Pour Bernard Charlot, « l’échec scolaire, à strictement parler, n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des apprenants en échec. »1 Parfois nous parlons de l’échec à l’école, quand nous devrions peut-être parler plutôt de l’échec de l’école et des processus scolaires d’exclusion et de dévalorisation dont les non-apprenants sont victimes. La société privilégie la réussite (personnelle, sociale, économique) comme en témoignent constamment non seulement des spots publicitaires mais aussi beaucoup de discours politiques. Et face à l'échec de ce rêve moderne, il est trop facile de « blâmer les victimes. »
Pourtant, même cette façon de parler me trahit. Ceux qui sont en échec scolaire, je les définis comme « non-apprenants », comme si un être humain était capable de ne pas apprendre. Seuls les morts n'apprennent plus, mais nous les vivants, nous sommes constamment en train d'apprendre. Nous ne vivons pas « pour » apprendre, mais nous restons en vie parce que nous sommes des être apprenants.
Le refus d’apprendre n’existe pas
L’idée donc qu’il y aurait un « refus d’apprendre » responsable de l’échec scolaire est plus que bizarre. Refuser d’apprendre, c’est refuser de vivre. Ce qui est loin d’être le cas chez les gens dits « en échec scolaire ». Au contraire, leur désir d'apprendre, manifesté par leurs fortes revendications ainsi que par leurs frustrations impuissantes, reste intact.
Le désir est une envie (« en-vie ») parce que sans vie, il n'y a pas d’apprentissage. Comme le disait Philippe Meirieu : « Ce qui mobilise un élève, l’engage dans un apprentissage, lui permet d’en assumer les difficultés, voire les épreuves, c'est le désir de savoir et la volonté de connaître. »2
Il n’y a pas un refus d’apprendre, mais il y a parfois un refus d’être enseigné, d’être pris pour une boîte vide que l’enseignant devrait remplir ou pour un idiot culturel que l’école aurait à civiliser ou resocialiser. Il y a un refus quand les savoirs dominants disent que c’est la société qui est saine et que c’est le non-apprenant qui est malade. Comme l’expliquait Paulo Freire : « Si l’éducateur est celui qui sait et si les élèves sont ceux qui ne savent rien, il revient au premier de donner, de livrer, d’apporter, de transmettre son savoir aux seconds. Et ce savoir n’est plus celui de l'expérience vécue, mais celui de l’expérience racontée. » 3 Cette pédagogie de narration tue le désir parce qu’elle impose la passivité. Elle ne prend pas en compte ce que l’individu sait, ce qu’il a appris par ses propres expériences.
L’échec scolaire, un phénomène social
Les réponses proposées à l’échec scolaire visent trop souvent l’individu, qui doit faire face aux « épreuves personnelles de milieux » auxquelles il est confronté, et pas les « enjeux collectifs de structure sociale. » Or l’échec scolaire est un phénomène social, avec ses causes sociales, avant d'être une difficulté individuelle, et ces enjeux affectent les collectivités, qui sentent qu’une menace pèse sur une valeur qui leur est chère.4
Cette valeur s’exprime de façons diverses et variées, mais essentiellement elle n’est rien d’autre que le désir d’apprendre, un désir aussi normal que légitime. Celui-ci fait peur aux éducateurs parce qu’il leur est demandé de prendre en compte les désirs de l’apprenant, ses souhaits, voire ses ambitions et ses propres intérêts. L’éducateur ne peut plus présenter un programme à prendre ou à laisser. Il ne peut pas prétendre non plus que c’est à lui de faire naître ou d’éveiller ce désir d’apprendre.
Le désir d’apprendre est déjà là et l’enseignant, conscient que ce désir existe indépendamment de son charisme et de ses compétences, doit accepter humblement la grave responsabilité de le canaliser. Il ne peut pas le créer, mais il peut le tuer. Quelle terrible tragédie ! Parce que tuer le désir équivaut à tuer la personne.
Ce désir interroge la société. Celle-ci cherche l’égalité d’accès au pouvoir par une plus grande participation à la démocratie, l’égalité d’accès à la richesse du pays par une redistribution des ressources économiques, mais elle oublie qu’une réelle égalité des chances passe par l’égalité d’accès aux savoirs dont elle est elle-même le produit.
Quelle est la nature du désir d’apprendre ?
Mais d’où vient ce désir d’apprendre qui plaide en faveur d'une pédagogie individualisée donnant une égalité des chances et contre une pédagogie institutionnelle selon laquelle tous les apprenants seraient égaux et donc pareils ?
Parfois ce désir se traduit en ambition assez pragmatique. On apprend par nécessité, par utilité et même par adversité. Il y a un cheminement fortement valorisé par la société, où apprentissage veut dire éducation, éducation veut dire diplôme, diplôme veut dire emploi, emploi veut dire salaire, salaire veut dire sécurité. Dans ce cas, on n’apprend pas pour apprendre, mais plutôt pour acquérir les avantages matériels ou sociaux qu’un tel apprentissage est censé apporter. De cette façon, cette envie d’apprendre exprime parfois l’envie d’être socialement reconnu ou au moins d’être moins méconnu, moins vulnérable par exemple à un éventuel licenciement ou à une possible éviction.
Philippe Carré5 nomme ce désir « extrinsèque » parce qu’il vient d'une source extérieure à la personne. Pourtant on ne peut pas ignorer tous ces autres désirs qui sont « intrinsèques ». Le désir d’acquérir une meilleure image de soi, d’avoir une meilleure relation avec ses enfants ou avec son entourage, de se trouver capable et utile, d’éprouver simplement un réel plaisir dans l’acte d’apprendre, d’être conscient de sa capacité à penser, à réfléchir, à imaginer... tous ces désirs sont aussi normaux et légitimes.
Au-delà de cette distinction entre extrinsèques et intrinsèques, l’apprenant se fixe ses propres objectifs. Certains visent l’acquisition de savoirs, d’une façon instrumentale, pour mettre en œuvre les nouvelles connaissances, habiletés ou attitudes acquises. D’autres, d’une façon plutôt existentielle, privilégient les processus d’apprentissage, la participation, l’échange, la découverte, l’être-en-quête de quelque chose, indépendamment du diplôme et de la reconnaissance institutionnelle ou sociale qui en résulte.
La réalisation de ces désirs, intrinsèques et extrinsèques, exige que l’école ne reste pas « un lieu de dressage et de conditionnement auquel la culture sert de prétexte et l'économie de réalité, mais elle devient un lieu de prise de conscience des nouvelles possibilités d’autonomisation. »6
L’éducation ne s’arrête pas
Dire que le désir d’apprendre est aussi omniprésent que constant, dans toutes les étapes de la vie humaine, c’est proclamer une évidence banale. Dans ce sens, l’expression apprentissage tout au long de la vie représente une réalité empirique plutôt qu’une philosophie éducative ou qu’une stratégie politique. Il est donc inutile de plaider en faveur d’une telle éducation, parce qu’elle existe d’ores et déjà dans la vie personnelle, familiale, professionnelle, culturelle et sociale de chacun.
Pourtant dans le monde actuel, où les frontières entre l’éducation dite formelle ou institutionnelle et celle dite non-formelle ou informelle, sont de moins en moins claires, se pose la question du rôle dans notre société de l’éducation en général et de l’école en particulier.
A la fois rite de passage dans une éducation de masse et gardien des hiérarchies tant académiques que sociales, le système d’éducation nationale, par son rôle classique, vise un public plutôt jeune, célibataire, non pauvre et en bonne santé. Pourtant, le profil des apprenants change et continuera de changer. Aujourd’hui nous ne pouvons pas faire l’économie d’une vision plus globale qui donnera aux adultes qui veulent revenir aux études la possibilité de réintégrer le système. Les gens sans diplôme, les femmes qui reprennent leurs études après avoir fondé une famille, ceux qui veulent recommencer après une première expérience scolaire négative, ceux qui cherchent à réaliser un rêve ou s’engagent dans un projet personnel... ces autres publics, quasiment toujours exclus du système éducatif, sont nombreux.
Afin de répondre aux désirs réels de ces publics, il faut dire, d'une façon très claire, que l’éducation soi-disant tout au long de la vie, ne veut pas dire certification tout au long de la vie. Il nous faut développer une éducation ouverte sur l’individu, la culture et la citoyenneté, dont l’ambition ne se limite pas à l’adaptation au marché de l'emploi.
Avec le terme apprentissage tout au long de la vie privilégié par l’Unesco depuis plusieurs années déjà, (mais qui est souvent traduit par erreur comme éducation tout au long de la vie ), il s’agit d’une opportunité dont dispose chaque individu de s’impliquer dans un projet d’apprentissage de court, moyen ou long terme, pour atteindre des objectifs d’auto-formation identifiables, lors des périodes de sa vie où de telles opportunités sont plus pertinentes.
Dans cette optique, il faut prendre en compte toute la diversité d’apprentissage dont l’individu est capable, et ne pas limiter l’apprentissage aux résultats mesurables d’une séquence quelconque d’enseignement formel. Nous ne devons pas évaluer l’éducation seulement selon des critères instrumentaux et empiriques, qui privilégient ce qui a été enseigné plutôt que ce qui a été appris.
Constater qu’un adulte en train d’apprendre et de se former a une meilleure santé, qu’il est motivé et enthousiasmé, et donc qu’il est dans une meilleure relation avec lui-même, avec sa famille et avec ses collègues, s’engageant comme acteur et auteur dans la vie associative, ainsi que dans l’économie locale, c’est aussi une façon de souligner que cet « apprenant en relation » est au cœur d’une éducation s’avérant sociétale, c’est-à-dire qui contribue à la construction et au développement de toute la société.
Cette nouvelle symbiose entre éducation et apprentissage tout au long de la vie est le fruit des transactions multiples qui existent entre l’individu et le monde qui l'entoure. C’est dans ce sens que l’apprentissage tout au long de la vie devient un élément clé dans l’action sociale contre les forces d'exclusion et de discrimination.
La « mise en capacité »
Le concept d'apprentissage est certes pluriel et correspond à une palette très large de désirs qui concernent l’individu, la maison, l’école, la vie associative, les lieux de travail, de culte et d’activité socioculturelle. Les nouveaux apprentissages se manifestent par une articulation nouvelle entre les contextes formels et institutionnels d'instruction (école, collège, université et formation continue) et les contextes naturels et sociétaux d’apprentissage (famille, occupation, vie associative, travail, retraite). Il y a une alchimie nouvelle entre l’éducation formelle et l’éducation non-formelle, autrement dit entre le désir d’apprendre et les lieux d’apprentissage, dans laquelle les maisons, les entreprises, les bureaux, les groupes d’intérêt, les bars, les terrains de sport, les églises, les foyers et les hôpitaux deviennent des lieux d’instruction et d’apprentissage.
Nous allons donc au-delà du domaine traditionnel et exclusif de l'éducation, et nous entrons dans un domaine nouveau et inclusif, qui est celui que les pays d’Amérique latine appellent la capacitacíon (la mise en capacité). Dans cette optique, l’apprentissage tout au long de la vie n’est que la mise en œuvre des capacités de l’individu et de la communauté, à chaque étape de vie et au moment où on en a envie ou besoin.