« Maurizio est de retour ! »

Anna Pizzo

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Anna Pizzo, « « Maurizio est de retour ! » », Revue Quart Monde [En ligne], 185 | 2003/1, mis en ligne le 01 octobre 2003, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1917

Au service des mouvements sociaux les plus variés, la revue Carta s’efforce de diffuser une information de qualité sur les efforts en faveur de la justice sociale. Elle a publié un entretien avec Cesare Moreno, un des initiateurs à Naples du programme « Chance » : il croit « possible de construire une école sur mesure pour chacun des dix millions d’élèves italiens. ». Extraits, traduits de l’italien, d’un article publié en mars 2000 que la revue Carta nous a autorisés à reproduire

Le temps de la distribution de la soupe aux enfants des ouvriers semble bien loin. Il évoque une histoire vieille de plus de trente ans dont peu semblent encore se souvenir aujourd’hui. Cesare Moreno est un de ceux qui s’en souviennent, mais sans regrets. La mémoire de ce temps lui sert aujourd’hui de repère dans le travail qu’il poursuit, obstinément, à l’intérieur de l’école et au milieu des enfants, avec une grammaire que très peu connaissent.

Nous sommes à San Giovanni a Teduccio, un poste où aucun enseignant napolitain ne se rend volontiers. Là échouent ceux qui sont mal cotés et qui n’ont pas d’autre chance. Moreno était bien coté et la chance, il se l’est offerte. C’est ainsi en effet, « Chance », que s’appelle le projet de « rattrapage » des jeunes qui ne vont plus à l’école, qui ne veulent plus y aller et ne savent plus quoi faire de l’instruction. En fait, ils sont déjà parfaitement instruits sur ce qui pourra leur servir dans le quartier et dans la vie, une vie qui, selon toute probabilité, est déjà écrite. Moreno a ramené ces jeunes à l’école, d’une manière qui aujourd’hui encore évoque la navigation sous la tempête, mais qui pourrait devenir beaucoup plus.

Quel rapport entre la vie et le fait d’apprendre ?

« C’est cela la bonne question, et la seule réponse juste que j’ai trouvée, c’est que pour enseigner, il faut partir du lieu où les jeunes ont leur cœur et leur esprit. Le jeune, en cœur et en esprit, ne se trouve pas à la page 27 du livre de textes mais bien au numéro 325 de telle ou telle rue, où il a laissé une situation souvent difficile et dégradée. C’est de là qu’il faut partir. Après tu réussiras aussi à lui parler de Dante et de Leopardi et il te comprendra. A l’inverse, tu peux aussi parler de ce qu’on appelle l’actualité, comme le font tant d’enseignants progressistes pleins de dévouement et de bonnes intentions, mais les jeunes n’y porteront aucun intérêt si en réalité tu ne parles pas de leur actualité. »

C’est cette voie que le projet Chance se propose de parcourir et, pour Moreno, c’est un défi : transformer en méthodologie ce qui était resté jusqu’aujourd’hui une caractéristique personnelle. Au premier rang des priorités, un seul impératif : ne perdre aucun de ses élèves.

« J’ai fait de cet objectif un objectif de la classe. Un beau jour, un certain Maurizio Esposito voulait abandonner l’école en 5ème élémentaire et sa mère était d’accord. C’est ainsi qu’à l’occasion d’un conflit avec un camarade de classe, la mère l’a retiré de l’école. Moi je ne savais pas quels moyens prendre pour la convaincre. Dans le passé, dans des situations analogues, j’avais fait appel à l’assistante sociale, mais cette fois le problème était tout autre : il s’agissait de rétablir un lien qui s’était rompu. La solution, je l’ai trouvée avec les jeunes. Ils ont décidé d’écrire, chacun, une lettre à la maman de Maurizio pour lui demander de renvoyer leur compagnon. La chose la plus belle c’est que chacun a trouvé son propre motif. Et ainsi, un jour la mère est entrée en classe avec ces lettres en main et a dit une seule chose : « Maurizo est de retour ! » J’ai appris ainsi l’importance de l’image que nous restituons. Cette dame, pour la première fois peut-être, a vu son fils Maurizio comme elle ne l’avait jamais vu auparavant. C’est pour cela que nous photographions les jeunes, pour être en mesure de leur restituer une image d’eux-mêmes. Tu vois cette jeune fille avec un enfant au bras ? Tous les lundis elle vient à l’école avec son petit-neveu pendant que les parents et sa tante vont visiter le père de l’enfant en prison. »

Pourquoi les enfants restent-ils à l’école ?

« Selon moi, c’est la communauté, l’appartenance à un groupe avec lequel nous sommes en contact. Si j’appartiens à un petit cercle, j’appartiens aussi à l’humanité entière. »

Certains disent qu’on court ainsi le risque de s’enfermer dans le particularisme local : « Je ne crois pas. Les villes sont des lieux où la ségrégation sociale existe. Les communautés, au contraire, sont basées sur les sentiments. Il est vrai que ceux-ci sont potentiellement dangereux parce qu’ils ne sont pas contrôlables, à l’instar des réactions des bêtes sauvages, parce qu’il y a aussi la rage, la violence, la vengeance et le risque existe que les sentiments se déchaînent. Cependant la solution n’est pas non plus une rationalité froide, fermée aux sentiments, mais une rationalité qui en tient compte. »

Il y a peu, San Giovanni a Teduccio a été secoué par une tempête et le jour suivant, à l’école, Cesare Moreno a lu le poème lyrique de Leopardi Le calme après la tempête. Un grand silence s’est établi dans la classe : tous écoutaient.

« L’école a beaucoup plus le rôle de médiation culturelle que de transmission culturelle. Médiation culturelle veut dire usage de la culture pour établir la communication entre les personnes, des expériences et des sentiments divers. Le calme après la tempête a été le point où ma culture a croisé la culture de ces enfants qui avaient vécu une véritable frayeur. Pour eux, à cet instant précis, Leopardi était un « pauvre jeune » à qui « un malheur était arrivé ». Exactement comme dans leur tempête. Cette poésie, à cet instant, a été le point de rencontre entre mon histoire, ma culture, peut-être même la culture universelle et leur vie. » Cependant, avertit Moreno, cela ne fonctionne qu’avec les grands textes de la littérature, alors que souvent, devant les livres de textes, ils réagissent en disant : « C’est quoi, ces stupidités ? »

Donc, l’enseignant n’est pas celui qui transmet la connaissance, ni celui qui instruit et même pas l’éducateur. Mais existe-t-il des enseignants capables de faire communauté ?

Le moment délicat : le collège

« Les jeunes sont alors dans la phase la plus difficile de l’adolescence, qui met en pièces toutes les règles de l’école. Et les enseignants ne sont pas en état de faire face à cette complexité. C’est pourquoi avec Marco Rossi Doria et Angela Villani, nous avons bâti un projet pour les jeunes qui semblaient incompatibles avec l’école. Vu de loin, l’enfer semble toujours pire qu’il n’est. Si tu vis dans la communauté, une série de facteurs et de tendances négatives deviennent moins difficiles. Je parle d’une culture communautaire vivante, pas morte, d’une pratique sociale réelle et pas d’un principe idéologique abstrait. Guido Armellini, professeur dans un institut technique de Bologne en a donné un exemple lumineux, avec Vasco Rossi1 et Rimbaud. « Pour moi, dit Armellini, Rimbaud vient en premier, alors que pour les jeunes, c’est Vasco Rossi qui sera vainqueur. Quand les jeunes ont lu Rimbaud, ils ont dit : « C’est comme Vasco Rossi. » En réalité, c’est le contraire. Cependant, Vasco Rossi appartient à leur culture et c’est de là que l’on doit partir. Tu dois être prêt à accepter un autre point de vue. C’est pourquoi l’enseignant ne doit pas être un spécialiste des contenus, mais de l’apprentissage. Je ne renonce pas à ma culture mais j’accepte de la mesurer avec ta réalité. »

Spécialistes de l’apprentissage

« Nous partons de notre situation de base, pour faire ensuite des incursions en allant prendre des savoirs là où ils se trouvent. Par exemple, le cours d’orfèvrerie, nous le faisons en partie à l’école et en partie dans une boutique, mais en y allant ensemble. Je pense qu’il est beaucoup plus utile d’apprendre des disciplines plutôt que d’apprendre les disciplines. »

Tout cela peut sembler assez simple, mais la réalité est plus complexe.

« Notre métier est un métier difficile parce qu’il est impossible à définir. Nous emmenons les jeunes chez l’entraîneur de foot et celui-ci nous dit qu’il n’est ni psychologue ni assistant social et qu’il ne veut pas de ces va-nu-pieds. Nous les emmenons à une formation professionnelle et le moniteur nous dit qu’il est là pour enseigner le travail de restauration du bois et qu’il n’est pas assistant social. Et quand pour finir nous les emmenons à l’assistante sociale, celle-ci nous dit qu’elle n’est pas psychologue. Ainsi ils ont été chassés par l’école, par le mécanicien, par l’entraîneur de foot, par le moniteur de la formation professionnelle, et même par le catéchisme ! En somme personne ne peut s’occuper d’eux parce que tous doivent s’occuper de l’éducation avec un E majuscule. »

Apprendre à faire équipe

« Les systèmes qui se développent sont les systèmes qui apprennent. Si, par exemple, un avion s’écrase, on ouvre une enquête judiciaire mais aussi une enquête technique, parce qu’on veut savoir pourquoi il s’est écrasé. Mais quand c’est un enfant qui tombe, tout le monde s’en moque. L’école serait-elle incapable de s’évaluer, de s’interroger sur son fonctionnement, non pour se complimenter mais pour comprendre si elle est en train de faire des désastres ? Je me propose de mettre en route un cours de formation dans lequel, au lieu de s’inscrire individuellement, il faudra s’inscrire en équipe. C’est comme une équipe de foot: l’un fait le gardien, l’autre l’attaquant et ensemble ils cherchent à marquer des buts. Plus l’équipe est diverse et mieux c’est, mais elle doit être une équipe. Cela ne sert à rien que j’explique à quelqu’un comment on fait quelque chose : il faut que je le fasse avec lui. Il faut créer les conditions pour que les membres d’une équipe se connaissent, et bâtir ensuite un parcours de formation ensemble, c’est à dire un cours où nous nous exerçons ensemble. »

Il faut du temps pour réussir

« La première fois que j’ai entendu parler des maîtres de rue, c’était à la fin des années 70 dans des documents de l’Unicef. En 1994, Mario Rossi Doria a commencé dans les Quartieri Spagnoli de Naples. A Milan, il y a le Centre d’éducation permanente qui cherche, depuis plus de vingt ans, avec des éducateurs communaux, à rattraper les enfants qui ont décroché de l’école. A Turin, il y a le projet « Provaci ancora Sam » (Essayons encore Sam) : il s’agit d’un groupe de volontaires qui recherchent les enfants et travaillent en soutien à l’école. A Rome il y a l’association « Professori di borgata » (Professeurs de banlieues). Et puis notre projet Chance, qui s’est lié aux maîtres de rue de Marco Rossi Doria. Ce sont là des expériences nées indépendamment les unes des autres mais qui aujourd’hui se connaissent et se reconnaissent. En partant ainsi de petites expériences on peut aller très loin et nous travaillons aujourd’hui à un projet national qui puisse donner lieu à une infinité de projets personnalisés. En réalité, si l’école est l’école de tous, elle doit être l’école de chacun. J’ai un rêve qui peut sembler un peu fou : je crois qu’il est possible de construire une école sur mesure pour chacun des dix millions d’élèves italiens. »

1 Chanteur italien contemporain.

1 Chanteur italien contemporain.

Anna Pizzo

Anna Pizzo collabore à la revue Carta à Rome

CC BY-NC-ND