La première révolution du 21e siècle ne sera ni celle de la « société de l’information pour tous » (l’accès à Internet), ni celle de l’ingénierie génétique industrialisée (clonage en série de pièces du corps humain à buts thérapeutiques), mais celle de l’accès au droit à la vie pour tout être humain d’ici 2020-25, représenté par l’accès à l’eau.
En effet, sans eau, pas de vie. Il n’est point besoin d’être biologiste pour le savoir. Et pourtant, cette évidence se heurte à la réalité des chiffres. Plus d’un milliard quatre cent millions d’êtres humains n’ont pas accès à l’eau potable et plus de deux milliards, à des services sanitaires. Il s’agit d’un présent inacceptable. Or, si rien de structurel n’est fait pour renverser l’état actuel, le nombre de personnes n’ayant pas accès à l’eau potable s’élèvera à plus de trois milliards en 2020-25 lorsque la population mondiale avoisinera les huit milliards. Il s’agit d’une hypothèse d’un futur intolérable.
Tout le monde est d’accord pour reconnaître que nos sociétés souffrent déjà d’une grave crise de l’accès pour tous au droit à la vie. En outre, si l’on croit aux données et aux analyses présentées lors des deux dernières grandes conférences mondiales sur l’eau (Marrakech 1997, La Haye 2000) et aux déclarations ministérielles qui les ont conclues, l’eau est destinée à devenir de plus en plus rare et chère (on appelle désormais celle-ci « l’or bleu ») ; les conflits pour la maîtrise des ressources en eau et à leur accès seront voués à se multiplier et à s’aggraver (on parle de plus en plus de « guerres de l’eau »). Dans ces conditions, le droit à la vie restera inaccessible à un nombre toujours plus grand d’êtres humains et autres espèces vivantes.
La réponse des dirigeants actuels
Face aux situations et perspectives ci-dessus esquissées, la réponse des dirigeants actuels1, avec quelques exceptions, est : l’eau doit être traitée comme un bien économique. Cette réponse est structurée autour de quatre prescriptions principales :
- Il faut considérer l’eau comme un bien économique auquel il faut donner une valeur économique. Dans le contexte actuel, lorsqu’on parle d’« économique », on pense à « économie capitaliste de marché ». Dès lors, la valeur de l’eau doit passer, affirme-t-on, par le juste prix de marché, ce dernier étant déterminé sur la base du principe du « full cost recovery » (récupération des coûts totaux y compris le coût du risque pour le capital) ce qui constitue l’un des principes fondateurs du capitalisme de marché.
- L’accès à l’eau doit être vu comme un « besoin vital » et non pas comme un droit humain. Les besoins en eau varient de sujet à sujet (le riche/le pauvre ; le vieux/le jeune ; le sportif/le sédentaire...) et de pays à pays, d’après le type d’utilisation : domestique, pour l’agriculture, pour l’industrie, pour les loisirs... La sélection entre ces usages (besoins) concurrents et conflictuels doit être effectuée par et selon les mécanismes de marché. Certes, il revient aux pouvoirs publics de prendre les mesures sociales nécessaires en faveur des catégories les plus démunies afin qu'elles puissent avoir accès à l'eau potable par exemple, sans pour autant fausser la logique économique des marchés de l’eau.
- Si l’eau, en tant que ressource naturelle, est un bien patrimonial appartenant à la nation, à un pays, dès qu’elle est soumise à des opérations de transformation en eau potable ou en eau pour l’agriculture, elle tombe dans le domaine économique, du business. Rien n’empêche donc que la gestion des services d’eau (captage, épuration, distribution, recyclage, traitement), soit confiée au secteur privé. Mieux : la gestion par des entreprises privées représente une meilleure gestion de l’eau par rapport à la gestion en régie par les collectivités locales ou la gestion par des entreprises publiques en situation de monopole.
- Pour mieux assurer une gestion efficace et participative de l’eau et augmenter la probabilité d’accès à l’eau pour tous dans le monde, il faut promouvoir, notamment dans les pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, le partenariat public/privé (le « PPP » de l’eau !). Dans le cadre de ce partenariat, les pouvoirs publics auront la responsabilité de créer l'environnement réglementaire, financier, professionnel (formation au niveau des « ressources humaines ») le plus favorable afin que le secteur privé puisse gérer les services d’eau de la manière la plus efficace et propice, notamment pour le capital financier.
Bien économique et guerres de l’eau
L’application de ces prescriptions ne permettra pas l’accès à l’eau pour tout le monde d’ici 2020-25. Elle le permettra uniquement aux groupes de « consommateurs-utilisateurs » qui disposeront des moyens financiers, technologiques et autres (en particulier militaires) pour s’assurer l’accès à l’eau. Les pays riches qui manqueront d’eau iront l’acheter dans les régions ou elle abonde. C’est déjà l’intention d’Israël d’acheter l’eau à la Turquie. N’est-on pas en train d’envisager qu’en Italie, les Pouilles achètent l’eau à Albanie via un aqueduc sous-marin ? Le grand débat politique actuel au Canada est de savoir si le gouvernement fédéral donnera l’autorisation à ses provinces d’accorder des licences de captation de l’eau au Canada pour l’exploitation aux Etats-Unis – qui n’attendent que cela en espérant que la traité d’union commerciale de l’Amérique du Nord (l’ALENA) leur facilite enfin cette possibilité. Si une telle possibilité se concrétisait, il ne faudrait pas s’étonner que le grand agrobusiness américain et les entreprises industrielles des Etats-Unis (lire électricité) fixent le prix de l’eau du Canada, comme cela a été et reste le cas du prix du pétrole dans le monde maintenu très bas pendant des décennies par les pays du Nord.
Par ailleurs, l’expérience de la privatisation de l’eau en Grande-Bretagne montre que l’objectif principal du secteur privé n’est pas la qualité des services d’eau ou l’accès pour tous à l’eau, mais le degré de rentabilité du capital. Ainsi les succès rencontrés par la lutte des citoyens contre la privatisation de l’eau dans la région de Cochabamba en Bolivie et à Montréal au Québec, contre la privatisation des infrastructures d’eau dans la région de Vancouver en Colombie britannique, contre les plans de privatisation au Ghana et au Brésil, témoignent du rejet que les populations de base manifestent vis-à-vis de la privatisation, contrairement à l’attitude de leurs dirigeants.
En résumé, la réponse des dominants signifie la marchandisation de l’eau (ou « pétrolisation » de l’eau), la privatisation d’un bien indispensable à la vie, la multiplication de crises d’eau « locales », récurrentes, en fonction de la variation du prix du marché (pensons à la crise de l’électricité en Californie), l’acceptation des « guerres de l’eau », l’inévitabilité de l’acceptation de l’exclusion du droit à la vie pour des centaines et centaines de millions de personnes.
Les propositions du Manifeste de l'eau2
Dans le but de parvenir réellement d'ici 2020-25 à assurer l'accès à l'eau, notamment potable, à tout être humain, nous proposons d'agir en vue de :
a) La reconnaissance formelle au niveau local et mondial de quatre principes fondateurs.
b) La mise en œuvre d'un plan mondial de mesures économiques, financières et institutionnelles destinées à créer « trois milliards de robinets » (manière symbolique d'illustrer l'objectif « l'eau pour tous »).
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Les quatre principes fondateurs sont les suivants :
1) En tant que « source de vie » fondamentale et non-substituable de l’écosystème Terre, l’eau doit être considérée comme un bien commun patrimonial de l’humanité et des autres espèces vivantes. L’eau appartient aux habitants de la Terre. Elle ne peut faire l’objet d’une appropriation privée. L’eau doit être reconnue comme le premier bien commun mondial.
2) L’accès à l’eau est un droit fondamental, inaliénable, humain et social, individuel et collectif. Aucun chat ne doit démontrer qu’il a un droit à boire de l’eau. Cela vaut encore plus pour tout être humain. Il appartient à la collectivité d’assurer que chaque être humain ait accès à entre vingt-cinq et quarante litres par jour pour usage domestique et, globalement, pour tous usages, pas moins de mille sept cents mètres cubes par an et par personne. L’eau ne peut faire l’objet d’un commerce marchand.
3) La prise en charge financière des coûts nécessaires pour garantir à chaque être humain l’accès à l’eau potable dans la quantité et la qualité suffisantes à la vie doit être de la responsabilité de la collectivité. Celle concernant la provision d’eau, tous usages confondus, doit être à la fois collective et d’après les utilisateurs.
4) L’eau est une affaire de citoyenneté et de démocratie. Le citoyen (y compris les générations futures) doit être au centre des décisions. La gestion de l’eau est avant tout une gestion locale, de et par les communautés locales, au niveau des bassins, cela dans le cadre d’une politique mondiale de l’eau fondée sur les principes de coopération, de partage et de solidarité.
En ce qui concerne les mesures du plan mondial, nous proposons :
- Que l’on s’attaque de manière sérieuse et volontaire à la réforme substantielle des modes de production agricole et de l’agrobusiness industriel à l’échelle mondiale, à partir en particulier de l’agriculture et de l’agrobusiness européen et nord-américain qui figurent parmi les principales sources de pollution, contamination et gaspillage des ressources hydriques douces ;
- Que l’on donne la priorité à la distribution et l’assainissement des eaux pour les six cents villes localisées en Afrique, Amérique latine et Asie, qui vers 2020-25 auront plus d’un million d’habitants ;
- Que l’on définisse une politique financière de l’eau au plan local, national, continental et mondial qui puisse jouer à la fois sur le levier fiscal, sur les modes de consommation et sur les circuits de l’épargne publique et privée de manière à orienter les ressources financières collectives et privées nécessaires vers le financement des infrastructures et des services communs d’eau à travers le monde ;
- Que l’on œuvre pour la constitution d’un Parlement mondial de l’Eau, entre autres par la transformation du Forum mondial de l’eau – fortement technocratique et dominé par les intérêts du capitalisme de marché – en Parlement mondial de l’eau dès 2003. Et que l’on songe à tenir la première session du Parlement mondial de l’eau en mars 2006.