Marie-Noëlle et moi, nous nous sommes rencontrées il y a plus de dix ans maintenant. Par bribes, au fil des jours et des années, elle m’a invitée à entrer dans sa vie. Une vie tout entière tissée de malheurs et de souffrance, mais aussi de révolte et de résistance.
Orpheline de mère encore toute jeune enfant, puis de père, elle a grandi dans un orphelinat. Et c’est auprès des sœurs que sa foi s’est éveillée : en Dieu, en Jésus et sa confiance en Marie, sa « Mère des anges » comme elle dit.
Toute jeune elle se marie. Trois enfants sont nés.
La vie est difficile. Le couple se sépare. Et très vite un autre déchirement, profond, brutal. Ses trois enfants lui sont arrachés, la brigade des mineurs vient les chercher à la sortie de l’école. Ils sont placés tous les trois alors que la plus jeune n’avait que trois ans. Souffrance inguérissable.
D’abord en institution, ils sont ensuite confiés à trois familles différentes loin de Paris. Jusqu’à leur majorité elle a espéré leur retour, mais logée dans une toute petite pièce sombre, humide et insalubre, cela n’a jamais été possible.
Une vie déchirée par le malheur et l’injustice : injustice du placement de ses enfants, injustice d’avoir été mal soignée, injustice que sa demande de logement social n’ait toujours pas été honorée, alors que la première demande date de plus de 20 ans maintenant. Et son corps qui se déforme.
Au fil de mes visites, je l’ai entendue crier sa révolte et sa supplication : « Dieu de justice et de bonté, viens à mon secours ! »
Marie-Noëlle a longtemps participé aux rencontres de La Pierre d’Angle1, des réunions pour lire et comprendre ensemble l’évangile. Nous les préparions ensemble : elle parlait, je notais… J’ai continué au fil de nos rencontres, de nos échanges téléphoniques de plus en plus fréquents surtout depuis la crise du Covid. J’ai noté à la volée, des bribes de phrases, des mots…
La souffrance est tellement grande qu’elle déborde comme un torrent en crue qui emporte tout sur son passage et ne laisse derrière lui qu’un paysage désolé.
J’écoute…, mais que faire ? Qui être ? Que dire ?
Certains jours je me laisse submerger… Je n’en peux plus d’entendre tant de souffrance et de désordres. Agressée à l’intérieur de moi-même, n’ayant que ma présence et mon silence à offrir, alors je note. J’écris le plus exactement possible les mots, les phrases… Pour ne pas tomber dans le jugement ou le rejet, je note.
Que faire, que dire, qui être devant un tel flot de mots, de paroles, de souffrances et d’injustices… ? Comment accueillir ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je voudrais fuir, ne plus entendre…, alors je note.
Après coup, relisant ces mots griffonnés à la va-vite sur le papier, pour les taper sur l’ordinateur, combien de fois n’ai-je pas été stupéfaite par la puissance et la beauté de ces textes.
Trésors improbables, trésors ignorés. Je les recevais avec la force des psaumes, des cris jetés vers Dieu… Beauté perdue, recueillie au vol, au hasard. Pourquoi à ce moment, pourquoi cette phrase plutôt qu’une autre ?
Un jour, je les ai mis en page et redonnés à Marie-Noëlle. Étonnée elle-même, elle m’a demandé d’en faire une copie pour ses enfants. Alors j’ai mis cela en forme dans un petit livret que je lui ai remis.
Je lui ai proposé : « Que dirais-tu que ces prières soient publiées, on pourrait en faire un petit livre ? » Elle s’est écriée : « Tu crois ? Mais oui je suis d’accord. » Plus tard, j’ai osé montrer ces textes lors de notre travail de séminaire.
Au creux du malheur, la lumière ? En définitive, la lumière est surtout pour moi, pour la transformation de mon propre regard, de mon écoute, m’obligeant à une conversion pourtant jamais aboutie.
Il y a quelques mois, nous étions assises sur un banc à l’ombre dans le parc des Buttes-Chaumont. Marie-Noëlle, comme de nombreuses autres fois, me parle, me raconte ses malheurs, l’injustice et sa révolte. Je n’en peux plus d’écouter ce flot de souffrance ininterrompue, que même la naissance de sa petite-fille ne parvient pas éclairer. Je suis épuisée, blessée par tant de paroles, je n’en peux plus… Alors que je la raccompagne à la sortie du parc, soudainement elle s’arrête et me dit :
« Tu sais Maryvonne, je sais pourquoi je souffre autant.
Quand ça sera l’heure de m’en aller, je partirai avec ma foi.
J’emporterai avec moi ma justice,
ma vérité et ma conscience.
Je partirai avec ma croix.
Les anges viendront me chercher.
Je n’ai pas peur de la mort.
Je sais que je retrouverai le Seigneur et la Reine du Ciel.
Ma vie tout entière n’a été que souffrance.
Et je sais pourquoi je souffre !
Quand je serai au ciel,
je prierai pour tous ceux qui souffrent comme moi.
Moi, je les comprendrai
et je saurai comment prier pour eux.
C’est pour ça que je souffre,
pour me préparer à mon travail du ciel. »
Je n’ai pas noté sur place, mais rentrée chez moi, j’ai tout de suite écrit ces mots qui résonnaient encore.
Des paroles entendues et gardées précieusement comme un inestimable trésor.
Lumière… Comme une paillette d’or brille discrètement au fond de la batée de l’orpailleur.
Il est écrit que le voile du Temple s’est déchiré, libérant la Vie, au moment ultime de la mort de Jésus. Qui pour le croire ?2
