Reconsidérer la richesse

Patrick Viveret

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Patrick Viveret, « Reconsidérer la richesse », Revue Quart Monde [En ligne], 192 | 2004/4, mis en ligne le 01 juin 2004, consulté le 13 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1321

Pauvreté et richesse sont liées. On ne peut reconsidérer l’une sans reconsidérer l’autre.Propos recueillis par Daniel Fayard et Jean Tonglet

Dans ce que l’on appelle richesse et ce qu’on refuse d’appeler richesse, il y a déjà une immense inégalité, à la racine des autres inégalités constatées dans l’ordre de leur répartition. Toute la richesse humaine qui n’est pas strictement incluse dans le cycle « production consommation épargne » se trouve très largement ignorée. Il en est ainsi du travail domestique et du bénévolat.

Cette inégalité de « nomination » en entraîne une autre : il y a des acteurs qui sont censés produire de la richesse, en l’occurrence les entreprises, et des acteurs qui sont censés prélever cette richesse. Une fois que l’on est installé dans cette inégalité-là, qui n’est que pure convention historique, tous les acteurs qui luttent contre la misère, l’exclusion, la pauvreté, sont déjà dans une position défensive. Il faut répartir autrement, faire plus de prélèvements pour mieux redistribuer en faveur des acteurs qui en ont le plus besoin. Mais ces derniers sont déjà identifiés par rapport à leurs manques. Ils sont aidés grâce à une richesse prélevée sur ceux qui sont censés produire la richesse. On retrouve cette perception dans le débat sur l’avenir des retraites et de l’assurance maladie.

Pourquoi ces conventions de « nomination» ?

Elles ont été déterminées autour d’un axe majeur, le rapport entre la guerre et l’industrie. Ayant considéré que la Première Guerre mondiale avait été une guerre industrielle, nos gouvernants ont été enclins à privilégier les ressources de nature industrielle. Et après la Seconde Guerre mondiale, on a reconstruit en priorité les infrastructures industrielles. On a donc choisi un système de représentation et de comptabilité de la richesse qui valorise la richesse industrielle au détriment des autres formes de richesse. Même les richesses liées à l’activité rurale, qui ne se réduisent pas à la seule production agroalimentaire, ont dû passer sous les fourches Caudines de la représentation industrielle de la richesse. C’est pourquoi nous avons eu une agriculture productiviste dont nous payons aujourd’hui les coûts écologiques et sociaux. Seule la production agroalimentaire (s’inscrivant dans une perspective industrialiste !) se trouvait valorisée.

Pour les mêmes raisons, la question écologique ne se posait même pas. Avec une définition économique de la valeur liée à la rareté (n’a de valeur que ce qui est rare et ne peut être cher que ce qui est rare !), des biens - quand bien même ils seraient aussi fondamentaux et même vitaux que l’air et l’eau - n’avaient pas de valeur économique à partir du moment où ils étaient abondants et gratuits. Paradoxalement, ils ne prenaient de valeur économique que s’ils étaient en voie de destruction ou de pollution : ainsi de l’eau quand elle est polluée, quand il faut construire des réseaux d’égouts et d’assainissement, quand il faut la rendre potable.

Ce sont là des conventions historiques qui ont varié au cours de l’histoire. A l’époque des physiocrates, on considérait que seule la terre avait de la valeur et l’industrie comme le commerce étaient considérés comme des activités quasiment parasitaires. Donc ces conventions historiques méritent d’être discutées. Elles étaient déjà discutables après la Seconde Guerre mondiale. On pouvait quand même légitimement se dire que des civilisations qui avaient à ce point basculé dans la barbarie pouvaient en termes de richesse et de valeur s’occuper autant des enjeux éthiques et spirituels que des enjeux proprement matériels. A notre époque, où nous avons plutôt des problèmes de surproduction dans les domaines agroalimentaire et industriel, les questions écologiques mais aussi l’ensemble des questions humaines et sociales non liées au seul cycle production - consommation deviennent décisives.

La contribution des entreprises

Les entreprises sont certes des créatrices de richesse, mais elles ne créent pas ex nihilo. Elles font à un moment donné une certaine transformation de données antérieures, qui ont déjà une valeur préalable, auxquelles elles apportent une valeur ajoutée. Dans ce cycle de transformation, les entreprises ont évidemment toute leur place, mais parmi d’autres acteurs. Imaginez ce qui se passerait si une entreprise devait s’adresser à des personnes malades parce que les services de santé n’auraient pas fait leur métier ; si elle ne pouvait recruter que des illettrés parce que les services éducatifs n’auraient pas fait le leur ; si elle avait à faire elle-même son apport d’eau ou d’électricité parce que les services publics n’auraient pas été là. Cette entreprise ne pourrait absolument pas fonctionner.

La nature de l’économie

D’une façon générale, il y a des fondamentaux écologiques et humains ou anthropologiques. Il n’y a d’économie possible que s’il y a une biosphère et des écosystèmes préservés. Si la terre est empoisonnée, l’eau imbuvable, l’air irrespirable, il n’y a pas d’activité économique possible ! Et il faut des êtres humains en assez bonne santé, avec un haut degré de motivation (si ceux-ci sont totalement déprimés, l’économie sera complètement incapable de les employer), et une envie de continuer l’aventure humaine, donc de transmettre la vie (si l’histoire humaine s’arrête, l’économie cesse).

La principale originalité de l’économie n’est d’ailleurs pas dans l’ordre de la subsistance. Depuis des milliards d’années, la vie s’est développée sans économie, sans monnaie, sans marché : ce n’est pas ça qui l’a empêchée de poursuivre son chemin ! Sa véritable originalité est ailleurs. L’économie invente un tiers espace où l’on peut échanger en situation de neutralité affective, sans être obligé de se poser la question : amis ou ennemis ? fidèles ou infidèles ? barbares ou non barbares ? L’économie n’a véritablement de spécificité et de valeur ajoutée qu’à l’aune de sa fonction pacificatrice. Si l’économie devient elle-même l’espace d’une guerre inter humaine, elle ne remplit pas du tout sa fonction.

La pauvreté imposée

Autant la pauvreté choisie est un chemin de dépossession et un accès à une forme supérieure de richesse, autant la pauvreté imposée, et plus encore la misère, est une violence sociale, fondamentalement inacceptable. D’autant plus qu’il n’y a aucune raison de rareté économique, physique, technique ni même monétaire qui la justifie. On est en face de rareté provoquée artificiellement.

D’après le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), avec cinquante milliards de dollars supplémentaires par an, on pourrait éradiquer la famine, permettre l’accès de tous à l’eau potable, leur assurer les soins de base et de quoi se loger. On prétend ne pas y parvenir alors qu’on dépense dix fois plus rien que pour les dépenses de publicité.

Pour « Action contre la faim », quand il y a de la famine, c’est essentiellement parce qu’il y a de la guerre, de la corruption... : une situation où la rareté n’est pas naturelle mais artificiellement provoquée.

Quand les grandes multinationales agricoles exportent massivement leurs propres produits et détruisent les cultures vivrières, c’est une forme d’exportation de rareté artificielle. Quand les grandes multinationales de l’eau disent : nous voulons bien régler le problème de l’eau mais c’est avec nos techniques et nos coûts, ce qui représente dix fois plus que ce qu’on pourrait faire avec la population et les techniques sur place, c’est encore une forme d’exportation de rareté artificielle.

Si l’on regarde nos propres sociétés, là, c’est encore plus scandaleux. Comment admettre par exemple que la société américaine puisse avoir un cinquième de sa population en dessous du seuil de pauvreté ? Comment admettre que dans un pays comme la France, il puisse y avoir des gens qui risquent de mourir de faim, de froid (ou d’excès de chaleur) alors que toutes les conditions techniques et économiques devraient normalement être réunies pour l’empêcher ?

Le mal développement et le mal-être

Il faut très profondément changer la nature du diagnostic si on veut avoir des remèdes adaptés à la situation. Il ne s’agit pas d’un simple problème de rattrapage. Si on acquiesce à cette phrase de Gandhi : « Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous mais en revanche il n’y en a pas assez s’il s’agit de satisfaire le désir de possession (la cupidité) de chacun », à ce moment-là apparaît la vraie cause du mal développement, au niveau planétaire ou dans nos propres sociétés : un sous-développement éthique, affectif et spirituel qui se traduit par le mal-être.

C’est un phénomène comparable à la toxicomanie. Quand des individus ou des collectivités, fondamentalement dans un état de mal-être, croient qu’ils vont régler leur problème par le désir de possession, ils sont dans une revendication de « toujours plus ». Même le plus riche ou le plus puissant a besoin de sa dose de richesse monétaire et de pouvoir de domination au même titre qu’un drogué aura besoin de sa dose de drogue. Tant qu’on ne repère pas la nature de ce mal développement, de ce sous-développement-là, tout ce qu’on fait ne porte pas sur le cœur du problème.

Un revenu maximal autorisé ?

L’une des propositions présentées dans mon rapport au gouvernement est l’instauration d’un revenu personnel maximal, qui serait indexé sur les minima sociaux. Une proposition de cette nature est non seulement une proposition de justice sociale mais aussi une proposition d’ordre public et de politique de santé.

Le principal argument que des dealers utilisent pour convaincre des jeunes de se lancer dans le trafic de drogue, c’est de leur dire : « Pourquoi mettre un mois à gagner ce que tu pourrais gagner en deux heures ? » et de les référer à tel grand patron à qui on octroie une augmentation substantielle de son revenu (ou de ses stock options) alors même que son entreprise est en difficulté. C’est-à-dire qu’un degré excessif de fortune et de revenu qui ne peut trouver sa justification en termes de travail, de mérite ou d’utilité sociale, devient source d’incitation à l’amoralisme. C’est une question d’ordre public. Vous ne pouvez pas prétendre maintenir une société ordonnée si vous avez une incitation permanente à l’incivisme, voire au banditisme dès lors que la recherche de profit monétaire devient le projet dominant de l’activité humaine.

Pour éviter à des jeunes des insertions vers l’économie maffieuse, c’est le ministère de l’Intérieur qui devrait proposer ce revenu maximal autorisé (nouveau RMA)... ainsi que le ministère de la Santé. Pourquoi ? Une personne qui se retrouve avec un niveau de revenu qui n’a plus aucun rapport avec la réalité est une personne qui rentre dans une forme de délire, bien connue des personnes qui travaillent sur les phénomènes de curatelle mais qu’en général on n’évoque pas pour les plus riches. Or ceux-ci sont mentalement dans une situation sanitaire où on ne leur rend pas service en les maintenant dans cet état-là. Et, circonstance aggravante, la plupart du temps ces personnes ont des responsabilités économiques, politiques, financières. Ce n’est pas simplement leur propre maladie mentale qui est en cause.

La proposition d’un revenu maximal acceptable à indexer sur les minima sociaux de façon à « solidariser » relève de la logique du thermostat. Quand vous avez un excès à un bout et une insuffisance à l’autre bout, il faut solidariser les deux extrêmes de façon à ce que l’excès d’un côté aille répondre à l’insuffisance de l’autre.

Le jeu de la monnaie

La fonction première de la monnaie est de faciliter l’échange et l’activité. S’il n’y a pas assez de monnaie (sous-monétarisation) pour que ce potentiel d’échange et d’activité se trouve valorisé, de nombreux êtres humains sont tellement contraints de lutter dans les pires conditions pour leur survie que leur vrai potentiel, lui, ne se trouve pas valorisé. La monnaie ne remplit pas alors sa fonction première de facilitation de l’échange et de l’activité. A l’autre bout de la chaîne, il y a une sur-monétarisation qui se traduit par une forme d’hyper-inflation. Quand dans l’économie spéculative, vous avez un rapport de un à quarante entre les biens et services réellement échangés (économie réelle) et l’économie spéculative, cela veut dire que 98 % des flux monétaires qui quotidiennement circulent sur les places financières n’ont pas de rapport direct avec l’économie réelle.

Il faut créer un circuit qui permette que les excès de la sur-monétarisation viennent compenser les insuffisances de la sous-monétarisation. Et ceci est vrai aussi bien à l’échelle planétaire qu’à l’échelle de nos pays. Alors évidemment, cela fera pousser des cris d’orfraie à tous les bénéficiaires de ce système. Mais il faut avoir le courage de s’orienter vers des mesures de ce type. Sinon, on redira éternellement la phrase de Victor Hugo : « Vous voulez la pauvreté secourue, je veux la misère supprimée ». Et le mécanisme fondamental de production de la rareté artificielle restera en place.

La monnaie, un moyen

En tant que moyen, la monnaie est évidemment une invention qui fait considérablement avancer l’échange par rapport au troc ou à des modalités bureaucratiques. Mais quand elle devient une fin, elle acquiert de la valeur pour elle-même et se transforme en argent. Pendant une toute petite période de l’histoire de l’humanité, des métaux précieux ont été choisis comme vecteurs de la monnaie. Mais cette période est irréductiblement terminée, pour l’argent depuis longtemps, pour l’or depuis 1971, avec la déconnexion de l’or et du dollar. Alors pourquoi continue-t-on à parler d’argent ou à être fasciné par l’or ? En réalité, en attribuant de la valeur à la monnaie, on dévalorise ce qui a vraiment de la valeur : les biens écologiques et les êtres humains eux-mêmes.

Pour moi, il y a trois distinctions majeures à faire, pour éviter les confusions mentales.

Entre marché et capitalisme

Cette distinction a été faite par Fernand Braudel, un des plus grands historiens du XXème siècle. Ce sont des logiques de développement contradictoires. Le marché est dans une logique d’échange et le capitalisme dans une logique de volonté de puissance. Si vous laissez le capitalisme suivre sa logique intérieure, il va détruire les systèmes d’échange, y compris les systèmes d’échange marchand. Mais comme les libéraux et les marxistes confondent capitalisme et marché, les premiers, pour le vanter et les seconds, pour le diaboliser, cette distinction pourtant évidente et fondamentale a du mal à faire son chemin.

Entre économie de marché et société de marché

Cette distinction est celle de Karl Polanyi dans La grande transformation. L’économie de marché est légitime quand elle reste dans son ordre de compétence et poursuit des fonctions positives, liées justement à la simplicité décentralisatrice et autorégulée du marché. Si elle le transgresse, des liens fondamentaux tels que le lien politique, le lien de réciprocité ou la quête de sens vont se trouver absorbés par le lien marchand. La marchandisation du politique entraîne la corruption ; la marchandisation du sens, le phénomène des sectes surfant sur la peur et l’angoisse ; la marchandisation des liens affectifs, la prostitution.

On nous dit : « Vous critiquez l’économie de marché, cela veut dire que vous êtes en train de nous reproposer l’économie administrée ! » Pas du tout ! Il s’agit de critiquer la société de marché, de faire en sorte que dans une économie plurielle il puisse y avoir une place pour d’autres formes comme l’économie sociale et solidaire, l’économie publique, l’économie du don, tout en reconnaissant que l’économie de marché est plus satisfaisante qu’une économie bureaucratique et centralisée. Ne pas faire cette distinction, c’est s’interdire de vraies visions transformatrices.

Entre commerce, concurrence et compétition

Le commerce, la concurrence (c’est une émulation coopérative, « courir ensemble »), la compétition (competire en latin, c’est chercher ensemble) sont des activités sociales permettant des expressions diversifiées à l’intérieur d’un cadre pacificateur où l’on s’assure que chacun des partenaires reste dans la course et en bénéficie. Quand vous transférez subrepticement ce langage dans une logique de guerre économique, de lutte pour la survie, où on fait croire aux gens que leur seule alternative est de manger ou d’être mangé (cf. le darwinisme social), c’est une véritable imposture sémantique. Quand ce sont les mots mêmes qui sont piégés c’est l’imaginaire transformateur qui l’est aussi. Les victimes de cette guerre ont le sentiment que le seul sens qu’elles puissent donner à leur vie, c’est de devenir des gagnants. Et comme, sauf exception, elles n’y parviendront pas, elles vont considérer qu’elles sont en partie coupables de cette situation.

Une prise de conscience ?

Ce n’est pas là un langage entendu du côté de l’establishment, qu’il soit économique, politique ou médiatique. Mais par contre cette problématique progresse partout où des gens sont confrontés aux dégâts de ce mode de dominance. Elle progresse aussi, même si c’est moins net, du côté des institutions (cf. par exemple, les rapports du PNUD sur le développement humain). Et puis il y a des entrepreneurs qui sont en train de se rendre compte que leur vrai métier se trouve complètement détruit par cette logique où l’argent devient une fin. Un entrepreneur est un transformateur de richesse. S’il doit « faire de l’argent », son vrai métier a complètement disparu.

Ces prises de conscience ne sont certes pas suffisantes. Je crois qu’il y a besoin d’électrochoc dans la situation actuelle. Il faut essayer de traiter les questions au fond. Ce radicalisme-là est beaucoup plus réaliste que les prétendues politiques de petits pas à partir du texto existant. Appliquons-le pour la lutte contre la misère !

Les Nations unies, dans les objectifs du Millénaire, disent : en 2015, il faudrait avoir diminué de moitié la pauvreté. Déjà l’objectif est très en deçà du problème et en plus, maintenant, on commence à nous dire qu’on ne va pas y arriver. Les derniers calculs qui ont été faits montrent qu’en ce qui concerne l’Afrique, sur le rythme actuel, ce serait en 2147 qu’on y arriverait. On voit bien que l’erreur de diagnostic conduit à une erreur de remède. Si on prend les mêmes chiffres des Nations unies, on a la possibilité non pas en 2015, non pas pour la moitié, mais sur la totalité et dans les cinq ans qui viennent, d’éradiquer la misère à l’échelle de la planète.

Donc il s’agit de comprendre où ça bloque et pourquoi on ne le fait pas, alors que normalement on en aurait les moyens. C’est ça la vraie question. Il y a une guerre économique qui fait des victimes. Il y a aussi des crimes de guerre économique. Il devrait y avoir des tribunaux pour cela !

La servitude volontaire

Des personnes qui subissent une situation de domination finissent par adhérer à leur propre domination ou par s’en croire elles-mêmes responsables. Dans nos pays une partie de la population, adhérant au modèle dominant de la richesse, entretient ce phénomène en croyant que ceux qui « reçoivent », même de façon extrêmement modeste, relèvent de l’assistance. Cela fait partie des conventions établies : l’être humain serait un être fondamentalement paresseux, oisif, fainéant et s’il n’a pas en permanence une carotte et un bâton, il va se tourner les pouces. En réalité, chez l’être humain, l’activité est une donnée tellement importante que le plus difficile pour lui, c’est de l’arrêter. Faire un exercice de méditation ou de contemplation se heurte à cette sorte d’hyperactivité. Mais des êtres humains profondément démobilisés par rapport à leur projet de vie vont devenir dépressifs et inactifs. C’est d’ailleurs un indicateur de mal vivre : manque d’énergie, de motivation.

Quand on est dans la dépression, on se réfugie dans le divertissement parce que la vie est trop lourde à porter. L’alcool en est une forme, mais il y en a d’autres. Les mécanismes de divertissement, vous les retrouvez aux deux bouts de la chaîne. Je cite souvent Alexander Lowen : « Traverser la vie le cœur fermé, c’est comme faire un voyage à fond de cale ». A fond de cale, il y a évidemment toux ceux que l’on contraint à y être mais vous avez aussi beaucoup de riches et de puissants qui y sont, parce qu’ils ne pourront jamais s’émerveiller du voyage de la vie tant ils ont leur cœur durci. Si vous considérez en permanence les autres comme des rivaux menaçants, si votre seul objectif dans la vie c’est de gagner de l’argent et de transformer la monnaie de moyen en fin, vous allez passer à côté de l’essentiel de votre vie.

Une éthique de vie

Ivan Illich a parlé des seuils de contre productivité. Jusqu’à un certain seuil les éléments de l’avoir sont nécessaires pour sortir « de la vie pour la survie » et entrer pleinement dans la vie. Mais une fois que vous avez réuni les conditions qui vous permettent de lutter contre la galère, le cœur du développement est dans l’ordre de l’être et non dans l’ordre de l’avoir. Si vous continuez dans l’ordre de l’avoir, là vous êtes dans le désir de possession. Et celui-ci vous entraîne immédiatement dans la rivalité avec autrui. Alors que chacun d’entre nous peut se développer indéfiniment dans l’ordre de l’être sans que ce soit attentatoire au développement d’autrui. C’est même au contraire attractif. Je fais la différence entre l’expression : « J’ai du bien » et l’expression : « Je suis bien ». « J’ai du bien » : je suis déjà dans la peur de perdre mon bien et dans le désir du bien d’autrui. Si vous pouvez dire au contraire : « Je suis bien », vous n’êtes ni dans la peur, ni dans la rivalité. Le fait que les autres soient bien ne vous menace pas. C’est même le contraire. Quand on est bien, on a d’autant plus envie que les autres soient bien. On est mû par une joie de vivre et par un désir de coopération. Il y a donc un lien étroit entre les problèmes structurels et les problèmes de mentalité, de choix de vie, de posture de vie.

Je participe à une association, née à la suite d’un séminaire lors du forum social mondial de Porto Alegre, dont le thème est « transformation personnelle / transformation sociale ». Il faut tenir ces deux bouts et ne pas les conditionner l’un à l’autre, soit que vous disiez : tant que vous n’aurez pas fait des réformes de mentalité, vous ne pouvez pas vous attaquer aux réformes de structure, soit que vous disiez : tant que vous n’avez pas fait de réformes de structure, vous ne pouvez pas faire évoluer les mentalités. Il faut avancer des deux côtés simultanément.

Si la question du mal-être est la cause principale de ces raretés artificielles, il nous faut des objectifs de bien-être et aussi des choix de vie. Le welfare, traduit par état de bien-être, n’est pas du tout une politique de bien-être, c’est une politique dans l’ordre de l’avoir. Ce sont là des enjeux très concrets. On entend les gouvernements conservateurs dire qu’il faut libérer les énergies, mais ils agissent en donnant plus d’argent à ceux qui ne savent déjà pas quoi en faire (le taux d’épargne des catégories les plus aisées est en France de 40%) et en en prenant un peu plus à ceux qui en manquent.

Si on se demandait quel est le potentiel d’énergie créatrice présent dans toute la population, on verrait que le potentiel d’énergie des victimes de la guerre économique est beaucoup plus important : il est plus brimé que chez d’autres et elles sont plus nombreuses. Il faut créer des environnements (en matière monétaire, en matière éducative et en matière d’équipements sociaux) tels que leur potentiel puisse être véritablement libéré.

Une vision utopique ?

Je parle plus de réalisme anthropologique que d’utopie, parce que ça concerne l’essentiel de notre réalité humaine. Nos soucis relatifs au sens de notre vie, à notre nourriture, à l’air que nous respirons, etc., couvrent tout notre temps de vie, et même un peu plus puisqu’on sait bien que la période prénatale joue un rôle important. Une vraie politique des temps de vie devrait avoir cette ampleur. Or aujourd’hui nous avons des politiques centrées sur les 10 % de temps de vie en moyenne consacrés au travail rémunéré. Il en est ainsi pour le financement de la protection sociale alors que celle-ci concerne tout notre temps de vie. Il n’est pas étonnant que nous ayons des problèmes. Le réalisme n’est pas dans le choix qu’on a fait.

Michel de Certeau appelle çà le poids des langages antérieurs. Dans ce qui nous arrête, il n’y a pas que la servitude volontaire, il y a aussi toutes les représentations antérieures. Nous continuons à vivre nos sociétés sur le modèle des sociétés industrielles du XIXème siècle. Or nous sommes dans des sociétés radicalement différentes. Le vrai réalisme, ce serait plutôt de reconnaître, par exemple, l’importance de l’enjeu éducatif ou de prendre en considération les qualités de sommeil ! On passe près du tiers de notre temps de vie à dormir. Le sommeil est une formidable reconfiguration de nos énergies physiques et mentales. Il est aussi créatif. Une mauvaise qualité de sommeil est très dommageable pour la qualité de l’intelligence collective d’une population. Nos schémas antérieurs continuent à nous faire considérer le sommeil comme il y a encore cinquante ans, quasiment comme une perte de temps.

Débattre et coopérer

Nous sommes plusieurs, dans le cadre d’associations de citoyenneté, à souhaiter que l’échéance de la prochaine élection présidentielle soit l’occasion pour nos concitoyens de débattre de toutes ces questions. Tout aussi bien la proposition du revenu maximal que la proposition de politiques de temps de vie, que les questions liées au mal développement et au mal-être comme causes du sous-développement. Au moins que ce soit débattu, discuté !

Dans un processus qui s’apparente à de la socio-économie, évidemment une grande partie de ceux qui sont en posture de dominance économique ou politique font autant partie du problème que de la solution. Ils sont accros eux-mêmes, ils ont un côté grands malades. C’est pour ça que la première ligne d’une nouvelle stratégie c’est de faire advenir d’abord de l’énergie créatrice du côté de tous les acteurs qui veulent vivre des logiques de coopération plutôt que des logiques guerrières, et des logiques de coopération éprouvées dans la joie de vivre !

Selon l’analyse transactionnelle, il existe cinq messages qui nous empoisonnent la vie : « Dépêche-toi. Sois fort. Fais des efforts. Sois parfait. Fais plaisir ! » Ce sont trois messages guerriers et deux messages puritains. Si on considère que ces problèmes de mal-être sont des problèmes d’éthique, l’alternative à ce modèle guerrier et puritain ce n’est pas un autre modèle guerrier et puritain, comme la plupart des modèles révolutionnaires l’ont été dans d’autres tentatives alternatives. Et c’est pour ça qu’ils ont échoué.

L’alternative, c’est un modèle de coopérateurs mais de coopérateurs non puritains capables de sortir des attitudes sacrificielles que l’on voit souvent dans le militantisme traditionnel. Ce sont donc des coopérateurs ludiques et festifs ou ce que l’on appelle de plus en plus les « créatifs culturels » dont des études nous disent qu’ils peuvent représenter jusqu’au quart de la population aux Etats-Unis et en Europe. Tout en combattant contre les formes inacceptables de la misère et de la dominance, il importe de créer entre tous ces acteurs des rapports aussi coopératifs et joyeux que possible. Nous aurons alors assez d’énergie créatrice pour nous occuper des grands malades accros du pouvoir et de l’argent. Mais si nous nous mettons d’entrée de jeu dans la dépendance de ces toxicomanes, comment voulez-vous que ces gens-là soient les acteurs de cette transformation. Là aussi, il faut faire preuve de réalisme !

Eléments de bibliographie : Karl Polanyi : La Grande Transformation, (éd. Gallimard), L’émergence des créatifs culturels (éd Yves Michel) ; Fernand Braudel : La dynamique du capitalisme ; Dominique Meda : Qu’est ce que la richesse ? (éd. Flammarion) ; rapports mondiaux sur le développement humain édités par le Programme des Nations unies pour le développement.

Patrick Viveret

Philosophe, Patrick Viveret est conseiller référendaire à la Cour des Comptes. Il anime le centre international Pierre Mendès-France et collabore à la lettre (électronique) Transversales Science Culture. Il est l’auteur du rapport Reconsidérer la Richesse (éd. de l’Aube)

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