Rôle et limites des archives dans la construction de l’histoire.

Paule René-Bazin

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Paule René-Bazin, « Rôle et limites des archives dans la construction de l’histoire. », Revue Quart Monde [En ligne], 199 | 2006/3, mis en ligne le 01 mars 2007, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/228

Appartenir à une histoire passe en partie par les archives...

Le Mouvement ATD Quart Monde a légitimement la préoccupation de ne rien perdre des trois pans d’histoire dont il s’est fait le porteur : l’histoire du Quart Monde, l’histoire du Mouvement, l’histoire de son fondateur. Pour ce faire, il doit affronter la question de ce que j’appellerais, pour la distinguer de l’histoire, la mémoire. C’est ce souci de la mémoire qui justifie la création du Centre international Joseph Wresinski1, centre et carrefour de la mémoire du Quart Monde où seront notamment conservées les archives de ces trois histoires qui se mêlent pour n’en faire qu’une. En partant de mon expérience, il me paraît important de rappeler que si, pour écrire une histoire, le rôle des archives est absolument fondamental, les archives ne suffisent cependant pas. Il faut avoir recours aux archives, certes, mais il y a lieu en même temps de faire appel aux témoignages des uns et des autres pour compléter ce que les archives nous apprennent.

Une valeur de preuve.

Les archives ont en premier lieu valeur de preuve et, même si, dans un mouvement comme ATD Quart Monde, on ne voit pas immédiatement ce que cela veut dire, on sent déjà en étudiant les projets de ce Mouvement dans le domaine de la mémoire que les archives de celui-ci sont bien des preuves de ce qui s’est passé et construit. Il me semble que le fait que cette préoccupation de l’avenir de vos archives existe depuis déjà un bon nombre d’années montre bien que vous avez senti que les écrits étaient d’abord la preuve de ce qui s’est fait, le fondement de ce qui doit se faire, la preuve aussi de la situation réelle de ceux qui ont vécu et vivent dans la grande pauvreté.

Transmettre le passé

Le second rôle des archives, c’est de transmettre tout ce qui s’est passé, d’être un reflet de la société de son temps ou de la vie de quelqu’un. Avoir recours aux archives vous permet d’évoquer et de faire revivre devant nous la société française, puis européenne, depuis à peu près cinquante ans, à travers tout ce que vous en avez retenu. Mais il convient de les prendre comme des sources, c’est-à-dire avec précaution. C’est ainsi que, par exemple, les archives conservées par le Mouvement ATD Quart Monde sur son action politique en France ou sa présence auprès des organisations internationales2 sont indissociables des archives du Conseil économique et social, de l’Assemblée nationale, ou de celles des organisations internationales au sein desquels le Mouvement a cherché à étendre son influence. Des précautions indispensables sont à prendre au moment où des travaux vont pouvoir se développer dans les archives du Mouvement. Le danger existe d’utiliser des pièces isolées, hors de leur contexte, un dossier tout seul. L’important est de toujours resituer les pièces dans leur contexte, sous peine de leur faire dire un peu n’importe quoi.

Le bon usage du passé.

Je voudrais évoquer un autre risque dont je prends chaque jour d’avantage conscience dans mon poste actuel, au sein d’une direction qui s’occupe à la fois de mémoire, d’histoire, d’archives et de patrimoine. Même involontairement, on risque toujours de manipuler les archives pour répondre à des questions d’actualité, de se laisser aller à faire un peu d’hagiographie quand on en a besoin. Le passé peut éclairer. Il ne faut pas que le passé serve d’alibi. Un historien contemporain, Pierre Laborie, s’interroge : la mémoire ne serait-elle pas « moins présence du passé que passé du présent » ? Il met en évidence que l’usage fluctuant de ce passé peut varier selon les interrogations du présent. En observant vos travaux, on voit bien à quel point on peut utiliser les archives et en même temps rester fidèle à une analyse historique très claire et très objective.

L’accès aux archives.

Enfin, il y a lieu de prendre conscience de la nécessité de valoriser les écrits que vous collectez et de réfléchir à leur accès. Depuis quelques années, l’accès aux fonds d’archives a énormément évolué et s’est ouvert en particulier à la recherche universitaire. C’est extrêmement intéressant. Ces recherches vont sans doute permettre d’accentuer la constitution d’une identité sociale. Trop souvent, les archives sont le reflet de l’action d’un dirigeant ou du fonctionnement d’institutions nationales. Il est plus rare de retrouver dans les archives la mémoire des gens eux-mêmes. Je ne parle pas là forcément des très pauvres mais simplement celle des gens ordinaires. Pendant très longtemps, on s’est surtout intéressé à l’histoire des nobles, à celle des institutions, à celle des châteaux. Maintenant on s’intéresse aussi aux populations, aux groupes sociaux, aux mentalités, aux métiers, aux gens moyens... Mais la constitution de cette mémoire est difficile. J’ai rencontré une jeune élève de lycée technique qui s’étonnait : « Où est la mémoire des gens d’Afrique du Nord ? Elle n’est pas aux Archives nationales. Quel dommage que vous n’ayez pas l’équivalent de ce que vous avez sur les juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ! » Ce qui au premier abord semblait absurde parce que les juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ont été des victimes et que, naturellement, personne n’a envie que se renouvelle une telle situation. Mais en même temps elle voulait dire : « J’ai besoin d’être quelque part, reconnue dans l’histoire, présente dans les archives. » Le Mouvement ATD Quart Monde n’a cessé de parler de lecture, d’écriture, de compréhension, d’apprentissage de la prise de parole. Appartenir à une histoire passe en partie par les archives et par les travaux qui sont faits dans des enceintes comme les vôtres. Au fond, donner la parole aux gens passe aussi par leur intégration dans une identité, dans la mémoire d’un groupe.

Le Centre international Joseph Wresinski.

Origine du projet

Le père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, a toujours été habité par la conviction que les bonnes intentions ne suffisaient pas pour combattre efficacement la misère et l’exclusion. Une connaissance intime de la vie, de l’histoire et de la pensée des familles les plus démunies est une absolue nécessité. Bâtir cette connaissance a toujours été une des missions prioritaires d’ATD Quart MOnde. Le Centre international Joseph Wresinski s’inscrit dans la continuité de cet effort. Il s’efforcera de :

Rassembler et protéger les matériaux contribuant à la connaissance de la vie, des luttes et de la pensée des très pauvres, du père Joseph Wresinski et des équipes d’action du Mouvement international ATD Quart Monde, sous tous les supports possibles : écrits, enregistrements audio, films et vidéos, photos et objets.

Mettre en valeur ce patrimoine exceptionnel et en organiser l’accessibilité et la diffusion internationale dans le respect des garanties de confidentialité inhérentes à certains de ses éléments.

Un double enjeu.

Permettre aux familles les plus démunies de :

-prendre conscience de leur identité collective et de leur histoire commune, préalable indispensable pour leur permettre de dialoguer avec les autres composantes de la société,

-transmettre à leurs enfants la fierté d’une histoire de courage et de résistance à la misère qui les libère de leur enfermement et leur permet de prendre une place active dans la société.

Permettre à la société de :

-bénéficier de l’apport inestimable de la pensée du père Joseph Wresinski pour renouveler la façon d’appréhender la lutte contre la misère,

-percevoir la richesse de vie qui habite les plus démunis dont la société se prive injustement,

-comprendre les mécanismes de la misère et de l’exclusion pour en enrayer la transmission.

-disposer d’une base solide pour l’élaboration d’outils pour faciliter l’action et la formation de tous ceux qui participent à la lutte contre la misère et l’exclusion, et la proposition de voies et de moyens innovants dans ce domaine.

Ce patrimoine exceptionnel rassemblé par le Mouvement ATD Quart Monde depuis bientôt cinquante ans grâce la vie partagée par ses volontaires permanents avec des familles extrêmement démunies des cinq continents était jusqu’ici conservé dans des lieux mal adaptés, dispersés et saturés.

La rénovation de la maison située 2, rue de la Gare à Baillet-en-France et la construction d’un nouveau bâtiment sur un terrain adjacent ont permis le rassemblement dans les meilleures conditions de l’ensemble de ce patrimoine.

Centre International Joseph Wresinski, 2, rue de la Gare, 95560 Baillet-en-France. - Mail : centre.wresinski@atd-quartmonde.org

1 Voir encadré ci-dessous

2 Voir les articles de Didier Robert et Jean Tonglet pp.26 et 30.

1 Voir encadré ci-dessous

2 Voir les articles de Didier Robert et Jean Tonglet pp.26 et 30.

Paule René-Bazin

Paule René-Bazin est conservateur général et directeur adjoint de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (DPMA) au ministère de la Défense. Elle est membre du comité de soutien du Centre international Joseph Wresinski.

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