Réflexion sur la presse

Jürg Meyer

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Jürg Meyer, « Réflexion sur la presse », Revue Quart Monde [En ligne], 138 | 1991/1, mis en ligne le 05 août 1991, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5185

En vue d’un réel partenariat, la crédibilité des personnes et familles en grande pauvreté est aussi tributaire de la manière dont la presse en parle et, par conséquent des moyens qu’elle se donne pour s’informer et comprendre.

Depuis le 17 janvier 19911, nous nous rendons compte de ce que représentent les médias pour la population. Les gens, avides de nouvelles, passent tout leur temps libre, jour et nuit, devant l’écran de leur télévision. Et, paradoxalement, ils ne peuvent voir la vulnérabilité des habitants de Bagdad ou de Tel-Aviv dans leurs maisons et leurs masures, la plupart d’entre eux sans abris antiaériens.

A côté de la communication des nouvelles du terrain, la presse accomplit d’autres tâches importantes :

- elle exerce un contrôle sur les institutions de l’Etat, de l’économie et de la société ;

- elle rend publiques les réclamations exprimées par la population contre les représentants de la société ;

- elle mène des débats publics qui doivent intéresser toutes les couches de la population.

Le partenariat des pauvres suppose qu’ils soient partie prenante de ces fonctions de la presse. Des citoyens pauvres se tournent régulièrement vers la presse. Ils téléphonent ou se présentent au journal, mais il leur est très difficile d’être vraiment pris en compte. Et nous, journalistes, nous avons beaucoup de mal à faire valoir leurs besoins.

D’un côté, la presse à sensation aborde souvent des faits qui les concernent. Il est choquant d’y voir les personnes présentées avec leurs vrais noms et lieux d’habitation, et leur vie privée mise sur la place publique. Elles sont montrées, avant tout, comme des cas extraordinaires, de façon scandaleuse et révoltante. Les journalistes ne doivent-ils pas rechercher la protection de leur anonymat ?

D’un autre côté, il existe une presse qui s’efforce sérieusement de prendre en compte les intérêts des pauvres, lorsqu’ils lui demandent de les défendre.

Toutefois, dans la pratique, il apparaît que les pauvres sont vulnérables car une administration, par exemple, réagit lorsqu’elle se sent mise en cause.

En Suisse, en effet, une autorité critiquée a le droit de faire apparaître un contre- article. Pour se disculper, elle aura tendance à présenter des fautes présumées ou réelles imputées aux personnes concernées. Et ces dernières, à cause du caractère public de la discussion, peuvent tomber dans une situation encore plus difficile.

Les journalistes sérieux prévoient de telles éventualités. Ils entreprennent des recherches précises avant d’écrire leurs articles et de les faire paraître. Ainsi beaucoup d’articles concernant la discrimination ou la pauvreté ne sont jamais publiés parce que les personnes dont ils parlent se révèlent trop vulnérables.

A mon avis, nous autres journalistes, pouvons souvent dépasser ces embûches, et dans de telles situations, assumer des fonctions de médiateurs pour faire mieux comprendre leur point de vue.

Souvent dans la presse, les pauvres sont présentés comme des cas isolés, et maintenus dans leur isolement. Lorsque des personnes seules se tournent vers eux, les journalistes pourraient se poser des questions sur leurs origines sociales. Si une ou plusieurs personnes vivent des situations pénibles semblables, ils ont à se demander dans quelle mesure ces situations touchent une multitude de gens. Ainsi à partir du sort individuel des personnes seules, ils découvriraient le sort collectif des couches de populations défavorisées, et passeraient du discours sur un individu à un discours plus politique.

C’est probablement ce qu’on a trop omis de faire pendant des décennies. Dans la presse, comme partout, les pauvres ont été perçus comme des « cas » et ont été enfoncés dans un isolement plus grand encore.

En Suisse, depuis 1965, le Mouvement ATD Quart Monde affronte cette réalité. Il a été le premier à parler2du destin collectif de toute une population vivant l'exclusion, de sa dignité humaine blessée, et des droits de l’homme qui sont ainsi déniés.

Ce n’est qu’après les crises économiques de 1974-1977 et surtout de 1980-1981 que d’autres groupements ont aussi commencé à parler de pauvreté globale. La conjoncture leur a offert une occasion immédiate : de nombreux chômeurs restaient pour toujours exclus du marché du travail. Aujourd’hui, c’est la crise du logement qui s’installe de plus en plus au cœur des débats sur la pauvreté ; ces dernières années, Ernest Sieber, pasteur des sans-abri à Zurich, a dénoncé leur nombre croissant.

Ces groupements étaient surtout des associations d’entraide, comme le mouvement Caritas, le mouvement suisse pour l’aide aux ouvriers et la « Kovive. » Ils ont eu le mérite de déclencher le débat public sur le thème de la pauvreté, et d’y intéresser des gens des Eglises et du mouvement ouvrier.

Ces associations n’en sont pas restées à des œuvres concrètes d’assistance, elles ont identifié les groupes de personnes, plus nombreux qu’auparavant, en quête de soutien. Et pour approfondir leur expérience, elles ont fait des études sur ces groupes. Parmi eux sont apparus en priorité les parents seuls, puis les familles à bas revenus, les personnes âgées sans rente permettant une existence décente, les handicapés, les malades, les alcooliques, les drogués, les chômeurs de longue durée, les sans-abri, les malades du sida, etc.

Néanmoins, malgré tous les mérites de ces associations humanitaires, elles sont tentées de se tourner dans chaque catégorie, vers les mieux intégrés, les plus « présentables » et risquent de négliger les plus marqués par la misère, les plus humiliés. Il est important de les questionner sur ceux-là.

Il reste que ces groupes ont permis, par exemple, d’introduire le débat sur la pauvreté dans la Conférence suisse pour l’Assistance publique et dans les services sociaux des communes et cantons. Ceux-ci ont constaté que dans les vingt dernières années, le chiffre des personnes vivant dans la misère a augmenté de façon importante. Aujourd’hui, le Fonds national suisse, ainsi que plusieurs cantons, entreprennent des études larges sur la pauvreté.

En sortira-t-il une connaissance des pauvres qui rendra justice à leur dignité ? Pourront-ils présenter eux-mêmes leur histoire, leur présent et leur futur ?

Actuellement se créent des mouvements qui, grâce à des documentations approfondies, mettent en lumière le destin de catégories particulières. Parmi celles-ci, on peut trouver des victimes (adultes et enfants) de violences sexuelles. Pour elles, on a installé des maisons d'accueil, des lignes téléphoniques d’urgence. Ces institutions connaissent une grande demande, mais de telles initiatives en faveur de victimes suscitent inévitablement des éléments d’accusations contre les auteurs de ces actes. Là encore, les plus démunis, victimes ou acteurs, sont les plus vulnérables à la publicité faite dans ces circonstances. Le sérieux et le sens de l’engagement de ces groupements sont évidents. Mais là encore, il faut les questionner.

A mes yeux, le journaliste ne peut se satisfaire de laisser aucune personne dans la misère à sa solitude pour toujours. En montrant au grand jour les signes de l’humiliation et du désespoir, là où d’autres croient seulement pouvoir condamner, en montrant aussi les signes du refus de la misère là où les préjugés ne font voir que le fatalisme, le journaliste affecte favorablement la crédibilité des plus pauvres. Il contribue à créer les conditions pour qu’ils soient traités en partenaires.

1 Traduit de l’allemand.
2 Voir « Des Suisses sans nom, les heimatloses d’aujourd’hui », Hélène Beyeler-Von Burg, Ed. Science et service Quart Monde, 1984.
1 Traduit de l’allemand.
2 Voir « Des Suisses sans nom, les heimatloses d’aujourd’hui », Hélène Beyeler-Von Burg, Ed. Science et service Quart Monde, 1984.

Jürg Meyer

Jürg Meyer est né en 1938 à Bâle (Suisse) Juriste de formation il a d’abord travaillé deux ans au tribunal civil de cette ville. Depuis 1969, il est journaliste. D’abord au National Zeitung, puis au Basler Nachrichten qui en est issu. De 1961 à 1964, il a fait plusieurs chantiers d’été à Noisy-le-Grand, dans le bidonville. Il a participé à la fondation de la branche suisse du Mouvement et en est le président.

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