La discrimination positive comme outil pour combattre la misère ?

Eric Keslassy

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Eric Keslassy, « La discrimination positive comme outil pour combattre la misère ? », Revue Quart Monde [En ligne], 192 | 2004/4, mis en ligne le 05 mai 2005, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1335

La discrimination positive n’est pas seulement un moyen d’intégrer les « minorités visibles ». Il s’agit aussi d’un principe qui peut être appliqué en matière de protection sociale. En effet, instituer des inégalités entre les citoyens pour essayer d’en rapprocher un plus grand nombre de l’égalité revient également à mettre en place une politique dite de discrimination positive. Son principal objectif : combattre la misère.

Tout en relançant le débat autour de la discrimination positive, la récente controverse provoquée par la nomination d’un « préfet musulman » est à l’origine d’une immense confusion : la discrimination positive consisterait uniquement à mettre en place un traitement préférentiel fondé sur des critères ethniques ou religieux. Or, l’idée de favoriser ainsi l’intégration des « minorités visibles », suivant le modèle en vigueur aux Etats-Unis - l’« affirmative action » – depuis le milieu des années 60, a suscité une vive réprobation. Anticonstitutionnelle1 et présentée comme pouvant renforcer le communautarisme, cette démarche est violemment dénoncée. Pourtant le principe sur lequel repose la discrimination positive est tout à fait applicable et ne doit donc pas être rejeté : il s’agit d’« instituer des inégalités formelles pour lutter contre des inégalités de fait »2. En s’appuyant seulement sur des critères socio-économiques – sans jamais se référer à un caractère « inné » comme la couleur de la peau ou « culturel » comme l’ethnie ou la religion – pour sélectionner ceux qui pourront bénéficier d’une telle politique, la discrimination positive est une méthode qu’il est possible d’utiliser3 Dans ce cadre, elle cherche à tenir compte des désavantages (et donc des avantages) sociaux et/ou économiques des individus au moment de la conception d’une réforme – ou suivant une formule un peu trop lapidaire de « donner plus à ceux qui ont moins ». L’objectif de la discrimination positive « socio-économique » vise alors à établir l’égalité grâce à l’équité : des « détours inégalitaires » peuvent s’avérer, dans certains cas, plus efficaces que l’égalité de traitement.

Un Etat-Providence égalitaire

L’objet de cet article est de montrer qu’en matière de protection sociale, il est urgent de davantage pratiquer une discrimination positive entre les citoyens si l’on souhaite lutter efficacement contre la misère. En France, la redistribution continue d’être trop largement conçue en référence aux trois « U » du rapport Beveridge (Universalité, Uniformité, Unité) – qui remonte, rappelons-le, à 1942 ! Aujourd’hui, force est de constater que les insuffisances d’une politique sociale fondée sur un Etat-Providence égalitaire sont criantes. La situation économique et sociale actuelle est en effet particulièrement préoccupante : alors que les autorités gouvernementales semblent enfin se souvenir de la nécessité de renforcer la cohésion sociale de notre pays, la montée des inégalités ne se dément pas. Les rapports qui le démontrent se succèdent : le dernier en date4, rédigé par le Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale, cet institut dirigé par Jacques Delors, signale que la France compte plus d’un million d’« enfants pauvres »5. En outre, chacun sait que plus de quatre millions de Français vivent en dessous du seuil de pauvreté, que le nombre de « travailleurs pauvres » ne cesse d’augmenter et que les associations d’aide aux plus démunis sont largement débordées6 Devant ce constat, comment continuer à croire que l’égalité proviendra de l’égalité ? Prenons un exemple : deux familles avec le même nombre d’enfants mais ayant des ressources très différentes ne doivent-elles pas être considérées différemment ? Apparemment pas puisque au-dessus de deux enfants, les allocations familiales sont données sans condition de ressources. Un rapprochement égalitaire ne commande-t-il pas d’accorder l’allocation familiale uniquement aux familles qui en ont véritablement besoin ? Comme l’universalité des prestations sociales ne permet plus de créer une solidarité suffisante7, il est devenu impératif de passer outre l’égalité, pour mieux l’atteindre, en privilégiant une démarche qui relève de la discrimination positive.

Un Etat-Providence plus sélectif ?

Dans cette perspective, l’égalité ne doit plus être comme un moyen mais bien comme un résultat. C’est exactement le dessein de la discrimination positive « socio-économique ». Tenter de le réaliser suppose de promouvoir un Etat-Providence davantage sélectif : puisque les dispositifs sociaux ne peuvent plus aider tout le monde, ils doivent d’abord secourir les plus démunis. Parce que le nombre d’« enfants pauvres » est élevé, il faut prôner un relèvement substantiel des prestations familiales liées à la présence d’enfants centré sur les familles du bas de la distribution des revenus. Attendu que le nombre de Français qui vivent en dessous du seuil de pauvreté est considérable, l’allocation des ressources doit être, avant tout, (ré)orientée vers ceux qui en sont le plus dépourvus. On l’a compris : contre le dogme de l’universalité qui persiste, il s’agit d’accroître considérablement la sélectivité des prestations sociales en les plaçant – même temporairement – sous condition de ressources avec un plafond relativement bas. Compte tenu des contraintes budgétaires, imposées par le « pacte de stabilité » européen, et le rationnement des ressources dû à une croissance « molle », « donner plus à ceux qui ont moins » oblige à donner moins à ceux qui ont plus. Comme l’objectif reste la réduction des inégalités, cette discrimination entre les citoyens est « positive ». Néanmoins, elle pourrait être désapprouvée par une large partie de l’opinion : en premier lieu, les classes moyennes qui ne bénéficieraient plus autant des aides de l’Etat et, d’une façon générale, on ne manquerait pas de dénoncer l’accoutumance à l’assistance et le développement de l’irresponsabilité des plus nécessiteux. On parlerait sans doute même d’un « effet boomerang » : le ciblage des prestations sociales provoquerait un fort sentiment d’exaspération chez les plus aisés qui ne comprendraient pas les privilèges accordés aux plus démunis. Alors, il faut leur expliquer...

Un voile d’ignorance

Au moins deux grands arguments peuvent être retenus. Le premier est de nature philosophique : revenons sur la démonstration proposée par Rawls8 et imaginons de placer les citoyens sous un « voile d’ignorance » avant de leur demander de définir les principes d’une société démocratique juste. Dès lors, les individus ne connaissent pas (ou plus !) à l’avance la position sociale qu’ils occuperont effectivement dans la société, une fois que celle-ci sera constituée. Chacun est donc obligé de se mettre dans les souliers des plus démunis9 et, plus personne, même le plus égoïste n’a intérêt à occulter la question de la justice sociale et des inégalités. Rawls explique que les citoyens s’entendent sur « le principe de différence » qui stipule que les inégalités économiques et sociales sont admises pourvu qu’elles aient pour effet d’améliorer le sort des plus défavorisés. La justice sociale peut supposer de mettre en place des inégalités pour combattre la misère. N’est-ce pas le projet de la discrimination positive « socio-économique » appliquée à la protection sociale ? Il faut proposer ce petit jeu du « voile d’ignorance » à nos décideurs, car tant que ceux qui peuvent faire changer les choses, ne prennent pas (intellectuellement ou symboliquement) la place des plus déshérités, on continuera de faire mine que l’égalité peut être obtenue spontanément, grâce à une égalité de droit qui a pourtant largement démontré son inefficacité.

Une croissance relancée

Le second argument destiné à convaincre ceux qui douteraient de la nécessité de mettre en vigueur une profonde discrimination positive en matière de protection sociale est d’ordre économique : suivant une logique keynésienne, il est possible d’affirmer que cette méthode est un moyen efficace de relancer durablement la croissance. L’idée est simple : les plus pauvres consommeraient forcément ce surplus de revenus qui leur serait attribué – puisqu’ils ne réussissent pas à satisfaire l’ensemble de leurs besoins – ce qui aurait un impact extrêmement bienvenu sur la création des richesses. En des termes plus savants : les ménages à bas revenus ont une « propension marginale à consommer » beaucoup plus forte que les ménages ayant des revenus plus élevés10 Alors que ces derniers se servent des allocations pour alimenter leur épargne, les plus défavorisés utilisent les aides sociales avant tout pour consommer. En résulte un effet immédiat et direct positif sur la croissance économique qui, elle, profite à tous. Cette analyse d’essence keynésienne n’est absolument pas contestable. Pourtant, elle n’est pas encore parfaitement intégrée par ceux qui détiennent le pouvoir...

Une certitude : actuellement, il n’est plus possible de se contenter de donner à tous par le biais des prestations sociales et de reprendre aux plus aisés par le biais des impôts. D’autant qu’en choisissant d’augmenter des taxes qui touchent les ménages également quels que soient leurs revenus (comme, par exemple, la taxe sur le gazole) et de baisser l’impôt le plus progressif du système fiscal français – l’impôt sur le revenu – le gouvernement n’a pas, jusqu’à présent, fait la preuve de sa volonté d’établir une société plus juste. Les derniers résultats électoraux le conduiront peut-être à comprendre que la discrimination positive est un outil pour combattre la misère...

1 Le premier article de la Constitution de la Vème  République (4 octobre 1958) stipule que « la France est une République indivisible, laïque
2 De la discrimination positive, Eric Keslassy, Rosny-Sous-Bois, Bréal, 2004, p. 10.
3 Avec des résultats plutôt encourageants, la France a déjà opté pour cette discrimination positive « socio-économique » dans différents domaines : l’
4 17 février 2004.
5 Ce chiffre correspond aux enfants de moins de 18 ans dont la famille perçoit des revenus se situant en dessous du seuil de pauvreté. Si l’on retient
6 N’ont-elles pas demandé aux Français d’être plus généreux « pour répondre à un raz de marée de la misère » ? Cinquante ans plus tard, l’Abbé Pierre
7 En 1999, les prestations sociales soumises à une condition de ressources ne représentaient en France que 12 % du total des dépenses de protection
8 Théorie de la justice (1971), John Rawls, Paris, Seuil, 1987.
9 La probabilité de partager le sort des plus mal lotis est très élevée puisque les pauvres sont toujours beaucoup plus nombreux que les riches.
10 La « propension marginale à consommer » mesure la part qu’un ménage va consacrer à la consommation lorsqu’il connaît une hausse de ses revenus. Si
1 Le premier article de la Constitution de la Vème  République (4 octobre 1958) stipule que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion »
2 De la discrimination positive, Eric Keslassy, Rosny-Sous-Bois, Bréal, 2004, p. 10.
3 Avec des résultats plutôt encourageants, la France a déjà opté pour cette discrimination positive « socio-économique » dans différents domaines : l’éducation avec les zones d’éducation prioritaires (ZEP), l’enseignement supérieur suite à l’initiative de Sciences-Po Paris et la politique de la ville avec l’établissement des zones franches urbaines (ZFU).
4 17 février 2004.
5 Ce chiffre correspond aux enfants de moins de 18 ans dont la famille perçoit des revenus se situant en dessous du seuil de pauvreté. Si l’on retient le critère européen, ce sont près de deux millions d’enfants qui vivent ainsi dans notre pays.
6 N’ont-elles pas demandé aux Français d’être plus généreux « pour répondre à un raz de marée de la misère » ? Cinquante ans plus tard, l’Abbé Pierre n’a-t-il pas été obligé de renouveler son appel de l’hiver 54 ?
7 En 1999, les prestations sociales soumises à une condition de ressources ne représentaient en France que 12 % du total des dépenses de protection sociale. Encore faut-il préciser qu’en raison d’un plafond placé très haut, une grande partie de ces prestations sociales accordées sous condition de ressources n’exclut qu’une très faible proportion de ménages.
8 Théorie de la justice (1971), John Rawls, Paris, Seuil, 1987.
9 La probabilité de partager le sort des plus mal lotis est très élevée puisque les pauvres sont toujours beaucoup plus nombreux que les riches.
10 La « propension marginale à consommer » mesure la part qu’un ménage va consacrer à la consommation lorsqu’il connaît une hausse de ses revenus. Si les ménages à bas revenus ont une « propension marginale à consommer » forte, ils ont une « propension marginale à épargner » faible. C’est le contraire pour les ménages à hauts revenus

Eric Keslassy

Eric Keslassy, sociologue, est chercheur à l’université Paris IX-Dauphine. Il est notamment l’auteur de Démocratie et égalité (Bréal, 2003) et De la discrimination positive (Bréal, 2004).

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