Jeanne d'Arc

Charles Péguy

Citer cet article

Référence électronique

Charles Péguy, « Jeanne d'Arc », Revue Quart Monde [En ligne], 192 | 2004/4, mis en ligne le 05 mai 2005, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1312

Première Partie : A Domremy. Acte I

Hauviette : Ecoute, Jeannette : Je sais pourquoi tu veux voir madame Gervaise.

Jeannette : Alors, Hauviette, c’est que tu es bien malheureuse.

Hauviette : Tu veux voir madame Gervaise parce que tu as de la tristesse dans l’âme. On s’imagine ici, dans la paroisse, que tu es heureuse de ta vie parce que tu fais la charité, parce que tu soignes les malades et parce que tu consoles ceux qui sont affligés. Mais, moi, je sais que tu es malheureuse.

Jeannette : Tu le sais parce tu es mon amie, Hauviette : il est vrai que mon âme est dans la tristesse. Tout à l’heure encore, j’ai vu passer deux enfants qui descendaient tout seuls par le sentier là-bas ; le plus grand traînait l’autre ; ils criaient : « J’ai faim, j’ai faim, j’ai faim... » Je les entendais d’ici. Je leur ai donné mon manger. Ils ont sauté dessus comme des bêtes ; et leur joie m’a fait mal parce que tout d’un coup malgré moi j’ai pensé à tous les autres affamés qui ne mangent pas ; j’ai pensé à tous les malheureux qui ne sont pas consolés ; j’ai pensé à ceux-là qui ne veulent pas qu’on les console ; et j’ai senti que j’allais pleurer ; alors j’ai tourné la tête, parce que je ne voulais pas leur faire de la peine, à ces deux-là, du moins.

Un silence bref

- Je leur ai donné mon pain : la belle avance ! Ils auront faim ce soir ; ils auront faim demain.

Un silence bref.

- Leur père a été tué par les Bourguignons ; leur mère a été tuée aussi par les soldats. Tous les deux ils ont échappé, ils ne savent pas comment. C’est le plus vieux qui m’a dit tout ça, quand il a eu fini de manger.

Un silence bref

Les voilà repartis sur la route affameuse. Qu’importent nos efforts d’un jour ? Qu’importent nos charités ? Je ne peux pourtant pas faire manger aux passants tout le pain de mon père. Et même alors, est-ce que ça paraîtrait ? dans la masse des affamés. Pour un blessé que nous soignons par hasard, pour un enfant à qui nous donnons à manger, la guerre infatigable en fait par centaines, elle, et tous les jours, et des blessés, des malades, des abandonnés. Tous nos efforts sont vains ; nos charités sont vaines. La guerre est la plus forte à faire la souffrance. Ah ! maudite soit-elle ! et maudits ceux qui l’ont apportée sur la terre de France !

Un silence. Elle se remet à filer

Et puis ! Qu’est-ce que ça lui fait ? mes malédictions. Je pourrais passer ma vie entière à la maudire, du matin au soir, et les villes n’en seront pas moins efforcées, et les hommes d’armes n’en feront pas moins chevaucher leurs chevaux dans les blés vénérables.

Un silence

J’aurais mieux fait de filer tranquille. Tant qu’il n’y aura pas eu quelqu’un pour tuer la guerre, nous serons comme les enfants qui s’amusent en bas, dans les prés, à faire des digues avec de la terre. La Meuse finit toujours par passer par-dessus.

Hauviette : Et c’est pour cela que tu veux voir madame Gervaise ?

Jeannette : …

(Oeuvres poétiques complètes, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, Paris, 1957, pp.28 et 29)

Charles Péguy

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND