Marie-Christine Hendricks : « Je cherchais un coéquipier »
Deux fois par semaine, dans un centre ouvert en journée aux personnes seules et sans abri, je rencontrais Robert Le Bihan.
Dans ce lieu où l’on était saisi par la solitude, le retranchement, c’était pour moi un réconfort d’aller le saluer. Il était accueillant, et regardait avec intérêt les livres illustrés que j’apportais avec moi pour créer un début d’échange.
Je cherchais quelqu’un avec qui faire équipe... Quand est venu le temps de sortir du centre pour rencontrer les personnes « hors les murs », Robert Le Bihan est vraiment devenu un coéquipier. Il m’a fait confiance en répondant à mon invitation de venir à l’université populaire du Quart Monde. Il avait eu le temps de m’observer et de voir que je ne venais ni apporter des conseils, ni susciter des confidences, mais que je voulais offrir ma considération à chacune des personnes qui se trouvait là.
Il fut présent, par exemple, quand j’ai accompagné Jean-Yves, un homme arrivé pieds nus, jusqu’au magasin de chaussures afin de trouver une paire qui conviendrait à ses pieds bleuis et énormes. A l’université populaire du Quart Monde, il a découvert les racines de mon engagement.
L’incendie du logement squatté où Patrick et Denis ont trouvé la mort a été une étape décisive dans notre cheminement. Bousculée par une autre volontaire, j’ai pris le parti de refuser la fatalité de leur enterrement en fosse commune. Robert et moi, aussi inexpérimentés l’un que l’autre, nous avons entrepris des démarches auprès de la morgue, des pompes funèbres, du curé de la paroisse... Notre équipe a été vraiment «consacrée» à cette occasion. Puis d’autres démarches ont suivi. Nous avons toujours pu compter l’un sur l’autre, et chaque mois nous rechargions nos batteries à la même source de l’université populaire du Quart Monde.
Ce qui a provoqué son engagement actif, ce fut cette nécessité dans laquelle je me trouvais de faire équipe.
Robert Le Bihan : « Si elle n’était pas venue me chercher... »
J’ai connu Marie-Christine au centre Emmanuel, un centre d’accueil de jour à Paris. A ce moment-là, je vivais avec des copains dans les rues.
Je me demandais bien ce qu’elle venait faire là. Et puis, nos relations ont évolué tout naturellement. J’aimais regarder les livres qu’elle apportait. Marie-Christine voulait connaître les lieux où demeuraient les gens qui fréquentaient le centre. Elle m’a demandé de l’accompagner. Nous sommes allés ensemble.
Je connaissais aussi une personne qui me cherchait un emploi. Mais, vu mon état de santé, je ne pouvais pas travailler, alors elle m’a proposé une cure à l’hôpital. Je n’étais pas du tout motivé, mais j’ai pensé : au moins, pendant un moment, elle va me laisser tranquille ! J’ai accepté, mais j’étais bien décidé de reprendre la bouteille à la sortie. Elle est venue me voir à l’hôpital. Elle m’a parlé du jardin bien entretenu sous la fenêtre, de cinéma, de la vie quoi, mais elle ne m’a parlé ni d’alcool ni de travail. Si elle n’était pas venue, j’aurais rechuté. Cette visite amicale m’a fait réfléchir. Ce fut le déclic, le point de départ. C’était tellement inhabituel : une personne qui ne me parlait pas de mes problèmes ! Je ne l’ai pas oublié. Quand elle est partie, je me suis dit : je vais arrêter de boire. Alors j’ai vu les choses différemment.
Mais dans la postcure, je voyais tellement d’injustice et d’hypocrisie que je suis parti. Je suis retourné au milieu de mes compagnons. Ce sont eux qui m’ont fait tenir. J’étais mieux sur un banc avec eux que dans un centre. Pourtant, ils n’y croyaient pas vraiment, à ma guérison. Ils me disaient : « On t’a vu boire », ou bien ils passaient la bouteille devant moi. Malgré tout, c’est avec eux que je me sentais bien. Même s’ils buvaient, j’étais moins tenté de replonger.
Ce qui m’a fait tenir dans les moments difficiles, ce sont les amis : ne pas être seul. C’est ce que j’essaie de donner aussi. Je continue de les voir. Vu l’état dans lequel j’étais, je me dis que tôt ou tard eux aussi vont réagir. Je pense qu’ils peuvent s’en sortir s’ils le décident. L’important c’est qu’à ce moment-là, ils aient près d’eux quelqu’un pour les soutenir.
On tombe vite dans la galère ou la misère et il faut des années pour retrouver l’espoir de s’en sortir. Etre traité comme des êtres humains, ça fait un choc qui pousse à changer.
Marie-Christine est maintenant au Canada. Imaginez ce que ça représente de recevoir une lettre d’amitié quand vous êtes à la rue ! Souvent on n’ose plus écrire soi-même, on ne se rend pas compte du mal que l’on fait ; ma sœur, par exemple, elle me recherchait.
Pascal Lallement nous a invités à son mariage. Il faut se rendre compte de ce que ça représente : vous êtes à la rue et quelqu’un vous invite à son mariage, c’est inouï ! Alors vous vous mettez en mouvement. Petit Louis a fait des pieds et des mains pour trouver un costume, et puis il fallait se doucher, retrouver des gestes de la vie. Ce jour-là on était tous pareils. Des liens d’humanité se tissaient entre les invités.
Marie-Christine m’avait invité à l’université populaire du Quart Monde à Paris. J’ai mis un an pour me décider à y aller, et encore, la première fois j’attendais devant l’escalier. Si elle n’était pas venue me chercher, je ne serais pas entré.
J’aimais y venir mais je n’avais pas envie de parler. J’y entendais des histoires dures de personnes en grande pauvreté qui avaient la force de se battre pour détruire cette misère. C’est cela que je voulais pour mes copains, pour moi.
Je voyais aussi comment les gens se mettaient ensemble. C’est tout cela qui me donnait à chaque fois envie de revenir. Je me sentais plus fort au milieu d’eux. Nous avons formé un groupe pour préparer ces rencontres.
J’avais parfois du mal à retourner auprès de mes compagnons de la rue. Je n’étais pas très solide, j’avais peur qu’ils me tirent vers le bas. L’université populaire m’a permis de ne pas trahir, m’a donné la force de retourner vers eux.
J’ai également participé à des rassemblements au Trocadéro (autour de l'inscription gravée sur le Parvis pour appeler au refus de la misère). C’est là que j’ai pris le micro pour la première fois, pour parler de la mort de Denis et Patrick dans un « squat ». Je ne pouvais pas me taire. J’avais préparé un texte avec Marie-Christine. Beaucoup de mes copains viennent aussi en ce lieu. François, par exemple, y est toujours présent le 17 octobre (Journée mondiale du refus de la misère).
Depuis que je participe, il y a tellement de choses que je fais pour la première fois ! J’essaie d’entraîner mes amis. Il y a eu un moment plus difficile avec mes copains, quand j’ai eu un logement et un travail. Je ne voulais pas les trahir, leur présence m’avait soutenu. Il fallait que je retourne les voir, c’était très important pour moi. Je ne pouvais pas envisager de m’en sortir tout seul, ça n’avait pas de sens à mes yeux. Je voulais qu’eux aussi trouvent l’énergie avec les autres au « 17 octobre », à l’université populaire du Quart Monde.
Lorsque je vais les rencontrer, parfois je tombe mal, je me fais virer, ils me disent : « Qu’est-ce que tu viens foutre ? ». Je sais que ce n’est pas après moi qu’ils en ont, c’est contre eux-mêmes. Je continue à aller les chercher pour qu’ils puissent rencontrer des amis et trouver quelqu’un pour parler avec eux. J’ai envie qu’ils sortent de leur endroit, qu’ils voient autre chose. Je suis allé chercher Pierre, par exemple, pour qu’il assiste au concert d'une chorale. Il en a pleuré ! Ce sont des événements comme ça qui les font bouger, qui les changent. Je sais ce qu’ils sont chacun, ce à quoi ils aspirent. Evelyne, qui vivait avec sa fille Elodie, voulait arrêter de boire pour devenir la plus jolie des mamans. Elle avait 32 ans.
Ce qui peut vraiment nous changer c’est d'être traités comme les autres. Si quelqu’un vous fait confiance, vous vous sentez mieux dans votre peau. Quand Denise m’a confié les clés de sa maison, j’étais tellement fier de cette responsabilité ! Quand j’étais dehors, je sentais sur moi le mépris, l’indifférence. Ma meilleure amie, c’était la nuit, elle me cachait aux regards des autres.
J’ai appris aussi à écouter. Marco me demande de lui téléphoner, il a envie de parler. Il m’entretient de sa famille. Sa vie défile dans sa tête. Ensemble on réfléchit. Si on reste seul, on devient fou. Il faut croire très fort que les personnes sont capables de changer, mais il faut du temps. Par exemple, je ne prenais jamais les transports en commun avec François : il insultait tout le monde, j’avais honte. Récemment j’ai pris le bus avec lui : il était calme.
Pour moi, c’est le plus important : que chacun trouve toujours quelqu’un à qui parler, qu’il puisse « sortir », voir autre chose, participer.
J’ai découvert le théâtre, la musique, j’ai participé à des ateliers informatiques. C’est tout cela qui embellit la vie et qui nous fait nous sentir un être humain comme les autres.
Pascal Lallement : « Notre compagnonnage m’a encouragé...»
La grande question de Robert Le Bihan, lorsque je l’ai rencontré pour la première fois, c’était : « Actuellement, je m’en suis sorti, comment je peux faire pour garder des liens avec ceux qui sont à la rue et que j’ai connus ? Comment leur montrer que je ne les ai pas trahis, comment continuer à être proche d’eux ? » C’était très dur pour lui de les retrouver dans cette situation-là. J’étais très impressionné de voir comment il s'efforçait de leur rendre visite. Lorsque moi, je n’avais pas envie d’aller quelque part au risque de me faire engueuler ou mettre dehors, je pensais à lui. A un moment où c’était dur pour lui de retourner les voir, je lui avais dit que le fait de participer à l’université populaire du Quart Monde, c’était un véritable engagement pour ses copains.
Nous sommes tous les deux très silencieux. Notre compagnonnage m’a encouragé à ne pas poser de questions. Je découvrais aussi que Robert Le Bihan pouvait dire à ses copains des choses que moi, je ne pouvais pas leur dire. Il est devenu pour certains une référence parce qu’il s’en est sorti et ne les a pas laissé tomber. Ils attendent en fait sa visite. Entre eux, ils ne se parlent pas de la même manière qu’avec moi.
Robert Le Bihan m’a aidé à voir clair dans mon propre engagement. Quand je me disais parfois : « A quoi ça sert d’aller seulement voir les gens, il faudrait que j’aille vivre avec eux », il m’a dit : « Si tu vas vivre avec eux, ils ne te respecteront plus, tu seras comme eux. Il faut que tu arrives et que tu leur apportes autre chose. Il faut que tu restes ce que tu es. Un jour peut-être ils auront un déclic comme moi je l’ai eu ».