Voleurs d’enfants ?

Jürg Meyer

p. 46

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Jürg Meyer, « Voleurs d’enfants ? », Revue Quart Monde, 178 | 2001/2, 46.

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Jürg Meyer, « Voleurs d’enfants ? », Revue Quart Monde [En ligne], 178 | 2001/2, mis en ligne le 05 novembre 2001, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1728

De 1926 à 1973, l’organisation « Pro Juventute » a procédé au retrait des enfants des gens du voyage : c’était l’opération « Kinder der Landstrasse ». La Suisse a officiellement présenté ses excuses. Des recherches ont été entreprises et des dédommagements modestes ont été versés aux institutions représentatives des gens du voyage. Néanmoins la vie de ces derniers reste dure.

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Enfance, Placement

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Suisse

Walter Wegmüller, né à Zurich en 1937 – aujourd’hui artiste peintre reconnu – a décrit sa vie dans un article du magazine bâlois Basler Zeitung en date du 4 octobre 1980, à l’occasion du festival des gens du voyage. Enlevé à sa mère trois jours après sa naissance, il a vécu dans des foyers et des familles d’accueil. Finalement, il a fait un apprentissage de peintre en bâtiment. Il a toujours gardé la volonté passionnée de connaître ses parents. Il a effectué des recherches dans divers registres d’adresses pour y trouver leur nom et il découvrit un jour une femme qui possédait un kiosque. Il lui rendit visite, lui parla, lui demanda une paire de lunettes de soleil et il reçut cette réponse spontanée : « Tu es mon fils. »

A l’occasion du même festival, Thérèse Haefeli a décrit l’enlèvement de ses enfants : « Entre 1946 et 1952 on m’a enlevé cinq enfants. L’un d’eux m’a été enlevé immédiatement après sa naissance et a été “vendu”, c’est-à-dire mis à l’adoption. Pour le deuxième enfant, deux agents de police étaient venus avec une assistante sociale. J’avais un chien à mes côtés, un pistolet dans la main droite, mon bébé sur le bras gauche et je leur ai crié : “ Celui qui touche mon enfant va mourir. ” Un policier a dit alors : “ Cette femme n'habite pas derrière la lune, on ne peut pas lui enlever. ” Un peu plus tard cet enfant a attrapé la coqueluche. Sa commune d’origine, Malignasco, était dans l’obligation de payer l’hôpital. Aussi avisa-t-elle “ Pro Juventute ”, qui se chargea de tous les frais à condition de pouvoir disposer librement de l’enfant. Celui-ci mourut ensuite à l’âge de 16 mois et “ Pro Juventute ” ne m’en a informée qu’après l’enterrement. Un autre de mes enfants a été placé dans un couvent. On a changé le nom de mon quatrième... Pendant vingt ans, je n’ai ni vu mes enfants ni entendu quelque chose de leur part. »

L’influence du racisme

Ce sont des destins semblables qui ont affecté de 1926 à 1973 les gens du voyage, soit quelque 35 000 personnes.

La situation fut cependant pire pour les Sintis et les Roms. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, ceux-ci étaient venus chercher un abri en Suisse. Mais, lorsque celle-ci fut encerclée par les pays de l’Axe, ils furent renvoyés au-delà de la frontière tout comme les réfugiés juifs. Beaucoup moururent dans les camps de concentration. En 1970, la revue Beobachter (Observatoire) déclencha un débat public sur toutes ces réalités brutales.

Mais pourquoi le professeur de lycée retraité, Alfred Siegfried, a-t-il lancé cette opération « Kinder der Landstrasse », lui que les enfants surnommèrent le « diable en chocolat » ? Le conseiller fédéral Giuseppe Motta avait déjà écrit en 1923 une lettre à « Pro Juventute » pour lui demander d’entreprendre quelque chose contre les mauvaises habitudes de ces « réparateurs de bouilloires ». Le conseiller fédéral, Heinrich Haeberlin, président de la fondation « Pro Juventute » de 1924 à 1937, désigna publiquement les gens du voyage comme une tache noire dans le paysage suisse. Dans une société industrialisée et organisée avec un système de normes à mailles serrées, on ne voyait apparemment plus de place pour les gens du voyage.

Les sociétés démocratiques de ces années-là avaient plus ou moins adopté les thèses raciales, qui s’avéraient déterminantes pour une politique voulant empêcher la reproduction des gens du voyage à cause de leur mauvaise hérédité. On ne s'est jamais demandé pourquoi, dans presque toute la Suisse, les autorités, les tribunaux, les magistrats ont consenti à l'opération « Kinder der Landstrasse ». C’était un conformisme terrible qui peut toujours recommencer.

Colère et horreur

La demande la plus importante des gens du voyage organisés dans « La coopérative de la roue » et dans « Pro Tzigana Svizzera » est d’avoir accès à leurs dossiers personnels. A la suite de débats passionnés, ces dossiers ont été transmis aux archives fédérales où ils peuvent être consultés par les familles concernées. Pour permettre une recherche historique d’ensemble, le Conseil fédéral a accordé la modeste somme de 50 000 FS (soit 200 000 FF).

Le 5 juin 1998, le département fédéral de l’Intérieur et de la Police a publié l’étude de Roger Sablonier, Thomas Meier et Walter Leimgruber. A la fin de celle-ci, les auteurs expriment leur colère et leur horreur. « Les pires craintes se sont concrétisées. » La conseillère fédérale Ruth Dreifuss en a été très touchée.

En décembre 2000, la commission d’experts sous la direction de l’historien Jean-François Bergier, chargée de la recherche sur l’implication de la Suisse dans les crimes commis par les Nazis, a publié une étude sur la politique tzigane suisse pendant cette période.

Le 3 juin 1986, le conseiller fédéral Alphonse Egli s’est excusé officiellement pour les injustices commises et « Pro Juventute » a fait de même le 6 mai 1987. Une commission du département de la Justice et de la Police a publié, en coopération avec les représentants des gens du voyage, une étude sur « Les gens du voyage en Suisse, leur situation, leurs problèmes, leurs recommandations ». Cette étude demande en premier lieu le respect de la culture des gens du voyage. Un fonds de réparation d’un montant modeste (11 millions de francs suisses) a été crée. Pour le dédommagement des Sintis et des Roms, des moyens supplémentaires ont été dégagés, qui proviennent du Fonds Holocauste, créé par le Conseil fédéral et doté d’un montant total de 273 millions de francs suisses.

L’étude de la commission d’experts du département fédéral de la Justice et de la Police de 1983 recommandait de créer un réseau de lieux de séjour pour les gens du voyage. Depuis, quelques communes ont établi de tels espaces, très souvent après des débats politiques difficiles. Il y a donc quelques aires de stationnement mais cela ne suffit pas encore. La place des gens du voyage dans la planification des zones demeure peu satisfaisante. La pénurie d’espace pour cette population est due au fait qu’elle est interdite de séjour dans les zones industrielles, artisanales et agricoles. On espère que grâce aux accords bilatéraux entre la Suisse et l’Europe, les gens du voyage pourront bénéficier du droit de libre échange !

Normalement les gens du voyage habitent des lieux fixes de l’automne au printemps et voyagent pendant les mois d’été. Cette pratique rend plus facile la fréquentation des écoles. Et les familles disent que la compréhension des écoles à l’égard de leur culture s’est améliorée.

Mais il reste toujours la difficulté d’obtenir une patente pour l’exercice d’un métier. Il faut la renouveler d’un canton à l’autre, ce qui entraîne des coûts considérables. Dans certaines communes, elle est contrôlée à chaque arrivée. Une nouvelle loi sur le métier des voyageurs devrait apporter des améliorations. Soumise aux deux chambres parlementaires, le 29 juin 2000, par le Conseil fédéral, elle prévoit qu'une patente émise dans un canton sera valable pour toute la Suisse. Mais elle ne pourra entrer en vigueur qu’après son adoption par les chambres parlementaires, au plus tôt le 1er janvier 2002.

Les jeunes placés en Finlande

En Finlande, le premier foyer pour enfants a été créé en 1750. Après la grande famine des années 1860, beaucoup de foyers furent fondés. La Grande guerre civile de 1918 en a augmenté le nombre et la Deuxième Guerre mondiale a eu des conséquences dramatiques pour 50 000 enfants devenus orphelins.

La réglementation relative au bien-être des enfants faisait partie de la législation générale jusqu’à l’introduction de la première loi sur le bien-être des enfants, en 1936. Cette législation a subi bien des réformes depuis 1970. Pendant les années 1990, le nombre des enfants placés en dehors de leur famille s’est accru constamment.

En 1987 : 8 395 enfants placés, dont 4 645 en familles d’accueil et 3 750 en institutions.

En 1998 : 12 132 enfants placés, dont 5 577 en familles d’accueil et 6.555 en institutions.

Selon une étude basée sur un questionnaire auquel 50% des jeunes interrogés ont répondu, 94% des jeunes placés avaient des contacts réguliers avec leur mère biologique, 62% avec les frères et sœurs, 56% avec leur père. Moins de la moitié gardait des relations avec les grands-parents.

D’après un document préparatoire au Forum européen pour le Bien-être de l’Enfance tenu à Bruxelles en janvier 2001.

Jürg Meyer

Journaliste à Basler Zeitung, Jürg Meyer, né en1938, est depuis longtemps engagé avec les pauvres. Il est président du Mouvement ATD Quart Monde en Suisse.

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