Je développerai une vision générale en trois points. Le premier est que nous devons raisonner en fonction d’une conjoncture politique bien meilleure.
L’évolution libérale à laquelle on assiste depuis vingt ans ne va, à mon avis, ni s’accentuer ni même continuer. Nous avons vécu depuis dix ans, plus qu’à n’importe quelle autre époque de notre histoire, dans un système extrêmement capitaliste. L’économie est devenue mondiale alors qu’il n’existe aucun pouvoir politique et social qui soit mondial ; elle ne peut donc, dit-on, être contrôlée par personne.
Certes en France, 50% des revenus mensuels sont distribués par l’Etat. Mais le « welfare » n’aide pas les plus pauvres : il maintient et même renforce la position de certaines catégories moyennes.
Je fais le pari que nous allons entrer dans une période où il va y avoir une poussée des salaires. On ne le sent pas encore, bien qu’il y ait une insuffisance d’offres de travail dans certains domaines mais, au cours de ces vingt dernières années, la part du travail dans le revenu national a considérablement baissé.
La politique de Tony Blair a un aspect très important, auquel la France se rallie : il doit y avoir une distance suffisamment grande entre le SMIC et le revenu assisté de manière à donner envie de travailler. Si on vous donne la même chose à trois cents francs près, pourquoi iriez-vous vous fourvoyer dans un bureau ou une usine ? Ce qui veut dire qu’il faudra augmenter le SMIC…
Nous sommes entrés dans un climat de croissance, plus favorable au monde salarié. Nous ne sommes plus dans un monde où règne la pensée unique. Nous entrons dans une période où de vieilles formes de l’intervention étatique vont continuer à disparaître mais où d’autres vont se développer. Donc je me place dans une perspective que je n’appellerai pas optimiste, surtout en fonction des catégories de la population qui vous intéressent, mais je dis avec une certaine netteté que je crois à la fin de ce capitalisme sauvage.
Une tolérance inacceptable
Par contre, et c’est mon deuxième point, on peut tout à fait imaginer que perdure la tendance actuelle où chaque société occidentale tolère 15 à 20% de pauvres, le Mexique 50% et des pays plus démunis 80 %. Le problème essentiel est cette exclusion ! Il est incroyable que des pays riches comme la France, l’Allemagne, les Etats Unis, l’Angleterre acceptent quelques 15% de personnes hors-jeu. Ici j’ai une vision négative.
Dans l’état actuel des choses, les pressions les plus fortes viennent de ceux qui sont socialement intégrés (je ne parle pas des gens très riches) alors que ceux qui sont « dehors » ont une faible capacité de pression, sont isolés, non représentés. Pour que les 15% les plus mal lotis voient leur situation s’améliorer, il faut qu’il y ait un changement d’attitude profond.
Dans des pays comme la France ou les Etats Unis, s’il y a des exclus c’est parce qu’on les exclut. Je veux dire que ces pays-là peuvent parfaitement créer une situation acceptable pour tout le monde. Ce n’est pas l’argent qui manque. La question est de savoir comment, dans cette situation globale plus favorable, les avantages à distribuer peuvent aller prioritairement vers les catégories les plus pauvres plutôt qu’à des catégories moyennes. Sortir de l’ornière des gens pauvres, même s’ils sont nombreux, ça coûterait beaucoup moins d’argent que donner 10% ou 20% de plus aux plus riches.
Nous devons inventer d’autres modes d’intervention sociale. Bien sûr il ne faut pas supprimer la sécurité sociale, mais remplacer une vision centralisatrice, administrative, par une vision plus décentralisatrice, plus proche du terrain. Que soit reconnue la nécessité d’une intervention plus sociétale et moins étatique, s’appuyant davantage sur les associations et mobilisant aussi l’opinion publique. Autrement dit, il s’agit de faire arriver de l’argent et des moyens culturels, éducationnels, sociaux par priorité dans un certain secteur de la population. La nouvelle politique ne doit pas séparer les allocations d’assistance de tous les autres éléments d’intervention.
Daniel Fayard : Actuellement les connaissances relatives à la pauvreté sont largement marquées par des critères économiques et prennent peu en compte la dimension culturelle des situations…
A.T. : Vous avez tout à fait raison. Qu’on puisse dire « il suffirait de donner de l’argent » me semble une aberration… Maintenant, je voudrais développer trois points de facture proprement sociologique.
– « Ils veulent nous intégrer dans une société désintégrée. »
Nous devons avant tout affirmer que les problèmes relatifs à l’exclusion, y compris ceux qui ont trait à la violence ou à la criminalité, ne s’expliquent ni par la décomposition sociale, ni par le chômage, ni par la crise de la famille. C’est ce qu’on entend dire, mais c’est une explication fausse et dangereuse. Des gens absolument de bonne foi et de bonne volonté croient qu’il faut seulement réinsérer les exclus dans la société. Dans une étude où on demandait à des jeunes de banlieue quelles étaient les catégories sociales qu’ils détestaient le plus, leurs réponses étaient édifiantes : en tête les policiers, ensuite les enseignants et les travailleurs sociaux. Pourquoi ? « Parce que ces gens-là nous trompent, ils veulent nous intégrer dans une société désintégrée. » Bien sûr je ne mets pas en cause l’attitude des enseignants et des travailleurs sociaux, mais il me semble que ces jeunes ont raison.
– « Nos enfants se méfient des autres et les autres se méfient d’eux. »
La situation doit être appréhendée en termes de mépris, voire de haine. Au cœur des situations de pauvreté, il y a une notion de rejet. Aussi la construction des comportements et des relations se fait sur un fond de méfiance.
Un jour, à Brooklyn, deux femmes noires dont les fils étaient en prison ont dit que leurs garçons n’avaient confiance qu’en une seule personne : leur mère. Elles avaient ajouté : « Ils se méfient des autres et les autres se méfient d’eux. » Cette réflexion est importante.
Une tâche absolument primordiale est de faire comprendre ce climat d’hostilité. Si je ne retiens que la nécessité d’une rééducation ou d’une réinsertion, cela revient à dire que l’explication et finalement la responsabilité des situations de pauvreté sont du côté des pauvres : c’est parce qu’ils sont chômeurs, qu’ils n’ont pas réussi à l’école, qu’ils ont des parents déficients, etc. C’est une problématique insuffisante. Si on ne s’attaque pas au rapport de domination, de rejet, d’hostilité, on ne changera pas fondamentalement la situation, même si on peut l’améliorer.
Je crois qu’il ne s’agit pas d’intégrer des gens dans la société, mais de leur donner ce que j’appellerais des « appuis privés » ou des repères. Mais ce n’est possible que si, du côté des institutions, il y a une ouverture.
– Je voudrais donner un exemple tiré d’auditions au Haut Conseil à l’intégration. Une personne nous a dit : « Il faut distinguer la situation des “ villes ” de banlieue (St Denis, Aubervilliers) et celle des “ zones ” de banlieue (Bobigny, La Courneuve). A St Denis les habitants sont conscients d’être de St Denis. A Aubervilliers ils sont fiers de leur équipe de basket. Là il y a une conscience d’appartenance. » Dans la mesure où j’ai cette vision positive d’une appartenance sociale, mon organisation propre sera plus personnelle et moins marquée par des caractéristiques antisociales.
Voilà les trois points que je voulais exprimer. Je partage entièrement votre insistance sur la famille. L’idée que la famille écrase l’individu est très largement dépassée. Aujourd’hui la très grande majorité des Français sont conscients que la famille permet à un gamin de marcher sur ses deux jambes.
Reconnaissance mutuelle
Il faut donc prendre en compte la réalité familiale avec ses valeurs et ses aspirations. C’est à la fois banal et triste de penser que tant de gens n’ont de l’espoir que pour leurs enfants et plus pour eux-mêmes. Mais en même temps leur confiance en l’école a beaucoup diminué ou même a disparu. Pratiquement, enseignants et parents de familles très pauvres ne se rencontrent pas. Mais il faut comprendre les enseignants. Prenez une fille de vingt-trois ans, qui sort d’un IUFM1, passionnée de littérature anglaise ou de mathématiques. Elle est mise en face de garçons de dix-huit ans qui s’en moquent éperdument. Elle ne sait pas quoi faire !
La famille en tant que telle est un milieu de soutien et d’attente. Mais beaucoup de familles sont démissionnaires. Cependant elles le seraient moins si elles étaient valorisées par d’autres modes d’intervention sociale.
Au moment du débat sur le port du foulard dit islamique par des jeunes filles musulmanes dans les établissements scolaires, nous avons interviewé une centaine de ces filles. La majorité d’entre elles voulaient entrer dans la modernité mais avec leur identité. Certaines disaient que, si elles ne portaient pas leur foulard, leur père ou leur frère ne les laisserait pas aller à l’école, et que par conséquent c’était la condition à respecter pour qu’elles puissent sortir.
Il ne faut jamais oublier qu’il y a des formes de fondamentalisme qui sont modernistes. Ce fut exactement la même chose chez nous en France. En Bretagne par exemple, ce sont les milieux catholiques qui ont « modernisé » la région après la guerre. Ne voulant pas que leurs fils partent à Paris, les parents leur offraient un tracteur. Ainsi, restée sur place, la nouvelle génération a développé formidablement cette région.
Je dirais qu’il faut prendre appui sur des projets culturels. Ceux-ci ne s’identifient pas forcément à des traditions ethniques et peuvent être porteurs d’un certain multiculturalisme.
D.F. : Cela n’implique-t-il pas la médiation d’une vie associative ?
A.T. : Plus globalement celle du milieu socioculturel des familles. Si vous dites à quelqu’un : « Cher monsieur, entrez dans la société française tout nu, sans langue, sans religion, sans tradition », il n’y entrera pas. Tandis que si vous vous appuyez sur son passé vous lui permettez de mieux rebondir : vous le constituez comme personnalité, vous lui laissez ses modes vestimentaires et alimentaires, sa manière de parler, ses croyances, etc. à condition naturellement que cela lui permette de se structurer dans le sens de la modernité. Qu’il y ait aujourd’hui des milieux réactionnaires, qui refusent la modernité, nous l’avons pensé un moment en voyant le formidable développement de l’enseignement religieux dans certains quartiers. Mais en réalité c’est loin d’être négatif.
D.F. : Vous avez dit : il faut une ouverture du côté des institutions. Cela n’implique-t-il pas une meilleure reconnaissance des associations dans les instances consultatives du pays ? Je m’étonne toujours, par exemple, que les mouvements de chômeurs ou les associations populaires ne soient pas mieux représentés.
A.T. : Là, je serai moins positif. Beaucoup de ces associations de « sans travail », de « sans logement » sont des associations sans membres, des groupes intellectuels et politiques qui parlent au nom de gens qui sont peut-être innombrables, mais qui ont une capacité de mise en mouvement extrêmement faible. Avec les « sans papiers », il y avait une participation plus réelle. Il faut privilégier les associations actives.
Mais vous avez raison. Il y a des maires qui ont créé des groupes de quartier, qui s’appuient sur leurs activités et qui font que des gens puissent y développer une identification positive. A cet égard, le sport peut y contribuer grandement, on l’a vu avec l’équipe de France de football. Bien sûr il faut se doter d’installations sportives ou autres, mais elles seront détruites s’il n’y a pas d’abord une reconnaissance : « Je vous estime et je vous fais confiance ».
D.F. : Est-ce que vous parleriez là de partenariat ?
A.T. : Non, cela me semblerait suspect parce que ce serait le partenariat de celui qui a avec celui qui n’a pas. Je parlerais plutôt de « reconnaissance mutuelle ».