Partenaire des très pauvres

Lucien Duquesne

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Lucien Duquesne, « Partenaire des très pauvres », Revue Quart Monde [En ligne], 176 | 2000/4, mis en ligne le 01 juin 2001, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2252

Considérer les exclus comme les premiers acteurs de la lutte contre la misère et l'exclusion et se considérer soi-même comme appelé à devenir leur partenaire dans cette lutte constitue l'un des plus grands défis de l'innovation sociale. Extraits d'une intervention de l'auteur au Forum organisé à Poitiers par la Fédération nationale des associations d'accueil et de réadaptation sociale (FNARS) et par l'Association nationale des assistants de service social (ANAS) les 15, 16 et 17 mars 2000.

Pendant des siècles, on a regardé les pauvres essentiellement à travers leurs manques, leurs problèmes, leurs défaillances... On les a traités avec mépris et condescendance ; on les a assistés, éduqués, rééduqués, contrôlés, punis, enfermés, rejetés... On les a qualifiés d’asociaux, de débiles, de déviants, de fainéants, de profiteurs... On en a fait des gens différents.

Cette manière de voir les pauvres dans l’histoire nous colle encore à la peau aujourd’hui. Elle a imprégné notre culture, notre éducation familiale, scolaire, civique, religieuse. Avec les meilleures intentions du monde, nous transmettons à nos enfants qu’il y a toujours eu des pauvres, qu’il y en aura toujours, que nous ne pouvons guère faire mieux que les aider à vivre leur misère le moins mal possible.

Ce faisant, nous donnons du crédit à cette fausse idée : on ne peut pas détruire la misère mais seulement la soulager. Nous oublions qu’il en fut de même pour l’esclavage et l’apartheid longtemps considérés comme des situations inéluctables. Celles-ci furent finalement abolies parce que refusées par des militants acharnés du respect des droits de l’homme.

Madame Heidinger, vivant dans la pauvreté et militante du Mouvement ATD Quart Monde, a contribué pendant deux ans à une formation de travailleurs sociaux en Alsace. Elle a dit un jour : « A la DASS (Direction de l'action sanitaire et sociale), on ne me comprend pas, je me sens diminuée, dégradée. En participant à cette formation, j’ai trouvé un peu de liberté pour m’exprimer. C’est ça qu’il faut arriver à faire : changer le regard sur les pauvres et reconnaître que les pauvres peuvent apprendre des choses aux autres ».

Les conditions d'un tel partenariat

Ce serait une erreur de considérer le partenariat avec les démunis comme une technique ou une méthode d’action. C’est beaucoup plus de l’ordre d’une attitude, d’une manière d’être.

Etablir un partenariat avec quelqu’un, c’est se mettre d’accord avec lui sur la finalité à atteindre, c’est élaborer ensemble un projet et agir de concert pour le réaliser. Or, on ne peut établir un tel partenariat avec quelqu’un qu’on ne considère pas comme son égal. Une condition essentielle du partenariat avec les pauvres et exclus est donc que nous nous considérions les uns et les autres comme des égaux : en dignité, en droit, en intelligence, en savoir (même s’il ne s’agit pas d’un savoir identique) ... « Il faut qu’on reconnaisse que les pauvres peuvent apprendre des choses aux autres », dit Mme Heidinger.

Elle sait que lorsqu’on s’adresse aux exclus comme à des malheureux et des assistés, ils restent des malheureux et des assistés. Elle sait que lorsqu’on sollicite seulement leurs témoignages (comme le font la plupart du temps les médias), ils risquent de se trouver enfermés dans ces témoignages. Elle sait aussi que lorsqu’on sollicite la réflexion, la pensée, le savoir des plus démunis, ils apportent cette réflexion, cette pensée, ce savoir. C’est, en tout cas, ce que nous expérimentons, notamment dans les universités populaires Quart Monde que nous animons depuis 1972. C’est aussi ce qui a été mis clairement en avant récemment, dans le cadre d’un programme franco-belge de recherche-action-formation qui a fait travailler ensemble pendant deux ans quinze militants d’ATD Quart Monde, dix universitaires de toutes disciplines et cinq volontaires permanents du Mouvement. Il en est résulté un livre qui a pour titre Le croisement des savoirs1. Un autre programme, faisant suite au premier, est actuellement en préparation.

Il ne faudrait pas croire que les pauvres et exclus demandent seulement à être consultés et informés. Bien sûr, faire l’effort d’informer et de consulter est souvent le signe d’une grande évolution, d’un progrès. Pour autant, cela reste une information ou une consultation. Ce n’est pas encore du partenariat, même si cela peut y conduire. Sans compter que ce pourrait être un alibi : on met en place un projet, on prend des mesures, puis on en informe les pauvres et on les consulte. Du coup, ils ne peuvent qu’être satisfaits puisqu’ils ont été consultés et informés ! Le problème, c’est qu’ils n’ont pas été associés à l’élaboration du projet...

Je ne dis pas que ce soit facile. Nous en sommes tous au stade du tâtonnement en la matière. Mais certaines expériences peuvent nous éclairer. Par exemple, on a constaté que si l’on arrive à fixer des objectifs avec une famille à partir de ses priorités (par exemple, la scolarité de ses enfants) et non pas à partir de ce qui nous paraît, à nous, comme prioritaire (par exemple, l'éradication de l’alcoolisme du père), la confiance peut s’installer et déboucher sur un contrat précis pour atteindre les objectifs fixés dans un délai donné. Et c’est dans un second temps, grâce justement à la confiance établie, que le problème qui nous semblait prioritaire (l’alcoolisme) pourra être abordé par la famille elle-même, donc avec de meilleures chances de succès.

Cela nous montre que le partenariat ne peut qu’être fondé sur une confiance réciproque. Celle-ci prend du temps et c’est vrai que les travailleurs sociaux n’ont pas toujours les conditions de travail qui leur permettraient de prendre ce temps... Quoi qu’il en soit, les plus démunis ne nous feront confiance que s’ils sentent que notre projet est le leur. C’est ce qu’exprime cette mère de famille : « Je suis mal à l’aise quand mon assistante sociale vient à la maison. Elle ne me prévient pas. Je n’ai pas le temps de préparer dans ma tête ce que je voudrais lui dire et je me demande ce qu’elle a dans sa tête vis-à-vis de nous. J’aimerais lui dire en confiance ce que j’attends comme aide dans mes difficultés à élever mes enfants et qu’elle me fasse part de ce qu’elle peut m’apporter. »

Le partenariat ne peut donc exister sans connaissance les uns des autres et sans formation pour cela. La loi d’orientation contre les exclusions de juillet 1998 stipule que les formations sociales doivent assurer à la fois « une approche globale et transversale, une connaissance concrète des situations d’exclusion et de leurs causes. Elles préparent les travailleurs sociaux à la pratique du partenariat avec les personnes et les familles visées par l’action sociale. »

En commentant le contenu de cette loi contre les exclusions, les responsables de l’Institut de formation des travailleurs sociaux (IFTS) d’Echirolles dans l'Isère font remarquer que, désormais, « la lutte contre les exclusions nécessite de s’orienter vers de réelles logiques de développement social, de participation, d’accompagnement permettant aux personnes d’être réellement auteurs/acteurs de leur vie. » Le travail social, ajoutent-ils, doit donc « passer d’une logique de la réparation à une logique de production de changement social...Il ne s’agit plus de définir des besoins et des réponses pour des usagers. »

Si les acteurs sociaux parviennent à mettre en pratique ce partenariat entre eux et les exclus, ils vont devenir des précurseurs. Ils vont contribuer à faire reconnaître que tous les êtres humains sans exception ont une réflexion, une pensée, un savoir qui ne demandent qu’à s’exprimer pourvu qu’ils soient sollicités. Ils vont contribuer à ce que nos responsables politiques cessent de se comporter comme si la question de l’exclusion n’était qu’une affaire marginale de redistribution ou d’aide sociale réservée aux travailleurs sociaux et aux associations d’entraide, plus ou moins instrumentalisées d’ailleurs. Ils vont également faire comprendre - en partenariat avec les plus démunis - que ceux-ci n’interpellent pas tellement la société par rapport à l’augmentation des aides qu’elle devrait leur consentir, mais beaucoup plus profondément, par rapport à ses choix politiques, économiques, culturels, spirituels... dont leur sort dépend directement et sur lesquels ils aimeraient peser.

Ce partenariat, si difficile mais si nécessaire, a des effets directs sur les exclus parce qu’ils se sentent considérés et sur nous parce qu’il fait changer notre regard ; mais il a aussi un effet direct sur la politique (au sens de « conduite de la cité »), car il induit un projet de société : une société pour tous, puisqu’elle se bâtirait sur la base d’un partenariat entre les exclus et les autres.

1 Ed.Quart Monde, éd. de l’Atelier, 2é édition 1999. Voir aussi dans ce numéro l’article Citoyenneté, représentation, grande pauvreté.

1 Ed.Quart Monde, éd. de l’Atelier, 2é édition 1999. Voir aussi dans ce numéro l’article Citoyenneté, représentation, grande pauvreté.

Lucien Duquesne

Volontaire-permanent du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1967, Lucien Duquesne en est aujourd'hui un des vice-présidents. Il est chargé en particulier de suivre les questions relatives au partenariat.

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