Pas de lutte sans communauté

Brendan Core

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Brendan Core, « Pas de lutte sans communauté », Revue Quart Monde [En ligne], 181 | 2002/1, mis en ligne le 05 août 2002, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2291

Aller là où les êtres humains sont au plus bas, les écouter pour découvrir en quoi ils sont importants...

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Union européenne

Brendan Core : A dix-sept ans, je me suis engagé dans la marine marchande et j’y suis resté neuf ans. J’ai vu des lieux de grande misère. Ce qui m’a le plus marqué, c’est Port-au-Prince en Haïti. Jamais je n’aurais imaginé que des êtres humains puissent vivre dans des conditions aussi sordides, que des gens si beaux soient si détruits, et que la société le tolère. C’est resté gravé en moi.

Nous sommes tous liés comme dans une chaîne. Si l’un de nous a mal, nous avons tous mal. Ce qui se passe en Haïti, aux Philippines, aux Etats-Unis ou en Russie nous affecte ici. Si la chaîne est rompue, on a besoin que certains la réparent ; pour cela l’argent ne suffit pas, on doit sentir qu’on fait partie du même monde.

Isabelle Williams : Comment avez-vous vécu votre retour en Irlande ?

Quand je suis rentré, il y a vingt ans, j’ai vu la même pauvreté dans mon pays. Je voulais travailler à changer quelque chose, et je me suis engagé d’abord à Summerhill, un quartier de Dublin où environ 90% des jeunes passaient par la prison, puis à Ballymun, où je vis encore aujourd’hui. A Ballymun, à l’époque, personne ne donnait jamais son adresse car aucun employeur ne l’aurait embauché. Ensemble nous nous demandions ce qu’il fallait faire pour changer cela. Certains parlaient d’un centre communautaire. J’ai découvert qu’un bâtiment, du ciment et des briques, c’est bien, mais que le plus important est de bâtir une communauté entre les gens. Nous nous sommes attelés à cela.

I. W. : Comment s’est créé le groupe Acorn ?

B. C. : Dans des quartiers comme Ballymun, la maladie mentale est là, en plus de tout le reste. Je pensais qu’on n’en parlait pas assez. Beaucoup de gens en ont peur. C’est tabou. Si tu souffres de maladie mentale tu te sens inférieur, perdu, isolé. Je suis passé par là et je me sentais moi-même isolé. J’ai avancé pas à pas. Acorn a commencé il y a environ dix ans, quand j’étais à l’hôpital et que je parlais avec les autres malades. Je me souviens d’un homme qui faisait peur à tout le monde. Un jour il m’a dit : « J’ai l’air mauvais, mais j’ai quand même élevé mes sacrés enfants. » J’ai beaucoup pensé à ce qu’il m’avait dit et à ce qu’un malade peut apporter à un autre malade. Quand je suis sorti de l’hôpital, je n’avais plus aussi peur de ceux qu’on considère comme violents. J’ai visité des gens à l’hôpital, surtout ceux qui n’ont jamais de visite, pas même de leur famille.

Nous avons commencé à nous rencontrer à deux ou trois et nous avons obtenu un local de la municipalité. C’est un local en sous-sol, très petit, mais c’est le nôtre. Là nous nous sentons en sécurité. Avant d’entrer nous laissons à la porte l’étiquette qu’on nous a donnée : « malade mental », « sans domicile », « étranger ». Nous parlons de questions qui touchent à notre vie, nous cherchons à comprendre nos droits : quand tu vas à l’hôpital, tu risques de perdre tes droits. Nous avons aussi travaillé sur la loi pour la santé mentale. Nous voulons pouvoir représenter et défendre les gens.

A Acorn nous avons une tradition, celle de « prendre vol ». Quand tout va mal dans le quartier ou que l’un de nous est au bout du rouleau, nous partons en week-end. Ensemble nous nous libérons des problèmes qui nous tombent dessus. On n’est vraiment libre que si on est avec d’autres. Il est très important de ne pas laisser les gens seuls. C’est un temps pour se trouver, se ressourcer dans sa spiritualité, un temps pour se soutenir, pour s’exprimer.

Acorn a permis aux gens de se mettre ensemble, et a donné à ceux qui sont atteints de maladie mentale une certaine place et reconnaissance dans le quartier. Nous avons réussi en partie à enlever la honte attachée à la maladie mentale et à initier un processus de représentation des personnes.

I. W. : Quel est le plus important pour vous ?

B. C. : Chaque personne, quelle qu’elle soit, doit découvrir ses propres ressources. Mais la plupart du temps on n’attend rien de nous. Nous ne sommes ni respectés, ni pris au sérieux. A Acorn nous avons découvert que si nous mettions ensemble nos expériences et notre intelligence, nous pouvions nous faire entendre et aboutir à quelque chose. Cela nous demande aussi d’écouter ce que les membres les plus vulnérables du groupe ont à dire.

Si on va là où la souffrance est très lourde, cela fait peur parfois. Si tu visites quelqu’un en prison, qui est au plus bas, tu te dis : « Comment je vais faire pour tenir avec lui et découvrir en quoi il est important ? » C’est vrai aussi quand on va dans une maison où il n’y a plus rien à manger, dans une famille où les enfants ont été retirés. Quand on est tombé très bas, on est méprisé et on a besoin d’être regardé différemment. Je peux comprendre cela parce que je suis passé par-là.

Si tu veux aller là où les gens sont au plus bas, que ce soit à l’hôpital psychiatrique, en prison ou avec quelqu’un qui mendie, tu dois écouter, tu es là pour apprendre et c’est grave si tu ne repars pas avec des idées pour changer la situation. Parfois le plus important c’est juste d’être là. Quand on fait ce chemin vers ceux qui se trouvent au plus bas de l’échelle, on a besoin d’un groupe pour être soutenu et entendu.

Ce qui m’aide dans ce que je fais ce sont mes enfants et ma foi en Dieu, mais il m’est arrivé de me sentir très seul.

I. W. : Quelles sont les personnes qui vous ont inspiré ?

B. C. : Michael Sweetman, un prêtre jésuite qui, il y a des années, avait pris une position radicale sur la question du logement et pour les sans domicile. Il avait une grande sagesse. Il écoutait toujours. Avant de mourir il m’a dit avec beaucoup de clarté : « Tu dois aimer tout le monde. » Lui et Peter McVerry, un autre prêtre jésuite, m’ont appris énormément. Peter est engagé avec les sans foyer, particulièrement avec les jeunes. En le voyant agir, tu découvres le sens de la vie. Et puis il y a mon père qui était un homme très discipliné et avait une vie simple. Il ne nous disait pas qu’il nous aimait, il le montrait dans sa façon de nous protéger.

I. W. : Que diriez-vous de la pauvreté en Irlande aujourd’hui ?

Certains ont bénéficié du « Tigre celtique » mais beaucoup ont été laissés de côté. Tu les vois quand tu marches dans Dublin : ce sont les centaines de gens qui vont manger dans les restaurants sociaux, ceux qui dorment dehors, les jeunes à la rue, des familles en « bed and breakfast » avec leurs enfants.

Avant, tout le monde devait lutter et chacun pouvait comprendre ce que tu vivais. Aujourd’hui beaucoup de gens ne veulent plus entendre parler de pauvreté. Nous devons changer quelque chose dans ce monde pour ceux qui ont la vie si dure, qui portent tellement de soucis et de peurs. C’est important de reconstruire la communauté quand elle est brisée. Il faut se relayer car c’est toujours à recommencer. Mes enfants s’y mettront un jour peut-être.

Je pense que nous devons prier pour qu’à l’avenir nos idées changent la société. Celle-ci aspire au changement mais les choses ne changeront que si ceux d’en haut, ceux d’en bas et ceux du milieu se rencontrent.

C’est dur pour les gens d’être confrontés à l’extrême pauvreté, de s’associer à nous, de dialoguer avec nous. Nous attendons des professionnels qu’ils transmettent à d’autres ce qu’ils apprennent de ceux qui sont dans la grande pauvreté et que cela serve à l’ensemble de la société.

I.W. : Croyez-vous que l’Europe puisse être un support dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion ?

Il y a bien des années, la pauvreté était acceptée en Irlande. Mais aujourd’hui les gens en Europe disent : « Non, on ne peut pas tolérer la pauvreté, l’absence de logement, le chômage. » Les choses changeront quand les politiciens et d’autres en Europe diront : « Il est important de rechercher exactement ce qui se passe au bas de l’échelle, d’apprendre des gens ce qu’ils veulent, ce dont ils ont besoin. C’est notre devoir, notre religion, cela fait partie de notre pensée, c’est quelque chose que l’on nous a appris et que nous ferons. » Il faut savoir que cette rencontre ne se fera pas facilement, mais si les uns et les autres restent authentiques et croient à la sincérité des autres, ils finiront par se comprendre.

Brendan Core

Brendan Core a grandi dans un quartier défavorisé de Dublin (Irlande). Il a apporté sa contribution à de nombreuses initiatives communautaires et mis sur pied un réseau de soutien des personnes souffrant de maladie mentale (Acorn). Propos recueillis par Isabelle Williams.

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