Se former à une parole publique

Katherine Evans

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Katherine Evans, « Se former à une parole publique », Revue Quart Monde [Online], 176 | 2000/4, Online since 05 June 2001, connection on 03 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2242

Inclure les gens pauvres dans les processus d'élaboration de la politique, tel a été l'ambition du « Public Debate Project » qui pendant trois ans a mobilisé avec d'autres partenaires des membres du Mouvement ATD Quart Monde en Grande Bretagne. Un témoin actif livre ses impressions et ses réflexions.

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« J'ai beaucoup aimé les exercices que nous avons faits », disait Sarah. « Ils m'ont fait réfléchir sur la communication. Ils m'ont montré les différentes manières de voir les choses et m'ont aidée à organiser mes pensées parce que souvent auparavant je me sentais impuissante ».

Nous étions assis dans une grande salle de Frimhurst, un centre ATD Quart Monde dans le Surrey, répartis en petits groupes pour discuter le “ Public Debate Project ”. Nous pouvions entendre les enfants qui jouaient à l’extérieur, mais nous étions tous concentrés sur l’évaluation de notre travail.

« J'avais pensé qu'il n'y aurait là que des gens pauvres dans l'impossibilité de réaliser quelque chose », continua Sarah, « mais il y avait en fait toutes sortes de gens et au milieu d'eux je me sentis mieux ». Jane approuve par un signe de la tête.

« Nous parlons de nos attitudes », dit Sarah, « et j'essaie de comprendre la mienne parce que souvent je me suis fâchée contre les autorités. Maintenant je m'efforce de voir leurs aspects positifs ».

« J’ai appris à mieux communiquer avec d’autres personnes. Nous gagnons de la force, les uns des autres », ajoute Alan.

Je suis une alliée d’ATD Quart Monde et je connais ces personnes depuis plusieurs années. Je sais qu’elles se trouvent tous les jours en face de la réalité stressante de la pauvreté. Mais c’était la première fois que je me trouvais assise avec elles autour d'une table. Devant des dossiers ouverts, plusieurs prenaient des notes. Nous nous posions une série de questions d’évaluation. Nous écoutions avec respect quand un autre parlait, avant de lui répondre. L’ambiance était pleine de sérénité.

Il s’agissait d’un des week-ends de formation au « Public Debate Project » qui, au terme de trois années, devait aboutir en juillet 2000 au rapport Réussir la participation.

Ce projet avait été financé notamment par la Fondation Joseph Rowntree. Il avait un triple objectif : rendre des gens très pauvres capables de participer au débat public, valoriser leurs contributions par d'autres personnes, influencer les responsables politiques à un niveau national.

Il fallait que ceux qui sont les bénéficiaires de la sécurité sociale en comprennent le fonctionnement et les dysfonctionnements et qu'ils soient en mesure de faire des apports quand il s'agit de discuter les politiques proposées. De telles initiatives, qui essaient d’atteindre la population la plus défavorisée, sont instructives pour explorer comment on peut bâtir une vraie démocratie.

Développer son opinion

La « participation » est devenue un mot-clé pour le gouvernement du Premier Ministre Tony Blair et tient une place importante dans un document de consultation Une stratégie nationale pour un renouvellement des quartiers. Le gouvernement y préconise des projets basés sur la communauté comme moyens pour combattre la pauvreté.

Un peu trop vite peut-être pour certains, le gouvernement s’est engagé à mettre fin à la pauvreté des enfants d'ici 2020. Une de ses premières actions, en 1997, avait été de créer une « cellule contre l’exclusion sociale » pour aider à lancer une stratégie anti-pauvreté. A cette époque, Tony Blair avait dit : « Ce n'est pas seulement une affaire de compassion, il s'agit aussi de l'intérêt de chacun. Si nous pouvons transférer nos moyens financiers d'aide à la prévention des problèmes concrets, il y aura un dividende pour tous ».

Malgré ces pas positifs, quoiqu'hésitants, le gouvernement n’a pas encore prouvé qu’il était conscient des énormes difficultés quand on s’engage à faire participer une population qui fait l'expérience quotidienne du rejet et de l’exclusion.

Pendant ces trois années, le « Public Debate Project » a permis à des hommes et à des femmes de cette population de rencontrer des députés, des ministres, des fonctionnaires dans le cadre d'un groupe interparlementaire initié par ATD Quart Monde et soutenu aujourd’hui par une coalition d’organisations. Mais tout cela n’aurait pas été possible sans la confiance gagnée préalablement.

Ont pris part à ce projet une vingtaine de personnes de Londres et du Sud-Est auxquelles se sont jointes de façon occasionnelle une cinquantaine de participants originaires de l'Ecosse et d'autres régions d'Angleterre. Tous ont expérimenté ou vivent encore aujourd’hui la pauvreté.  La plupart ont connu ATD Quart Monde pendant plusieurs années à travers un accompagnement familial, des ateliers culturels ou des séjours à Frimhurst. Ainsi ils avaient pu acquérir une base de conviction et de compréhension qui les rendait capables de développer leurs opinions dans les séminaires de formation, dans les forums ou à l'occasion d'autres rassemblements formels.

Comment bâtir la participation ?

David a raconté comment il a aidé à préparer dans sa ville la célébration de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre. Il se référait souvent à ses notes abondantes pour rapporter tous les détails de ses rencontres avec différentes personnalités locales. Son enthousiasme et son énergie pour aller au-devant d'elles étaient manifestes. Il s’est engagé avec d’autres pour que soit mieux respectée la partie du cimetière de la ville où sont enterrés anonymement les plus pauvres.

David a une cinquantaine d'années. Sa vie porte la marque de toutes les insécurités qu'il a endurées. Lui et sa femme ont été parfois sans abri et plusieurs fois relogés. Ils ont deux enfants avec eux qui sont de santé fragile et qui ont besoin d’une éducation spéciale. Ils veulent tout faire pour satisfaire aux exigences des services sociaux.

David a été licencié et a vécu de longues durées de chômage. En ce moment il poursuit une nouvelle formation, mais il n’a pas encore assez d’expérience ; alors il est peu probable qu’il soit embauché à la fin de ses cours. En outre, comme il effectue un travail bénévole dans son quartier, on le menace de lui supprimer ses allocations de chômage sous prétexte qu'il n'est plus disponible pour un éventuel travail salarié.

David arrive à la fin de son histoire. Je regarde autour de moi et je me demande dans quelle mesure ce qu’il a voulu dire a été compris par l’auditoire. Nous ne pouvons pas tous parler aisément d’une façon efficace. Il faut une volonté sincère d'écouter et de comprendre ceux qui sont d'un autre bord que soi.

Le rapport Réussir la participation a été présenté au Parlement en juillet 20001, en présence de la ministre chargée de l’exclusion sociale. A cette occasion, Moraene Roberts a pris la parole pour ATD Quart Monde : « Une consultation occasionnelle nous offre l'opportunité de dire des choses qui nous pèsent lourdement, mais cela ne permet pas le développement de nos idées ni des discussions approfondies... Il faut du temps et de la confiance pour présenter de réelles contributions. Participer dans la durée donne aux gens la chance de trouver peu à peu des moyens pour travailler ensemble... et celle de construire par ce processus un nouveau savoir de base ».

Mais l’expérience acquise avec « Public Debate Project » nous montre qu’il y a encore des barrières à surmonter : des obstacles physiques comme une santé faible ou une infirmité; également le manque de disponibilité quand la lutte pour survivre d’un jour à l’autre devient insupportable; mais aussi la conviction, née de l’expérience, que les pauvres n’ont rien d’important à dire. De plus ils sont aussi convaincus qu’on ne les écoutera pas et qu’en général le monde de la politique est étranger au monde des pauvres. Un autre obstacle peut être le langage utilisé dans les discussions, qui est souvent compliqué et inaccessible.

Rassembler les propositions

Le rapport Réussir la participation rassemble les propositions faites durant le « Public Debate Project » qui esquissent des perspectives nécessaires pour créer une véritable politique sociale. Sarah, Jane, Alan et David y ont apporté leurs contributions. Grâce aux discussions et avec l'aide des volontaires, des suggestions pratiques ont pu être formulées.

Les sujets traités ont été : l’éducation, la réforme de l’assistance publique, l’accès à la culture, le placement des enfants et l’adoption. Les expériences des participants ont nourri les débats sur ces questions politiques cruciales.

Par exemple : le gouvernement, suivant l’exemple des Etats-Unis, a eu l’idée de lancer une campagne « Le bien-être par le travail ». Mais « travailler », qu’est ce que cela veut dire pour cet homme qui déclare : « Ma femme est handicapée et moi je m'occupe des enfants et de ma femme 24 heures sur 24. Alors il est hors de question que je cherche un travail hors de chez moi. Ce n'est pas parce que l'on prend soin de quelqu'un que l'on doit vivre avec un revenu dérisoire ».

La Grande-Bretagne a l’un des plus haut taux d’enfants placés en Europe et tous les participants au « Public Debate Project » ont une longue expérience de dépendance à l'égard des services sociaux. L’un d'eux a dénoncé cette injustice : « Des familles normales n'ont pas besoin de se justifier à tout propos mais quand vous êtes dans le système d'aide sociale tout ce que vous faites est analysé et vous n'avez pas la permission de vivre une journée médiocre, de subir un échec temporaire, d'être démoralisé ou en colère ou de vous sentir frustré. Vous devez tout simplement être parfait ».

Le rapport montre clairement que la pauvreté n’est pas simplement une question de manque d’argent. Tricia McConologue l'a très bien expliqué : Notre vie est comme un puzzle. Pour être une personne à part entière, nous avons besoin de tous les éléments. Par exemple, avoir un logement délabré peut affecter notre santé, celle de nos enfants et leur travail à l'école en souffrira. Avoir des dettes, cela veut dire que nous ne pourrons pas déménager même si notre logement est trop petit. Tout cela a des conséquences pour nous et nos enfants : nous vivons dans l'angoisse et l'isolement. Vous ne pouvez le comprendre que si vous le vivez ou au moins si vous parlez avec nous de cette expérience de vie... En général les gens ne demandent pas notre opinion et si les responsables politiques se trompent, ce sont les plus vulnérables qui en sont les plus affectés. Cela accroît le fossé qui nous sépare

Le gouvernement a promis une approche globale et une consultation plus vaste concernant la politique sociale. A travers mon travail avec ATD Quart Monde, j’ai expérimenté ce que cela pourrait signifier. Le rapport Réussir la participation montre que ceux qui vivent personnellement la pauvreté ont des idées en ce qui concerne l’amélioration de la politique et qu’ils veulent partager activement leur expertise. Si on leur garantit un rôle de cette nature, on pourra vraiment développer un travail de prévention contre la pauvreté en Grande-Bretagne.

1 « Participation Works : involving people in poverty in policy-making ». Document de 59 pages qui rend compte du projet « Public Debate Project »
1 « Participation Works : involving people in poverty in policy-making ». Document de 59 pages qui rend compte du projet « Public Debate Project » mené pendant trois ans. Disponible aux Editions Quart Monde.

Katherine Evans

Journaliste, Katherine Evans s'est intéressée à la vie politique, à l'histoire moderne et à la formation des adultes. Elle et son mari ont été volontaires du Mouvement ATD Quart Monde de 1993 à 1999, à Washington et à Marseille.

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