Quand l’eau n’était pas « courante » ...

Monique Chabaud

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Monique Chabaud, « Quand l’eau n’était pas « courante » ... », Revue Quart Monde [En ligne], 180 | 2001/4, mis en ligne le 01 juin 2002, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1818

Nos ancêtres puisaient leur eau dans les rivières, les fontaines et les abreuvoirs. Celle-ci leur était livrée à domicile par les porteurs d’eau, un dur « petit métier » (popularisé par la gravure).

Dans nos pays industrialisés, les enfants disent : « Pour avoir de l’eau, c’est facile, il suffit d’ouvrir le robinet. » Il n’y a pas si longtemps, pourtant, (vers la fin des années 40), des écriteaux  indiquaient sur les façades d’immeubles parisiens : « Eau, gaz, électricité à tous les étages. » Et combien de nos proches n’ont connu que l’eau du puits chez leurs grands-parents ? Encore fallait-il avoir un puits que les sourciers armés de leurs baguettes détectaient à la campagne...

Quand les villages étaient au bord des rivières ou des sources, les femmes y faisaient leur lessive. On disait « Toute la vie intime se lit dans le linge. » Les langues marchaient à l’unisson du battoir ! Le lavoir ne fera son apparition qu’au début du 19e siècle et sera utilisé jusque vers 1950. Ce lavoir fait partie maintenant du patrimoine rural. Restauré, entretenu, il sert d’attraction touristique. Mais que d’engelures, de maux de reins et de rhumatismes ont attrapés nos « lavandières » à plonger leur linge dans ces eaux froides, par tous les temps. Et combien de millions de femmes vivent encore ainsi sur notre planète ?

La longue « quête de l’eau »

Quand on se penche sur l’histoire de nos villages ou de nos villes, on voit que l’approvisionnement en eau a toujours été un problème majeur. Les besoins étaient certes moins grands que de nos jours : peu d’hygiène, pas d’appareils ménagers, pas d’usines mais quand même des artisanats et des manufactures consommatrices (traitement du cuir, de la laine, etc.).

Pourtant, l’eau était indispensable à la vie : les châteaux avaient leur puits, tout comme les abbayes. En cas de troubles, les habitants et les animaux se resserraient d’abord autour du puits seigneurial ou monacal. On connaît le rôle de défrichement et de mise en culture des monastères toujours édifiés près des sources d’eau abondante. La culture et l’élevage nécessitaient de grandes quantités d’eau. La sécheresse causait des famines dès que les champs, les animaux domestiques si nombreux, les chevaux, sans parler des êtres humains, manquaient de cette eau si précieuse. Au 13e siècle, des canonistes en viennent même à considérer que si quelqu’un vole de la nourriture ou de la boisson « à cause de la nécessité de la faim, de la soif... il ne commet ni vol ni péché » souligne Jacques Le Goff.

Le Moyen Age a inventé le moulin à eau et à vent. Il a contribué à épargner la peine des hommes et à assurer un meilleur rendement. Un moine de Clairvaux écrit : « Un bras de l’Aube... se fait partout bénir par les services qu’il rend. L’eau y monte par un grand travail... elle ne reste pas oisive. » Paris lui-même comptait soixante-dix moulins sur la Seine au début du 14e siècle.

Les maires ou autres responsables des villes se sont toujours souciés de cet approvisionnement en eau. Les forêts étant abondantes, beaucoup de sources étaient captées avec force difficultés. On retrouve souvent dans les fouilles archéologiques, des fragments de conduits en poterie, parfois en plomb, beaucoup plus coûteux, qui alimentaient les fontaines, les abreuvoirs ou les réservoirs publics précieusement recouverts de bâches pour limiter évaporation et pollution. Ce n’est guère que sous le règne de François Ier que les historiens trouvent des traces écrites de ces travaux d’adduction. Les lettres patentes royales attestent l’importance de ces travaux, leur coût élevé. Les « fontainiers » sont des personnages respectés... et contrôlés par le pouvoir.

Quand une ville est pourvue en eau par ces travaux, les habitants paient chaque année un impôt pour l’entretien des fontaines et des canalisations. Ils rechignent souvent à payer cette eau, surtout lorsqu’elle n’arrivait plus ou mal, en raison de la vétusté des réseaux qui s’embourbent ou de travaux mal faits. Les porteurs d’eau avaient alors la charge d’aller puiser dans les fleuves et rivières, en principe en amont des villes... La situation se compliquait dans les villes où le roi séjournait avec la cour : il avait droit au tiers de l’eau qu’il payait.

« A la claire fontaine, j’ai trouvé l’eau si claire... »

Si les moyens d’adduction d’eau progressent avec le temps, les besoins d’eau augmentent toujours et deviennent critiques dans les villes. Seules les maisons hollandaises ont alors des puits en Europe. Au 17e siècle, Paris compte environ sept cent mille habitants : Force leur est de s’approvisionner aux fontaines qui sont devenues des véritables édifices (alimentés par les aqueducs). Celles-ci sont alimentées par les eaux de la Seine, fortement polluées par les déchets de toutes sortes provenant surtout des abattoirs et des teintureries. Fièvre typhoïde, dysenterie, maladies de peau sont monnaie courante.

Les bains publics populaires sont installés dans la Seine, qui n’est pas curée. On se blesse les pieds sur les détritus et tessons. Ce n’est pas du tout le confort des bains antiques ! Prendre un bain à domicile est un luxe. La baignoire est rare, le baquet de bois, plus économique en eau, est utilisé dans les milieux moins aisés.

L’hygiène laisse fort à désirer. L’arrivée d’eau autant que son évacuation est difficile. Les habitants sont entassés dans des maisons étroites, aux tuyaux d’eaux usées qui se bouchent sans cesse et inondent les étages. Alors on vide les seaux par la fenêtre ! La corporation des vidangeurs s’épargne la peine de transporter les eaux usées et les immondices hors de la ville et les jette avant le jour dans les égouts et caniveaux qui se déversent dans la Seine... L’air est partout corrompu.

Les animaux, y compris les moutons et volailles, circulent librement dans les rues et contribuent à les souiller.

Les cris discordants, aigus ou rauques

Les porteurs d’eau sont un des exemples de ces « petits métiers » des grandes villes, célèbres pour leurs « cris ». Les habitants les reconnaissent soit au bruit de leurs outils ou instruments (aiguiseurs de scies, violoneux, chaudronniers), soit à leurs cris spécifiques annonçant leur fonction (ramoneur, « tireur » de dents, ressemeleur de souliers) ou ce qu’ils vendent (des huîtres, du poisson, du lait, du vin et bien entendu, de l’eau !). Au Moyen Age déjà, le prévôt Etienne Boileau recensa cent vingt métiers de rues ! Le « criage » est reconnu comme la première forme de publicité et la manière commode de s’approvisionner à domicile.

Mais il faut une oreille exercée pour s’y reconnaître dans cette cacophonie. « Jamais ne cesseront de crier parmi Paris jusqu’à la nuit ». Dès l’aube, les marchands d’eau de vie crient : « La vie, la vie à un sou le petit verre » et la laitière : « A mon bon lait chaud » quand ce n’est pas « du lait sans eau ».

Le Moyen Age, on le sait, vivait sous le régime des corporations aux règles très précises. Les « boutiquiers » étaient groupés par rues ou par quartiers. Ils n’appréciaient guère les marchands ambulants qui avaient une clientèle très populaire... et à domicile ! Un manuscrit français du 14e siècle nous montre déjà un porteur d’eau avec deux seaux. Mais il est une représentation encore plus ancienne (vers 1230), qui revêt un caractère symbolique. Parmi les quarante-deux vitraux offerts à la cathédrale de Chartres par les corps de métiers de la ville, figurent celui donné par les porteurs d’eau, à la partie basse du vitrail de sainte Marie-Madeleine. Trois scènes les montrent versant l’eau de leur cruche, rappelant le geste de la sainte versant du parfum sur les pieds du Christ.

« A l’eau... au » ou « Qui veut de l’eau ? »

L’aspect pittoresque de ces métiers a attiré peintres et graveurs. Chacun a sa tenue appropriée. Le porteur a toujours deux seaux de hêtre recouverts d’un morceau de bois rond qui empêche l’eau de flotter. Ces seaux d’une douzaine de litres chacun sont attachés par des crochets à un cerceau rigide qui maintient les seaux à distance du porteur à peu près à mi-cuisses. Une sangle de cuir, dite « bretelle », passée derrière son cou supporte le tout. Au milieu du 18e siècle, le bois des lourds seaux est remplacé par du cuir bouilli, moins lourd et plus maniable.

La hiérarchie des porteurs d’eau

C’est un rude métier que de porter l’eau à domicile en montant les étages ! Les dits porteurs n’ont pas toujours bonne réputation d’où cette légende accompagnant une gravure :

« Le porteur d’eau a bien la mine

de convertir son eau en vin

et d’en boire tant de chopines

qu’il avalera tout son gain.»

Certains auteurs vont jusqu’à dire que ce sont des « hommes vils et prompts à faire le coup de poing ». Paris avait au 18e siècle vingt mille porteurs d’eau, presque tous originaires d’Auvergne. « Dès la fin du 17e les migrants du Massif central avaient colonisé Paris. Robustes, ils assuraient des travaux durs et fatigants que les Parisiens boudaient. » En outre, le métier ne nécessitait pas un gros investissement en matériel pour ces hommes aux modestes ressources. Il y avait trois catégories : ceux à sangle qui s’approvisionnaient aux fontaines publiques depuis qu’il leur a été interdit de puiser l’eau dans la Seine ; ceux qui traînaient eux-mêmes un tonneau monté sur deux roues et ceux dont le tonneau était traîné par un cheval. Lointain descendant des porteurs d’eau, le « livreur d’eau potable » en citerne posée sur une charrette, traînée par un cheval, figure sur les cartes postales anciennes (avant la Grande Guerre, région nantaise où l’eau avait une forte teneur en sel marin).

Tout porteur d’eau paie à la ville un droit par hectolitre et a un numéro d’ordre délivré par la police. Il achète sa clientèle qui paie par abonnement, en règle générale. On estime qu’un mètre cube d’eau valait au minimum deux journées de salaire moyen.

Le porteur a d’autre part une obligation absolue : celle d’avoir toujours ses seaux pleins la nuit pour combattre les incendies, si fréquents et dévastateurs. Tous les habitants se mobilisent alors pour faire la chaîne. Les moyens sont dérisoires...et les villes brûlent. Les pompes à incendie seront plus efficaces au début de 19e siècle.

Pierre Chaunu pense qu’au 18e siècle, la très mauvaise qualité de l’eau a amené les hommes à consommer du vin (ou « piquette »), de la bière et du thé fait avec de l’eau qui bout, dès le 17e siècle en Russie, le 18e en Angleterre : « Ces consommations ont entraîné un recul de la morbidité et de la mortalité. » L’alcoolisme ne tardera pas à devenir un fléau social.

La seconde partie du 19e siècle verra se développer une autre activité des porteurs d’eau : la baignoire à remplir dans les appartements parisiens. Le livreur transporte des seaux d’eau chaude sur une charrette, les monte à l’étage, redescend chercher l’eau froide dans la cour. « Il n’a pas le droit de rester dans l’appartement pendant le bain et se repose sur le palier ». Puis il vide l’eau sale dans la cour ; si par malheur, il renverse une goutte d’eau, il perd son pourboire.

Les Parisiens moins aisés fréquentent les bains publics. Il en coûte entre soixante quinze centimes et un franc (le salaire moyen d’un ouvrier vers 1850 est de deux francs cinquante).

A la fin du Second Empire, la profession périclite. Les « Auvergnats » vont se convertir en « bougnats », vendeurs de charbon très demandés. Ils ouvrent généralement une petite boutique, première ascension commerciale et base du futur commerce de marchands de vin.

« Voici de l’eau fraîche et joyeuse... »

Qu’en est-il dans les autres pays que la France ? La situation est à peu près la même en Italie, en Autriche, en Allemagne. Cris et costumes se retrouvent partout car ce sont des petits métiers liés aux conditions économiques des villes.

A Londres, un poème datant de 1420 raconte l’histoire d’un pauvre vendeur qui n’a jamais eu un sou pour acheter ce qu’il vendait ! Ces marchands ambulants s’appellent communément « costermongers » (marchands de pommes côtelées, sans doute très appréciées). Ils ont la réputation d’être aussi bruyants que ceux de Paris. Le porteur d’eau continuera longtemps son commerce, car les Londoniens préféraient donner un penny par jour au porteur plutôt que de payer la compagnie des eaux pourtant première pourvoyeuse en Europe d’une eau saine.

Les marchands des rues resteront en très grand nombre à Londres, puisqu’on les estime à près de cinquante mille personnes, y compris femmes et enfants, sous le règne de Victoria. Graveurs et écrivains ont popularisé la vie pittoresque mais souvent misérable des ces marchands ambulants.

Les boutiquiers continuaient à ne pas toujours regarder d’un bon œil ces petits colporteurs des rues vendant l’utile comme le superflu à des clients qui n’avaient même pas à se déranger ! Les Images d’Epinal les montrent encore en activité jusqu’à la Première Guerre mondiale. Et la clochette d’un aiguiseur de couteaux ne résonne-t-elle pas encore parfois dans les rues ?

Porteurs d’eau, les Québécois ?

En dépit de l’importance de sa fonction, le porteur d’eau était d’origine modeste et ne pouvait sans doute pas entretenir de grandes ambitions.

En 1861, l’écrivain anglais Anthony Troloppe a, le premier, employé cette expression « Hewers of wood and drawers of water » en parlant des Canadiens français auxquels il prédisait un avenir peu reluisant. Ces derniers se sont indignés de ces termes « scieurs de bois et porteurs d’eau » évoquant un état de misère et de soumission, face aux anglophones, car ces termes persistants symbolisent un état de dépendance servile d’une communauté par rapport à une autre.

Claude Poirier, CIRAL, 2001

NB. Les porteurs d’eau en France avaient de si faibles revenus qu’ils exerçaient d’autres petits métiers : portefaix et scieurs de bois le plus souvent.

Jacques Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, coll. Les grandes civilisations, Arthaud, 1964 ; Pierre Chaunu, La civilisation de l’Europe classique, coll. Les grandes civilisations, Arthaud, 1966 ; Massin, Les Cris de la ville. Commerçants ambulants et petits métiers de la rue. NRF Gallimard, 1978 ; Fernand Lecanu, Vivre à Paris à la veille de la Révolution française, Bibliothèque du travail n° 993, 12/1987 ; Jean-Paul Deremble et Colette Manhes, Les vitraux légendaires de Chartres. Des récits imagés, Desclée de Brouwer, 1988 ; E. Avalle, Porteur d’eau de Paris, renseignements recueillis en 1858 et publiés dans Ouvriers des deux mondes, éd. A l’enseigne de l’arbre verdoyant, 1983 ; Jean Matricon, Vive l’eau, Découvertes Gallimard Sciences, N°389, 2000 ; Jean Mondange, Les Auvergnats de Paris. Réflexions sur les migrations des ouvriers et artisans du Massif central au 19e siècle, 2001.

Monique Chabaud

Diplômée de l’Ecole du Louvre, Monique Chabaud effectue depuis des années des recherches sur le patrimoine et l’histoire locale dans les Yvelines (France). Ancienne journaliste, elle collabore régulièrement à Quart Monde.

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