La pensée d’Amartya Sen sur le développement

Paul Grosjean

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Paul Grosjean, « La pensée d’Amartya Sen sur le développement », Revue Quart Monde [En ligne], 176 | 2000/4, mis en ligne le 01 juin 2001, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2253

Confondre croissance économique et développement dénote une conception étriquée de l'homme et de l'économie, contre laquelle Amartya Sen n'a cessé de lutter. Pour lui, l'économie est une science morale, et le développement le processus par lequel les libertés réelles des personnes s'accroissent.

L’attribution du prix Nobel d’économie à Amartya Sen, fin 1998, a consacré non seulement ses mérites propres, mais aussi un courant de pensée nettement moins connu du grand public mais bien plus fécond que le libéralisme économique omniprésent. Ce courant de pensée est récapitulé dans le titre de son ouvrage : L’économie est une science morale1 . Un an plus tard, Amartya Sen publie un nouveau livre : Development as Freedom2 , synthèse de sa pensée, qui permet d’en saisir l’originalité, la profondeur humaniste, la puissance libératrice de la « pensée unique », et l’enracinement dans celle des pères fondateurs de l’économie. A ce titre, elle mérite d'être mieux connue.

Né en 1933 à Santiniketan au Bengale (Inde), Amartya Sen est conscient d’appartenir à la plus grande démocratie du monde, qui a su poursuivre, tant bien que mal, des objectifs de justice sociale en même temps qu’une croissance économique. Il en véhicule la culture multi-millénaire qu’il intègre dans sa pensée, avec celles des grands penseurs de l’Orient, du monde méditerranéen et de l’Occident. Docteur en sciences économiques de l’université de Cambridge (1959), il a été professeur à Calcutta dès l’âge de 23 ans, puis à Cambridge, à New Delhi, à la London School of Economics et à Oxford. De 1987 à 1998, il a enseigné l’économie et la philosophie à Harvard (Etats-Unis). A présent, il est professeur à Trinity College, à Cambridge (Angleterre). Il est veuf d’Elena Colorni, fille du penseur et résistant antifasciste italien Eugenio Colorni, lié au courant dit du « socialisme libéral ». Sa seconde épouse, Emma Rothschild, est elle-même une économiste sociale de renom qui a contribué à une « relecture » de l’économiste Adam Smith comme penseur social.

L’intelligence du cœur

La notoriété précoce d’Amartya Sen chez les spécialistes est due à son premier grand ouvrage Collective Choice and Social Welfare3 (1970) dans lequel il s’est attaqué au fameux et désespérant théorème de Arrow et Debreu (1951). Celui-ci démontrait, à la suite de Condorcet, l’impossibilité de construire un choix collectif rationnel à partir des préférences individuelles de chacun. L’originalité de Sen a été de montrer que si l’on dépasse la stricte rationalité économique de l’individu poursuivant son propre intérêt, en prenant en compte l’ensemble des composantes du comportement humain (compassionnelles, normatives, de solidarité, de coopération, etc.), on peut arriver à des choix sociaux rationnels intégrant les préférences des individus.

A partir de cette reconnaissance fondamentale de la « multi-dimensionnalité » du comportement rationnel de l’homme, l’œuvre abondante et perspicace de Sen explicite cette rationalité globale dans de nombreux domaines (faim, pauvreté, libertés, situation des femmes, croissance économique, distribution de la richesse et du revenu, etc.), en recherchant les possibilités diverses de sa mesure et, en bon économiste, l'efficacité des moyens.

Dans cette mesure de la rationalité globale, Sen est mondialement connu pour avoir été une des principales chevilles ouvrières, avec Mabhub ul Haq4, de l’élaboration par le Programme des Nations unies pour le développement de « l’indice de développement humain » (IDH). Cet indice composite classe les pays du monde en intégrant le revenu par tête (mesuré sur base de la parité du pouvoir d’achat), la santé (mesurée par l’espérance de vie) et l’alphabétisation (mesurée par le taux de scolarisation des hommes et des femmes).

L’économie comme science morale

Pour beaucoup de praticiens de l'économie, celle-ci se limite à la rationalité des résultats positifs qu’on obtient par rapport à leurs coûts, pour autant que les deux puissent se mesurer en termes monétaires. Mais à partir du moment où les résultats, même s’ils sont d’une valeur humaine indiscutable (un enfant alphabétisé, une personne guérie, un exclu réintégré, etc.), ne peuvent pas se mesurer monétairement, ces économistes passent la main « au social ».

La force de Sen est précisément d’élargir ce qu’il appelle « la base informationnelle » de l’action humaine. Il y inclut, en la relativisant, la logique du marché et son indiscutable efficacité dans une rationalité plus large dont elle n’est plus qu’une composante, presque toujours nécessaire mais jamais suffisante. Pour lui, les valeurs mesurées sur les marchés reflètent les coûts relatifs des moyens nécessaires pour atteindre des objectifs humains. Mais la valeur de ces objectifs eux-mêmes ne se mesure pas sur les marchés5. Il est donc un partisan convaincu de l’économie de marché comme mode de fonctionnement libre de la production et de la distribution d’un grand nombre de biens et services. Mais il ne confond pas pour autant la valeur « économique » mesurée par ces marchés avec les valeurs humaines que l’activité économique contribue à promouvoir.

Pour Sen, la mesure du développement par la croissance du revenu par tête d’habitant n’est pas « l’indicateur » mais « un des » indicateurs du développement, auquel doivent s’ajouter la mesure d’autres valeurs comme l’accès à l’éducation, à la santé, à la sécurité, aux libertés politiques et sociales, à la liberté d’entreprendre, tant dans le domaine strictement économique que dans le domaine social. Il cite en exemple l’Etat du Kerala, en Inde, qui a su atteindre des résultats remarquables en termes de développement humain tout en ayant un faible revenu par tête d’habitant. A contrario, il montre que certains groupes dans les pays développés (comme les Noirs aux Etats-Unis) ont de très faibles espérances de vie (mesure de la santé), un accès catastrophique à la sécurité physique personnelle ou à la formation, bref un indice de développement humain très faible, alors que le revenu par tête du pays dans lequel ils vivent est parmi les plus élevés.

L’Etat n’a pas le monopole du social

Par rapport au rôle de l’Etat, Sen est aussi novateur et dérangeant. Il soutient en effet que l’Etat doit dans une certaine mesure perdre son monopole de l’action sociale. Avec Jean Drèze6, il avait montré que dans la lutte contre la famine, c’est une intervention combinée de l’Etat et d’entités privées, sociales et médiatiques, agissant dans un contexte de liberté politique, qui permet d’éliminer à très faible coût cette calamité. La rénovation au cours des années 1990 de l’action des grands organismes internationaux (Banque mondiale, Union européenne …) dans le domaine de la sécurité alimentaire, découle en droite ligne de la pensée de Drèze et Sen, en intégrant de nombreuses composantes de la société civile dans la stratégie de lutte contre la faim.

Ce rôle de la société civile, indispensable en termes d’efficacité sociale, ne se limite évidemment pas à la lutte contre la faim. Sen l’étend à toute action de développement, tant dans les pays dits « en développement » que dans les pays dits « développés ». Il montre bien que sans cette initiative « privée », le développement humain recherché ne pourra pas se réaliser. Pour lui, le bien-être social est l’affaire de tous. Comme pour l’activité économique au sens strict, l’Etat doit avoir un rôle de régulateur, de coordonnateur et en partie de bailleur de fonds, mais pas pour autant le monopole du financement ni surtout de la production des services sociaux.

Sen montre ainsi l’indiscutable nécessité des organisations non gouvernementales qui poursuivent des objectifs de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, de promotion des droits de l’homme, de justice sociale, etc, sous n’importe quelle latitude. Par rapport à l’objectif de développement humain, ces entités « privées » sont des « producteurs d’utilité sociale » aussi nécessaires et contributives au développement que les entreprises économiques à fin lucrative. A ce titre, elles méritent toute l’attention de l’économiste car elles sont, elles aussi, justiciables d’un « calcul économique » qui demande de définir des priorités et d’apprécier la relation entre leurs coûts et leurs résultats. Ces résultats sont appréciés non pas en termes monétaires, mais en termes d’évaluation qualitative et d’indices quantifiables, reflétant des valeurs humaines collectivement approuvées.

Qu’est-ce que le développement ?

Si le développement humain n’est pas uniquement la croissance du revenu par tête ni même sa « juste » distribution entre les personnes, qu’est-il donc ? Le titre de « Development as Freedom » dit en trois mots ce que Sen affirme : « Le développement peut être considéré comme le processus par lequel les libertés réelles des personnes s’accroissent ». C’est en poursuivant les libertés politiques, sociales et économiques que l’on promeut une société dans laquelle chaque personne peut être l’agent de la formulation et de la réalisation des valeurs qu’elle poursuit, ainsi que son bénéficiaire. Sen laisse à chacun le soin de définir ces valeurs. La liberté pour chacun de les poursuivre, individuellement et collectivement, dans la mesure de leur compatibilité réciproque, est ce que vise le développement.

Cette approche est nouvelle : l’objectif du développement n’est pas la poursuite d’un état quelconque de « bonheur national brut » mais la possibilité pour chacun de poursuivre son bonheur multidimensionnel, grâce aux libertés individuelles et associatives7. Le bonheur n’est pas définissable, mais bien la liberté de le poursuivre8 ; c’est donc à l’aune de la liberté que l’on pourra mesurer le développement. La liberté est centrale pour deux raisons : parce qu’elle est le critère global permettant d’évaluer le bien-fondé de toute action, et parce qu’elle est l’état social le plus efficace pour permettre à chacun de contribuer lui-même à la poursuite de son épanouissement.

Les libertés à poursuivre peuvent et doivent se décliner dans de nombreux domaines : la liberté de « ne pas mourir de faim », de disposer d’un revenu comme moyen d’accéder à un certain nombre de biens, à la santé, à l’éducation, à la culture, à une spiritualité choisie, quels que soient son sexe, sa religion, sa tribu, sa nationalité etc. Dans bien des cas, les actions de développement commenceront par une lutte contre les non-libertés évidentes dans les domaines politique, social et économique (notamment la non-liberté de la pauvreté), dans celui de l’égalité des chances, de la protection et de la sécurité.

La poursuite de la liberté sur tous ces fronts en même temps est indispensable, parce que les libertés se confortent et se renforcent l’une l’autre. La liberté politique formelle est vide sans liberté d’entreprendre et d’utiliser son revenu ; celle-ci sera précaire sans liberté de recourir à la justice ou de bénéficier de sécurité. De même, la liberté de s’associer, de parler, de publier, d’être partie prenante et entendue du système de gouvernement est indispensable pour contribuer à la formulation des valeurs qui seront socialement poursuivies et collectivement acceptées. Développer, c’est donc agir pour que tout type de liberté s’accroisse, en commençant par celles qui sont le plus évidemment bafouées.

Sen se rend bien compte qu’il ne donne pas une recette facilement applicable à toute société. Il ne pense pas qu’on puisse arriver, dans le domaine du développement, à un indicateur aussi simple que le revenu par tête, qui prétendait tout mesurer. En prenant la liberté comme étalon, il donne un référentiel qui met sur pied d’égalité toute action « économique ou sociale » contribuant à la liberté. La liberté économique d’entreprendre est affirmée mais n’est plus seule, loin s’en faut. Cet étalon de liberté permet de guider les choix et de faire les arbitrages par rapport aux contraintes inéluctables.

Amartya Sen et Joseph Wresinski

On ne peut qu’être frappé par les nombreux points d’accord profond entre la pensée d’Amartya Sen et celle du père Joseph Wresinski. Tout d’abord, la reconnaissance de la pauvreté et de la misère comme un état global dont les composantes sont bien plus complexes que l’insuffisance de revenu. En second lieu, l’affirmation que la lutte contre la pauvreté et la misère doit donc s’adresser à toutes ces composantes : restauration de la dignité, reconnaissance de la personne et de ses droits, de ses savoirs, de ses capacités, accès à la formation, à l’éducation, à la santé en plus d’un meilleur revenu. Enfin, la conviction que les pauvres et les exclus doivent être « les agents et non les patients » du développement. Développer, c’est donc aussi donner la capacité9 à ces agents potentiels de prendre leur sort en main à partir de ce qu’ils sont, de formuler et de mener eux-mêmes leurs plans d’action. Développer, c’est rendre les gens libres et capables d’agir.

Dans les années 1950, le père Joseph avait eu, dans la banlieue parisienne, l’intuition viscérale de ce qu’Amartya Sen affirme : il l’avait mise en œuvre et avait forgé lui-même, dans de nombreux textes, la théorie de ce qu’il faisait. En étendant son action à plusieurs foyers de misère de la planète, le Mouvement ATD Quart Monde a montré une compréhension pragmatique de la similitude des états de misère sous toutes les latitudes. En cela il va à la rencontre d’Amartya Sen qui, partant, quant à lui, de la situation des pays pauvres, constate que le développement, défini comme l’accroissement de liberté d’être et d’agir, doit être poursuivi sur toute la planète. L’œuvre de Sen, et particulièrement son dernier ouvrage Development as Freedom vient donc confirmer, dans le langage des penseurs économiques et sociaux, ce que le père Joseph Wresinski avait perçu, réalisé et dit à partir de sa pratique. Depuis longtemps déjà, les membres d'ATD Quart Monde se réunissent en chantant « O ! Freedom » !

1 Editions La Découverte, Paris 1999, 127 pages. L’introduction de Marc Saint-Upéry situe la pensée de Sen dans le contexte de la pensée économique

2 Oxford University Press, 1999, 366 pages. Edité en français par les Editions Odile Jacob sous le titre Un nouveau modèle économique. Développement

3 Choix collectif et bien-être social

4 Mahmub ul Haq, d’origine pakistanaise, est un des grands penseurs socio-économiques de notre époque. Grand ami d’Amartya Sen, il fut d’abord haut

5 Amartya Sen rappelle qu’un auteur classique comme Adam Smith, souvent considéré comme le fondateur de l’économie de marché par des citations trop

6 Hunger and Public Action par Jean Drèze et Amartya Sen, Oxford University Press, 1989 ; India : Economic Development and Social Opportunity, 1995.

7 Sen rejoint ici la « Déclaration d’indépendance des Etats-Unis » (1776) qui donne la libre poursuite du bonheur (« The pursuit of happiness ) comme

8 Voir aussi sur ce thème, Qu’est-ce que la richesse? de Dominique Méda, Alto Aubier, Paris, 1999

9 Dans les écrits de Sen, le terme anglais « capability » prend une nouvelle dimension de « rendre capable de » qu’on pourrait rendre par le

1 Editions La Découverte, Paris 1999, 127 pages. L’introduction de Marc Saint-Upéry situe la pensée de Sen dans le contexte de la pensée économique, sociale et philosophique générale sur le développement. Le présent article s’appuie beaucoup sur cette introduction.

2 Oxford University Press, 1999, 366 pages. Edité en français par les Editions Odile Jacob sous le titre Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, 2000.

3 Choix collectif et bien-être social

4 Mahmub ul Haq, d’origine pakistanaise, est un des grands penseurs socio-économiques de notre époque. Grand ami d’Amartya Sen, il fut d’abord haut cadre de la Banque mondiale, puis des Nations unies, enfin ministre dans son pays, et principal acteur de l’évolution de la pensée des Nations unies en termes de développement humain. Il est décédé trop jeune en 1998.

5 Amartya Sen rappelle qu’un auteur classique comme Adam Smith, souvent considéré comme le fondateur de l’économie de marché par des citations trop partielles de son fameux ouvrage : Une enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), était très concerné par les valeurs morales à poursuivre dans l’activité économique.

6 Hunger and Public Action par Jean Drèze et Amartya Sen, Oxford University Press, 1989 ; India : Economic Development and Social Opportunity, 1995.

7 Sen rejoint ici la « Déclaration d’indépendance des Etats-Unis » (1776) qui donne la libre poursuite du bonheur (« The pursuit of happiness ) comme justification même de l’action politique.

8 Voir aussi sur ce thème, Qu’est-ce que la richesse? de Dominique Méda, Alto Aubier, Paris, 1999

9 Dans les écrits de Sen, le terme anglais « capability » prend une nouvelle dimension de « rendre capable de » qu’on pourrait rendre par le néologisme français « capaciter ».

Paul Grosjean

Ingénieur agronome et économiste, Paul Grosjean est consultant en économie du développement au sein d'un bureau d'étude indépendant à Louvain-la-Neuve en Belgique (« Aide à la Décision Economique »). Il enseigne également à la Faculté ouverte de politique économique et sociale (FOPES) de l’Université catholique de Louvain.

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