à des changements dans la loi. Il y a eu des élections législatives en octobre 2022, avril 2023, juin 2024.
Le combat continue, et le 25 septembre 2024, les amendements à la loi sur l’état civil viennent d’être adoptés en deuxième lecture au Parlement bulgare pour que les personnes sans adresse puissent recevoir une adresse appelée « adresse de service ». C’est une grande victoire.
« Les députés ont voté dans l’intérêt des citoyens les plus vulnérables. Une injustice de plusieurs décennies a été renversée, touchant des milliers de personnes incapables de s’inscrire à l’adresse où elles vivent. Avec les changements apportés à la loi sur l’état civil, elles pourront désormais recevoir une adresse officielle qui leur permettra d’obtenir une carte d’identité », écrit une des juristes impliquée dans ce combat.
Des dizaines de milliers de personnes vont enfin devenir de vrais citoyens de la Bulgarie !
Il y a encore beaucoup de défis à relever pour que la loi devienne effective. De fait, plusieurs personnes ont voulu commencer des démarches à la mairie de leur quartier et il leur a été répondu qu’une telle loi n’existait pas. Malgré cela, c’est un pas important qui a été franchi. Le combat pour l’accès à une identité légale continue.
En Roumanie
Lors de l’Université populaire Quart Monde européenne du 6 février 2019, des membres d’ATD Quart Monde, du Policy Center for Roma and Minorities et de Parada, venant de Roumanie, comprenant des personnes en situation de pauvreté, se sont alarmés de la situation des enfants, des jeunes et des adultes sans identité. Leurs propos ont également été repris lors du colloque organisé par l’Organisation internationale de la Francophonie en novembre 2019.
Sans identité, ces personnes sont privées d’accès aux droits les plus élémentaires tels que l’éducation, la santé, le logement… Ils deviennent de véritables citoyens-fantômes et subissent très souvent les conséquences de pratiques administratives incohérentes et abusives (exigences dissuasives, discriminations, délais interminables, absences de recours, etc.)
Un jeune Roumain ayant l’expérience de la vie dans la rue témoigne :
« Sans papier, tu n’es personne, aucune porte ne te sera ouverte. Tu ne peux pas travailler, tu ne peux pas toucher de pension, tu ne peux pas te soigner, tu ne peux pas avoir de traitement… Tu ne peux rien faire. La rue tout seul, quand tu es un enfant, c’est dangereux. Il faut se lier d’amitié avec d’autres. Tu as peur qu’on te prenne de l’argent, qu’on te frappe. À 18 ans, avec l’aide d’une association, j’ai enfin eu mon identité. À un certain moment, il faut avoir une identité pour avoir une existence. Cette carte était valable cinq ans. Ensuite, parce que j’étais sans adresse, je n’ai pas pu la renouveler. J’ai eu aussi une carte d’identité provisoire, valable un an mais pour trouver un travail ou un logement, avec seulement une carte d’identité provisoire, c’est très difficile et même presque impossible. Aujourd’hui j’ai 31 ans et il y a quelques jours, j’ai obtenu mon premier passeport. C’est important. Je me sentais comme une étoile filante. D’avoir un document d’identité me porte de la chance. »
En Roumanie il existe deux groupes de personnes sans papier : celles qui n’ont jamais eu de papiers d’identité. Leur nombre est insaisissable et s’accroît par leurs enfants qui, à leur tour, n’ont pas de papiers d’identité. « Ce sont des personnes qui viennent de villages reculés, qui n’ont pas eu d’actes de naissance. Cela peut aussi arriver pour des femmes qui accouchent à l’hôpital à Bucarest et qui, elles-mêmes, n’ont pas de document d’identité. Alors leurs enfants n’en auront pas non plus. »2 ; celles qui ont déjà eu des papiers, mais n’ont pas de carte d’identité permanente pour des raisons liées à la pauvreté, comme ne pas pouvoir justifier d’un domicile fixe.
Différentes voies pour obtenir des papiers d’identité
Légalement, il est possible d’obtenir une carte d’identité provisoire d’un an. En plus de fournir un certificat de naissance, il faut que la police puisse vérifier où la personne peut être trouvée, par exemple si quelqu’un déclare l’héberger. Cette procédure permet aux personnes sans domicile d’avoir une carte provisoire, mais elle ne donne pas accès à tous les droits : pas de compte bancaire, pas d’autorisation de sortie du territoire… Sa forme papier, non rigide, engendre une discrimination immédiate pour cause de précarité et entrave gravement l’accès à un emploi ou un logement.
Alors le contournement légal est très fréquent, en payant des personnes pour avoir une adresse de domiciliation. Celle-ci sera fictive, mais la carte d’identité sera réelle et valable dans la durée.
L’emprisonnement. Le prisonnier « sans existence légale » se voit octroyer par la police des papiers d’identité. Il ressortira avec une carte d’identité provisoire valable un an. Une fois l’année passée, retour à l’inexistence administrative.
L’hospitalisation. L’hôpital peut faire les démarches pour obtenir un numéro d’identité, notamment dans le cas de maladies prises en charge à 100 % comme la tuberculose ou le sida. Toutefois, là encore, le patient ne bénéficiera que d’une carte provisoire.
Recommandations internationales
Face à un tel constat, et en s’appuyant sur des actions menées dans d’autres pays d’Europe, d’Afrique et des Amériques, ATD Quart Monde formule des recommandations :
La garantie à toute personne vivant sur son territoire du droit à l’existence dès l’enfance. Ce droit reconnaît de fait l’individu sans nécessité d’en apporter la preuve, créant ainsi une « présomption d’existence ». On peut imaginer qu’une personne qui se présente devant une administration ait le droit à un enregistrement qui ouvre une procédure visant à régulariser sa situation dans un délai raisonnable.
L’amélioration des politiques d’enregistrement et d’accès à l’état civil, en tenant compte des obstacles dus à la pauvreté. Cela permettrait à ce nombre toujours croissant de personnes et d’enfants de retrouver la possibilité d’inscrire leur vie et leurs efforts dans la vie de leur pays.
« En Roumanie, si on est incarcéré, on nous fait rapidement des papiers d’identité. Pourquoi c’est plus difficile pour une mère qui vient de donner naissance à un bébé de faire ses papiers pour déclarer son enfant ? Sans les papiers d’identité de la maman, le bébé deviendra lui aussi sans papier ! »
Le renforcement du rôle des ONG et des citoyens dans les campagnes de sensibilisation, pour soutenir et accompagner des personnes, souvent illettrées, qui se méfient des institutions.
Le développement du dialogue avec les autorités administratives et judiciaires permettrait qu’elles prennent conscience des complications dans la vie des familles vivant dans la pauvreté pour obtenir leurs droits et afin qu’elles simplifient les démarches administratives.
La non-reconnaissance de l’identité de tous ces enfants et ces familles à travers le monde compromet l’ensemble de leur existence. N’est-ce pas en les consultant que des solutions sur le long terme pourraient enfin se dessiner ?