En 1977, le gouvernement du Québec a mis sur pied un réseau de Centres de la Petite Enfance (CPE) pour les enfants de 6 mois à 5 ans. Ce réseau, toujours en croissance, demeure un élément clé de la politique familiale gouvernementale. Il a pour finalité d’assurer l’égalité des chances des enfants en offrant des services de garde éducatifs de qualité à faible coût, soit 8,85 $ par jour. Les familles recevant de l’aide sociale de l’État, sont toutefois exemptées de cette contribution financière.
Il faut cependant en faire beaucoup plus pour que les enfants des familles les plus défavorisées prennent leur place dans ce réseau, et puissent bénéficier d’un cadre éducatif riche et stimulant.
J’aimerais l’illustrer concrètement cet enjeu dans le CPE ou je travaille depuis une vingtaine d’années comme intervenante en éveil à la lecture.
Une volonté d’accueillir TOUTES les familles
Le CPE dans lequel je travaille est situé dans l’est de Montréal, un quartier traditionnellement ouvrier et francophone. 36 % des 110 familles que nous desservons sont exemptées de la contribution financière. Nous offrons, depuis le tout début de la création du CPE, un mode de garde par demi-journée, car les parents absents du marché du travail sont souvent peu enclins à confier leur enfant pour des journées complètes, au moins au début. Nous avons depuis ajouté la possibilité de journées complètes, mais les demi-journées sont là pour rester, même si elles demandent davantage de gestion.
Il n’y a pas d’horaire imposé pour l’arrivée de l’enfant, horaire qui serait difficile à respecter pour certains. Dès le départ, tout est mis en œuvre pour créer un lien de confiance avec le parent, surtout si celui-ci est référé et suivi par les services de la Protection de la Jeunesse. Par exemple, le parent peut accompagner son enfant dans le local, il peut rester sur place dans une salle réservée aux parents ou bien garder un contact téléphonique avec nous. En cas d’absence, nous appelons le parent pour prendre des nouvelles et veiller au retour de l’enfant.
Nous offrons également la possibilité aux parents de s’impliquer dans la préparation et l’animation des différentes fêtes de l’année. Nous avons fait le choix de faire « équipe » avec les parents. Avec l’expérience, nous savons que certains parents n’osent pas lever la main pour offrir leur aide, alors nous les interpellons personnellement et c’est parfois le début d’une belle participation, très valorisante. En nous quittant, alors que leur enfant rentre à l’école, ces parents se sentent riches d’une expérience de « bénévolat » qu’ils ne pensaient jamais pouvoir vivre.
Soutenir le développement des enfants : l’éveil à la lecture
Un bon nombre d’enfants que nous accueillons souffrent d’un défaut de stimulation langagière dans leur milieu familial. Les parents ne sont pas conscients de leur rôle dans le développement du langage de l’enfant, comme si celui-ci apprenait à parler tout seul. Ils n’ont pas toujours non plus, dans une vie chaotique et souvent stressante, la disponibilité nécessaire pour expliquer, verbaliser, écouter l’enfant et le faire parler.
Cela dit, la grande majorité des parents connaissent l’importance de la lecture aux jeunes enfants car ce message est relayé par de nombreux intervenants, tels que le pédiatre, l’infirmière en périnatalité, la travailleuse sociale, etc. Les parents nous font part de leurs efforts en ce sens : ils ont essayé de « lire » des livres avec leurs enfants mais l’expérience s’est souvent révélée décevante. Le choix des livres y est pour quelque chose – mais pas seulement. Ces essais peu concluants découragent les parents mais surtout, ils renforcent leur perception que « leur enfant n’aime pas les livres », – comme bien souvent eux-mêmes d’ailleurs qui ont connu un parcours scolaire difficile.
« Quand Samuel est arrivé en septembre à la garderie, il ne voulait rien savoir de la lecture.
On avait acheté par la poste la collection des livres de Walt Disney, on l’asseyait près de nous pour lire, mais il n’était pas attentif du tout.
Avec sa mère, on s’est dit : C’est trop tôt, on verra plus tard. On a laissé ça de côté… »
Michel, père de Samuel, 4 ans.
Au CPE, nous utilisons le livre et l’album jeunesse comme support privilégié pour l’apprentissage du langage de l’enfant, mais également de son attention et de son raisonnement1. Nous avons fait de l’Éveil à la lecture une priorité de notre programme éducatif et nous avons mis en place différentes stratégies.
1 – Gagner l’intérêt de l’enfant
Nous disposons d’un grand nombre d’albums jeunesse, sélectionnés avec soin. Trop souvent, on offre en lecture aux enfants des livres récupérés à droite et à gauche, avec des textes trop longs ou pas assez explicites, des illustrations insuffisantes ou incohérentes avec le texte ou encore des livres-produits dérivés des émissions télévisées. Ces livres-là, de piètre qualité, ont un effet « repoussoir ». Pour ces enfants dont le milieu familial n’est pas outillé pour transmettre les richesses de l’écrit, il faut le meilleur de la littérature jeunesse.
Au CPE, les livres sont à la portée des enfants et donc ils sont accessibles en tout temps de la journée. En effet, les enfants doivent pouvoir manipuler les livres, retourner librement à celui qu’un adulte vient de lire afin de vérifier des hypothèses, affiner leur compréhension, et même se raconter l’histoire à nouveau. Pour cette raison, nos livres sont souvent cartonnés, et si ce n’est pas le cas, nous les renforçons avec du papier collant. Et bien sûr, nous les réparons dès que nécessaire, parfois en présence des enfants, qui par la suite, nous indiquent à l’occasion eux-mêmes les livres qui sont abimés.
Par expérience, nous savons que chaque enfant peut trouver, avec le soutien de l’adulte, un livre qui deviendra sa « porte d’entrée » dans la lecture. Cela se fait grâce à une approche individuelle et « sur mesure », dans une relation de proximité affective et physique avec l’adulte.
2 – Ouvrir un dialogue avec le parent
Il faut intéresser le parent, le surprendre même en lui communiquant les moindres progrès de son enfant dans la découverte des livres et de la lecture. Dans le compte-rendu de la journée de l’enfant, il faut faire une place au livre que l’enfant a découvert ou dont il a demandé la lecture. Par exemple :
« Votre bébé apprend à tourner les pages, votre enfant est venu tout seul sur le tapis de lecture, il a écouté l’histoire jusqu’à la fin, il m’a redemandé deux fois la même histoire… etc. »
Ces communications, si elles sont régulières, vont avoir pour effet d’éveiller l’intérêt du parent et aussi de le convaincre de l’importance de ces apprentissages, au moins aussi importants que les messages liés à l’alimentation et au sommeil de leur enfant.
« Quand l’éducatrice de Steven m’a dit qu’elle avait regardé un livre avec lui, je suis restée surprise. À la maison, j’y arrive pas, il veut pas rester assis à côté de moi… »
Katy, mère de Steven, 2 ans.
3 – Prendre le parent à témoin
On veut lui faire la démonstration que son enfant s’intéresse aux livres. Pour cela, le parent doit voir son enfant en interaction avec les livres. Les moments de lecture sont quotidiens et parfois à l’initiative des enfants eux-mêmes. Quand le parent vient rechercher son enfant, il n’est pas rare que ce soit précisément un moment de lecture. Il faut en effet permettre au parent d’être témoin de l’intérêt grandissant de son enfant pour ce temps avec les livres. Parfois, un enfant va expressément demander à son parent d’attendre la fin de la lecture. Des parents peu convaincus au départ, nous font part de leur surprise et il y a toujours une fierté à dire « Mon enfant aime les livres ! On voit qu’il aime ça ! »
4 – Partager les moyens de la réussite
Fort de notre succès auprès des enfants, nous avons décidé de prêter l’essentiel de nos livres à la maison. Nous avons donc créé une « bibliothèque » afin de permettre aux parents de vivre eux-aussi des expériences réussies de lecture à la maison.
Bien sûr, des parents se montrent tout d’abords réticents à utiliser ce service. La crainte d’abîmer les livres est bien réelle. Nous les rassurons, nos livres sont résistants et nous les réparons dès que nécessaire. Nous dédramatisons aussi le risque de perdre un livre, et dans les faits, cela arrive assez peu. Parfois, le parent accepte la suggestion de l’éducatrice de faire l’essai avec un livre que l’enfant a déjà découvert avec nous et qu’il aime beaucoup. La faible habilité en lecture du parent est compensé par l’intérêt de l’enfant pour ce livre précis. C’est même l’enfant qui va initier le temps autour du livre. Ça change la dynamique, et ça change la perception du parent.
La mère d’Esperanza a plusieurs fois refusé notre proposition de ramener un livre à la maison. Nous continuons malgré tous nos efforts pour intéresser Esperanza aux livres.
Un jour, voyant le livre à rabats que nous lui proposons, la mère accepte de le ramener à la maison.
Après la fin de semaine, la maman revient nous voir : « Esperanza adore le livre. On l’a regardé tous les jours. »
Nous observons aussi un effet d’entraînement : des enfants plus âgés réussissent à convaincre leur parent de ramener tel ou tel livre à la maison. Ce n’est pas gagné pour tous les parents mais cette bibliothèque de proximité joue un rôle important : elle constitue une marche intermédiaire à la bibliothèque municipale.
« Dès que les filles voient la bibliothèque ouverte, elles veulent prendre des livres. Rose a déjà pris trois fois le livre ‘Chez le docteur’. Elle l’adore. Elles me redemandent de lire plusieurs fois les mêmes livres, un peu trop à mon goût ! Je pense m’inscrire à la Bibliothèque M (du quartier). » […]
Un rôle essentiel
Les Centres de la Petite Enfance ont un rôle essentiel à jouer dans la lutte contre la pauvreté et la protection de l’enfance ; un rôle d’inclusion sociale mais aussi un rôle de soutien dans le développement des enfants, en particulier dans celui de l’acquisition du langage oral et écrit. C’est forte de cette conviction que je suis, aujourd’hui encore, engagée dans ce lieu auprès des enfants et de leurs familles.