« La plus flagrante des violations des droits de l'homme »

Joseph Wresinski

References

Electronic reference

Joseph Wresinski, « « La plus flagrante des violations des droits de l'homme » », Revue Quart Monde [Online], 186 | 2003/2, Online since 05 November 2003, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1949

Index de mots-clés

Droits humains

Violation des droits de l’homme

La misère est la violation la plus flagrante et la plus totale des droits humains, car elle atteint l'homme non pas dans un droit particulier mais dans la totalité de ses droits. Pour celui qui demeure analphabète, privé d'instruction mais aussi d'information, de moyens de communication et d'organisation communautaire et collective, la liberté politique dans le monde moderne demeure lettre morte.

Tout comme la liberté politique demeure lettre morte pour l'homme affamé ou accablé de misère générale et qui est réduit totalement à la dépendance de l'assistance d'autrui. Comme le dit si bien la sagesse africaine : « L'homme pauvre ne peut avoir que l'opinion du maître dont la main le nourrit ». Nul besoin d'insister comment, en Europe occidentale, les chômeurs chroniques, les bénéficiaires d'une assistance publique de longue durée ne peuvent avoir aucun poids politique : peu importe alors la liberté qui leur est théoriquement reconnue.

Quelles leçons tirer de cette réalité en termes de propositions ?

Quant à l'action à entreprendre, ma première proposition concerne la réaffirmation de la source même des droits de l'homme. Il ne peut exister un droit de l'homme qui fonderait les autres. C'est la nature même de l'homme qui fonde l'ensemble de ses droits, et ses droits sont interdépendants, indissolublement liés les uns aux autres, et tous de valeur égale. L'existence de la misère nous le rappelle, et nous rappelle aussi que depuis 1948, nous ne sommes pas allés jusqu'au bout de notre analyse. N'est-ce pas cette absence d'une analyse globale et fondamentale qui nous a fait considérer le manque de liberté politique, la torture, les disparitions involontaires et même l'apartheid comme des problèmes en soi, que l'on pourrait résoudre en tant que tels, indépendamment des actions à mener en faveur des autres droits de la Déclaration universelle de 1948 ? Faute d'analyse plus fine, nous n'avons pas compris que nous avions là affaire à des manifestations d'un mal beaucoup plus profond, un mal qui consiste à nier la nature même de l'être humain dans sa globalité : quand un droit est bafoué, ce sont tous les droits qui sont bafoués.

C'est ce mal fondamental que révèle la misère. La misère n'est pas seulement la négation de tel ou tel droit, mais la négation de la nature de l'homme qui fonde l'ensemble de ses droits sociaux, économiques, culturels, spirituels et bien sûr aussi politiques. Ma première proposition est donc que nous réaffirmions ceci clairement face à l'opinion mondiale.

Ma seconde proposition sera évidemment que nous veillions désormais à ce que l'essentiel de notre action pour le respect des droits de l'homme porte en priorité sur le combat contre la misère, sans abandonner les combats et luttes pour garantir l’un ou l'autre droit en particulier.

N'oublions jamais plus que le mathématicien placé sous les verrous ou hospitalisé pour ses opinions politiques dénonce un déni de droit qui frappe, de façon plus incisive mais aussi plus subtile, le chômeur chronique acculé à vivre de soupe populaire s’empare des enfants pour les faire élever dans des institutions.

Ce mathématicien dénonce la condition de tous les enfants qui, en raison de la pauvreté de leurs parents, sont refoulés dans des voies de garage par le système scolaire, et qui n'apprendront jamais ni à lire, ni à calculer, ni à maîtriser un métier manuel, encore moins les technologies nouvelles.

En conclusion, dans cette nécessaire approche globale des droits de l’homme que nous rappelle la misère, nous devons avoir l'humilité de reconnaître qu’en matière de droits de l’homme et en matière de démocratie, il n'y a pas de maîtres : nous sommes tous des apprentis qui ont encore beaucoup à apprendre et à réaliser. Il n'y a pas de juges, car nous avons tous à notre déficit, à notre compte, d'énormes lacunes. L'approche globale des droits de l’homme par le creux de la misère nous place tous au même rang. En plus, cette approche globale pourrait mettre en sourdine bien des accusations mutuelles. Elle pourrait démultiplier les occasions d'un consensus international et former une nouvelle base de consolidation de la paix.

Joseph Wresinski (mai 1985) « Lutter contre la misère c'est lutter contre la plus flagrante des violations des droits de l'homme » (Avant-propos au rapport moral 1984 d'ATD Quart Monde).

Joseph Wresinski

Fondateur du Mouvement ATD Quart Monde

By this author

CC BY-NC-ND