Un bout de chemin.

Maryvonne Caillaux

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Maryvonne Caillaux, « Un bout de chemin. », Revue Quart Monde [En ligne], 199 | 2006/3, mis en ligne le 01 mars 2007, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/237

« Je n’ai pas seulement raconté l’histoire d’une famille que j’ai connue, j’ai raconté un bout de chemin, une relation. Pour moi cela a été important parce que j’ai été obligée de dire aussi ce que je vivais au fond de moi ». dit l’auteur à propos de son livre « Germaine » (éd. Quart Monde, coll. En un mot, 2002, 64 pages. Voir aussi RQM, n° 179, « Projets familiaux »)

Ce récit s’enracine dans vingt ans d’expérience et d’écriture quotidienne dans le Mouvement ATD Quart Monde.

C’est un bout de contribution à l’histoire d’un peuple dont nous avons vraiment envie qu’il soit compris autrement. Pendant quatre ans, j’ai vécu aux Etats-Unis avec ma famille. Nous avons cheminé et partagé beaucoup de choses avec des familles. Germaine est la fille aînée d’une des familles dont les enfants n’allaient pas du tout à l’école. Son histoire est apparue significative et ATD Quart Monde m’a demandé d’écrire quelque chose sur sa vie. Je n’ai pas entrepris aussitôt ce travail parce que j’étais trop accaparée par l’action, mais j’ai continué à écrire mes rapports quotidiens. De retour des Etats-Unis, nous sommes allés en Espagne. J’ai refermé tous mes dossiers en anglais pour me remettre à l’espagnol. C’est alors que j’ai été ré-interpellée pour écrire quelque chose sur Germaine, et je m’y suis attelée.

Je n’ai pas une grande expérience de l’écriture. Je suis venue à Méry-sur-Oise, au centre international d’ATD Quart Monde, pendant une semaine. J’ai demandé qu’on me redonne tout ce que j’avais écrit pendant quatre ans. Il manquait en fait un an et demi, si bien qu’il y a sûrement des moments occultés faute de matériaux de référence. J’ai tout relu, j’ai pris des notes, puis en quinze jours ou trois semaines, j’ai écrit un premier récit que j’ai envoyé à ceux qui me l’avaient demandé, notamment au secrétariat général. Leur réaction a été celle-ci : « C’est intéressant ! Est-ce qu’on pourra s’en servir pour le séminaire ? » (un événement public aux Etats-Unis.) Du coup, je me suis interrogée. C’est bien beau de rendre publique cette histoire même en en changeant les noms et les lieux pour qu’on ne reconnaisse pas les gens dont je parlais, mais dans quelle mesure pouvions-nous l’utiliser ? J’étais dans l’impossibilité de répondre à une telle question. Seule la famille concernée pouvait répondre.

Je suis donc retournée à la Nouvelle Orléans avec les vingt pages que j’avais écrites pour les soumettre à la famille : « Ce récit, c’est notre histoire mêlée, je vous le donne ». J’y suis allée en fait en plusieurs temps. La première fois pour lui expliquer ce que j’avais fait, fixer un autre rendez-vous avec elle pour qu’elle ait le temps de prendre connaissance du texte et pour que nous puissions décider ensemble de ce que nous allions en faire. J’avoue que j’étais dans des sentiments très mêlés parce que dans ce travail d’écriture, je me suis toujours demandé comment trouver les mots justes ? Comment dire ce que moi, avec mes yeux et ma compréhension, j’avais vu et compris ? Comment dire ce dont j’avais été témoin, des choses difficiles et quelquefois incohérentes ? La vie est décousue et ne correspond pas à ce que les gens disent ou veulent. Comment trouver les mots qui ne blessent pas encore plus ceux qui sont concernés, mais qui puissent mettre ce qu’ils ont vécu dans la vérité, dans ce qui va les grandir en leur donnant du sens ? J’avais essayé de ne jamais cacher les difficultés, les enfermements dans lesquels se trouvent les gens par moments parce qu’ils sont obligés de mentir ou de se taire, parce que la vie est comme ça.

J’ai été très surprise et profondément touchée par le sérieux avec lequel la famille a pris connaissance de mon texte. Elle avait bien pris note du rendez-vous. Tous ses membres étaient là et m’ont dit : « Maryvonne, tu lis » ». J’ai lu la traduction que j’avais faite en anglais en me faisant aider. J’avais par moments la gorge serrée. Il y a trois ou quatre moments clé dans ce texte où je voulais être sûre qu’ils comprendraient bien les mots que j’avais utilisés. Quand la lecture a été terminée, ils m’ont dit : « Maryvonne, comment est-ce que tu as pu écrire ça, parce qu’en quatre ans, on oublie les choses ? » Ce fut pour moi l’occasion de parler des rapports quotidiens et j’ai expliqué pourquoi nous les écrivons. Alors la famille m’a dit : « C’est exactement ce qu’il faut dire. Il y a juste une chose qui n’est pas tout à fait juste ». Elle m’a expliqué alors ce qui s’était passé lorsqu’elle était dans l’errance. Je lui ai demandé si elle voulait que je modifie ce passage. Elle m’a répondu que ça ne changeait rien sur le fond de l’histoire.

Publier des noms, un engagement

Je lui ai alors demandé si ce texte pouvait être publié. Elle m’a dit oui. Je l’ai invitée à prendre le temps d’en reparler ensemble, en famille. Avant la fin de mon séjour, je suis donc retournée la voir et elle m’a dit alors : « Il faut rendre public ce texte et garder nos vrais noms ». J’ai répondu : « Nous avons l’habitude de changer les noms quand il y a trop de choses précises sur la vie des gens » Elle a rétorqué : « Non, parce que c’est notre histoire. Si tu changes notre nom, ce n’est plus nous ». Nous avons essayé de voir si dans le texte, il y avait des choses qui pouvaient se retourner contre la famille. J’ai pris conseil auprès des autres volontaires de l’équipe des Etats-Unis et finalement ensemble, non sans questions, nous avons décidé de garder les noms de la famille et des lieux. J’avoue que pour moi, décider de garder les noms réels de la famille, c’était prendre très au sérieux sa parole et sa volonté. En même temps c’était un engagement pour moi et pour l’équipe par rapport à cette famille. Personne ne sait de quoi demain sera fait.

Ce livre est quand même la relecture d’une vie. Je l’ai écrit à peu près six mois après avoir quitté les Etats-Unis. Et cette histoire a nécessité quatre ans pour prendre sens.

Dans un récit comme celui-là, il y a plusieurs acteurs. Je n’ai pas seulement raconté l’histoire d’une famille que j’ai connue, j’ai raconté un bout de chemin, une relation. Pour moi cela a été important parce que j’ai été obligée de dire aussi ce que je vivais au fond de moi. Nous ne traversons pas une tranche d’histoire aussi bouleversée sans que ça nous atteigne très fort. C’était une façon de dire à cette famille un grand merci pour tout ce que cette relation m’avait apporté.

Débat

Francis Romano : On a l’impression qu’une fois que tu as écrit ton texte, tu n’as plus fait de changements.

Maryvonne Caillaux : Oui, c’est comme ça. J’ai l’impression que j’ai écrit ce livre en quinze jours. En réalité, je l’ai écrit en six mois et même plus car j’ai commencé à porter cette histoire dès qu’on m’a demandé de l’écrire. Le temps strict d’écriture a duré quinze jours et de fait, je n’ai pas fait beaucoup de retouches parce que je ne suis pas écrivain...

Christopher Winship : J’aime beaucoup votre livre. En le lisant, j’ai découvert fortement ce que cela veut dire d’être volontaire d’ATD Quart Monde, ce que c’est de partager, travailler, vivre avec les familles aussi bien leurs espoirs et leurs joies que leurs déceptions. Une des grandes forces de votre livre est qu’il est vraiment écrit à partir de vous, c’est votre voix. C’est presque écrit comme une lettre à Germaine. Je ne sais pas si ce livre est de l’histoire. Ou peut-être est-ce votre histoire, un morceau de votre histoire. Mais c’est tellement clair : qui l’a écrit, dans quelle perspective... Le paradoxe, peut-être, est qu’on n’en sort pas avec la conviction de savoir exactement ce qui s’est passé, mais l’authenticité de l’émotion est telle que c’est encore plus vrai, parce que c’est écrit dans une perspective définie. On ressent une grande compréhension des sentiments qui vous ont traversée, et pourquoi.

Ainsi, nous avons ici une illustration intéressante où, en écrivant à partir d’un point de vue, nous nous approchons en réalité davantage au moins de votre vérité, à propos de cette amie. Félicitations, c’est un très beau livre.

Francine de la Gorce : C’est un beau livre et nous n’avons pas tellement envie d’en discuter. Mais la question de Christopher est importante. Est-ce que ce livre fait partie de l’histoire ? Il a posé la question sans donner de réponse.

Françoise Ferrand. Moi, j’ai entendu que c’est le point de vue de Maryvonne. Christopher l’a bien expliqué : on sait que Maryvonne écrit de son point de vue l’histoire de Germaine, même si elle a l’accord de toute la famille. C’est du narratif.

Bruno Tardieu. Est-ce que l’histoire, ce n’est pas quand il y a un lieu où les narratifs peuvent s’entretenir les uns avec les autres ? Elle a écrit un narratif mais d’une manière telle qu’elle a pu le partager à haute voix avec les personnes concernées.

Aux Etats-Unis, il y a beaucoup de groupes qui se battent pour écrire leur histoire. Parfois, on se dit : « Tout le monde a une voix mais personne n’a d’oreilles ». C’est-à-dire qu’il y a une sorte d’éclatement des groupes qui ont chacun leur histoire spécifique. C’est pour ça que Christopher est si passionné par le père Joseph Wresinski. A la fois, il y a une voix spécifique et une rencontre. C’est quelque chose du genre de ce qui s’est passé autour de cette table. L’écrivain est Maryvonne mais c’est écrit d’une telle manière qu’on peut se le raconter.

Michèle Grenot : Cette histoire est quand même basée sur un certain nombre d’exigences très fortes. Il y a eu les rapports quotidiens pendant des années, le souci de parler avec la famille après pour qu’elle donne son accord. Il y a eu une exigence très forte qui permet de dire que ce récit rétablit l’histoire, puisque celle-ci n’avait pas été écrite comme ça auparavant.

Mireille Viard. Comment la famille a-t-elle reçu, elle, ce récit écrit par toi de son histoire avec toi ? Comment l’a-t-elle ressenti ? Est-ce qu’elle s’y est reconnue ? Est-ce qu’elle s’est découverte autrement ? Est-ce qu’elle ne t’a vraiment fait apporter aucune correction ?

D’autre part, est-ce que le livre a été publié aux Etats-Unis ? Est-ce qu’il y a déjà eu des réactions ? Quelles conséquences ont-elles eu sur la manière dont la famille est perçue ?

Maryvonne Caillaux. Je ne suis pas témoin de l’impact de ce livre, maintenant sorti en anglais. Je ne suis pas retournée à la Nouvelle Orléans. Ce sont des questions qu’il faudrait poser à l’équipe qui est sur place. Les échos que j’en ai sont plutôt élogieux.

Comment la famille l’a reçu ? J’ai eu quelques nouvelles par mon fils qui y est allé cet été. Il a pu rencontrer la famille et donc me rapporter des bribes d’éléments. Mais moi, je ne suis plus là-bas et je ne sais pas ce qui s’y passe. Je ne suis restée que dix jours à la Nouvelle Orléans : je lui ai présenté le projet, je lui ai lu le texte, je suis retournée la voir et je suis partie. Nous avons vécu durant ces jours-là une expérience de communion très profonde, nous avons pu parler ensemble des moments qui pour moi avaient été plus difficiles. Par exemple, quand je lui ai dit qu’elle était comme une sorcière parce qu’elle ne se coiffait pas, quand je lui ai dit que chez eux c’était impossible de rentrer tellement les odeurs étaient terribles, quand je lui ai dit que j’avais découvert qu’ils me mentaient. Nous avons pu parler ensemble de ces moments-là parce qu’ils faisaient partie de l’histoire et que je n’étais pas là pour les juger. Au contraire, nous avons surmonté cela ensemble. C’est vrai que ce furent là des temps de communion comme il en est rarement offerts dans la vie. Mais, en même temps, c’est peut-être bien que je sois partie tout en gardant tout cela dans mon cœur. Qu’est-ce que ça produit maintenant ? Je sais que Germaine se bat toujours pour aller à l’école mais elle n’est toujours pas sortie de son programme dans le centre où elle se trouve. Pour elle, cette aspiration à apprendre est vraiment grande. Les gens qui la voient disent : « C’est extraordinaire parce qu’elle en parle ». Ceux de l’école disent que c’est un combat à mener pour qu’elle continue à y aller. C’est une histoire en marche. Nous sommes tous dans des histoires en marche. Pour elle c’est particulièrement un combat pour le savoir.

Maryvonne Caillaux

Mariée et mère de cinq enfants, Maryvonne Caillaux est, depuis 1982, volontaire du Mouvement ATD Quart Monde.

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