Des Tsiganes, demandeurs de citoyenneté

Léon Tambour

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Léon Tambour, « Des Tsiganes, demandeurs de citoyenneté », Revue Quart Monde [En ligne], 181 | 2002/1, mis en ligne le 05 août 2002, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2296

La prise en compte de la situation des Tsiganes en Europe est souvent marquée davantage par un souci de se « protéger » de cette population que par une volonté de la reconnaître comme telle. Il faudra plus qu’une réglementation juridique ou administrative pour changer une mentalité qui trouve ses racines dans une longue histoire !

L’histoire des Tsiganes permet de se faire une idée de leur culture, de leurs comportements. Elle s’est déroulée dans des contextes très différents, avec néanmoins une constante : le rejet, sous différentes formes. Sans faire oeuvre d’historien, il faut rappeler quelques événements constitutifs de leur « mémoire collective ». Leur présence est signalée en Occident dès le début du XVème siècle. Ils vivent de la mendicité, de la « bonne aventure », ce qui est prétexte d’ailleurs à des décrets d’expulsion et d’excommunication. A partir du XVIème siècle, différents pays (Espagne, Hongrie, Provinces unies... ) tentent à leur égard des politiques systématiques d’assimilation, c’est-à-dire d’élimination de la tsiganité. En Roumanie, les Tsiganes sont réduits à l’esclavage, leurs propriétaires ayant sur eux tous les droits, sauf celui de vie et de mort. C’est en 1856 seulement que l’esclavage sera complètement aboli ! Leur drame collectif a culminé dans le génocide sous la période nazie. Dès 1938, ils constituent un problème « racial » et un décret organise « la lutte contre le danger tsigane » ; en 1942, leur extermination et leur envoi dans les camps sont décidés. A ceux qui y périrent, il faut ajouter des victimes en Croatie, en Slovaquie, en Roumanie. Le nombre de leurs morts a été de l’ordre d’un demi million. Ceux qui échappèrent aux arrestations durent « vivre comme des rats » pendant plusieurs années. Ceux qui ont survécu à cette tourmente en sont marqués à vie.

Un rendez-vous manqué

L’effet de ces politiques d’assimilation ou d’exclusion et d’extermination a été d’accentuer la marginalité des Tsiganes mais aussi de renforcer la tsiganité elle-même : chaque menace extérieure contraint le groupe à se défendre et donc à se renforcer pour mieux résister. Certes, toute l’histoire des Tsiganes n’a pas été aussi sombre : il y a eu des promotions, des privilèges, des périodes d’accalmie, mais il reste que leur histoire est celle d’un rendez-vous manqué. La constante du rejet a marqué et marque encore la relation entre les Tsiganes et la société majoritaire, faite d’hostilité, de méfiance, d’indifférence. Ce rejet a créé un phénomène de repli de la communauté tsigane sur elle-même qui lui a permis de s’organiser spontanément en dehors de la société et de maintenir une cohésion. Ce double pôle du rejet et du repli pose un problème redoutable qui risque d’altérer la vision des droits de l’homme à l’encontre des Tsiganes. Leur contestation de la société est constante et multiple, du fait qu’ils sont sans cesse confrontés à la nécessité de survivre dans un environnement perçu comme hostile. Le garant de cette survie est la cellule familiale qui reste très protégée par le contrôle social interne. Il faut d’ailleurs noter que le taux de natalité, même s’il est quelque peu à la baisse, reste partout supérieur à celui de la société majoritaire.

Marqués par le communisme

La grande majorité des Tsiganes se trouve dans les pays d’Europe centrale et de l’Est. Ils ont été très marqués par le communisme. En vertu des conceptions marxistes-léninistes, les métiers traditionnels furent considérés comme un résidu anachronique du capitalisme et les différences culturelles comme un avatar du libéralisme que l’uniformisation sociale et le pouvoir du prolétariat allaient inévitablement éliminer. Cette position de base, qui eut évidemment des applications différentes selon les pays, ignorait la tsiganité en tant que telle, sa marginalisation séculaire et la réalité de ses relations pour le moins problématiques avec la société majoritaire. En d’autres termes, les Tsiganes furent considérés comme une minorité sociale faible et non comme une entité ethnique spécifique. De sorte que les projets politiques n’évitèrent pas les pires dérives comme les déplacements forcés, la dispersion, les campagnes de stérilisation et toujours l’intégration dans le processus de production (industrie lourde et agriculture collective). Suite à l’inévitable échec de ces politiques, les Tsiganes furent taxés de « parasitisme social », ce qui, dans le langage communiste, constituait une stigmatisation lourde de conséquences qui renforça l’opposition entre eux et l’Etat, entre eux et la société civile. Ils furent installés, davantage encore, aux marges de la légalité, dans une « mauvaise réputation » affermie et, évidemment, dans une tsiganité renforcée. Même des investissements importants en matière de scolarité, d’habitat, d’emploi n’eurent que peu d’effet car rien ne fut entrepris en ce qui concerne le problème fondamental, celui de la reconnaissance de la tsiganité et des relations interculturelles.

La chute du communisme, en 1989, ouvre la porte à toutes les euphories et... à l’économie de marché. Celle-ci se développe sans garde-fous et devient rapidement sauvage et dévastatrice pour les plus faibles, sans aucune qualification professionnelle. Le chômage galopant - aujourd’hui encore les chiffres de 70 % ou 80 % de chômeurs parmi des communautés tsiganes ne sont pas rares - et l’absence de couverture sociale ne cessent de les précariser en les poussant dans une nouvelle pauvreté avec tout ce que cela entraîne sur le plan familial, social, matériel mais aussi moral et, inévitablement sur le plan de leur réputation. Ils restent, plus que jamais, les boucs émissaires, les « profiteurs » de projets humanitaires... Les exemples de déstabilisation dramatique des Tsiganes sont multiples. Au Kosovo, ils sont les naufragés de tempêtes politiques dont ils ne sont évidemment pas acteurs ; en République tchèque, ils eurent toutes les peines du monde à obtenir la nationalité lors de la scission avec la Slovaquie ; dans plusieurs pays, leurs enfants, sous prétexte de handicap culturel, sont placés dans des établissements pour retardés mentaux - à la vérité, on a peur de leur nombre croissant ; en Roumanie, la majorité des enfants placés en orphelinat sont Tsiganes... La liste est longue des vexations et des dérives qui touchent les familles et les personnes.

Les migrations vers l’Ouest

Pour les gouvernements post-communistes, la question tsigane n’a pas été prioritaire. L’Europe a exercé une pression pour que ces pays résolvent le problème de leurs minorités, mais il s’agissait de minorités qui ont un pays d’origine : le but était d’éviter l’embrasement d’une guerre des minorités. On a vu, en effet, ce que cela peut donner en ex-Yougoslavie. Mais les Tsiganes n’ont pas de pays de référence, il n’y a pas de pays qui se mette à leurs côtés ou qui soit disposé à faire la guerre pour eux : le risque d’une « guerre tsigane » n’existait pas et il aura fallu le phénomène des migrations en Occident pour qu’une contrainte de l’Europe se fasse plus précise... Entre-temps, le libéralisme avait introduit la liberté d’association et des organisations tsiganes ont vu le jour, qui restent une promesse pour l’avenir en dépit de leurs difficultés à créer un consensus interne et une représentativité - la démocratie est un long chemin ! En même temps, des organisations racistes et explicitement anti-tsiganes se sont affirmées avec violence. Une nouvelle épreuve, celle de persécutions, venait s’ajouter à la paupérisation.

Il est donc normal qu’à défaut de se tourner vers l’avenir, des groupes tsiganes se tournent vers l’Occident, cet Eldorado de la liberté et du confort ! Ces familles nous arrivent, porteuses de leur long rejet, de leur méfiance de la société et, en même temps, de leur fol espoir d’un monde meilleur...

La migration tsigane n’est pas un phénomène de notre époque. Il faut la replacer dans un contexte historique plus large. La tsiganité est née d’une grande migration lorsqu’un groupe humain a quitté l’Inde, peut-être vers l’an mille, pour aboutir en Europe où a commencé une nouvelle errance. Au XVème siècle, des Tsiganes émigrent en Occident, ils y deviendront les Gitans et les Manouches ou Sinti. Au XIXème siècle, vers 1860, un nouveau mouvement migratoire de grande ampleur traverse l’Europe ; il coïncide avec l’abolition de l’esclavage en Roumanie et amène les « roms » en Occident. Le phénomène actuel n’est pas nouveau mais il est perçu d’une manière nouvelle car les Etats se sont organisés. Il faut encore considérer que les migrations se font des pays pauvres vers les pays riches et des pays où la densité tsigane est la plus forte vers les pays où elle est plus faible.

Le seul recours des Tsiganes est de demander l’asile politique réglementé par la Convention de Genève dont l’interprétation peut être restrictive : par exemple, où se trouve la frontière entre la persécution, qui justifie l’asile, et la discrimination, qui ne le justifie pas ? Ces migrants, déjà très vulnérables dans leur pays d’origine, sont chassés par la pauvreté et la discrimination et trouvent chez nous l’insécurité, la précarité et parfois l’illégalité : situations qui ne sont évidemment pas de nature à assurer la dignité à laquelle chaque famille humaine a droit.

Sans attache nationale, sans importance sociale, sans lien avec la société, le Tsigane quitte sa maison, son village, son pays sans grand déchirement intime. Sa mentalité de nomade, son déracinement continuel lui donnent une grande mobilité et l’obligent à s’adapter à toutes circonstances. Son seul lien est sa famille ; sous la pression des événements, sa famille pourra se disperser, mais il restera en contact avec elle et le regroupement s’effectuera dès que l’un de ses membres aura trouver une stabilité qu’il proposera aux autres. Il ne faudrait pas en déduire que l’émigration relève d’une décision légère : le souci pour les vieux et les enfants fait de chaque départ une aventure. Sollicité par le mythe de l’Ouest, le Tsigane l’est aussi par des filières plus ou moins organisées qui assurent le transport contre monnaie sonnante et trébuchante. C’est démunis et souvent appauvris qu’ils arrivent à destination, n’ayant avec eux que leurs enfants...

Inventer un chemin aux droits de l’homme

L’histoire et le présent montrent clairement que les Tsiganes constituent une minorité spécifique. Elle n’a pas de pays d’origine, elle ne revendique pas de territoire et elle s’affirme d’une manière transnationale ; un Tsigane est d’abord tsigane avant d’être citoyen du pays dont il a la nationalité. De plus, cette minorité n’a pas de voix et a grand peine à se faire entendre, car elle est dispersée, d’un faible développement intellectuel, démunie et souvent rejetée sans aucune forme de procès. Les droits de l’homme n’ont jamais constitué le critère de l’approche politique ou humaine des communautés tsiganes qui, par leur type d’existence même, déjouent souvent les structures bien élaborées. La notion des droits de l’homme, finalement assez récente, ne semble pas encore avoir trouvé les créneaux concrets qui permettent son application efficace dans le monde tsigane. C’est qu’il faut conjurer des mentalités de méfiance, d’hostilité. Tout un chemin reste à imaginer d’urgence qui ne pourra faire l’économie d’un nouveau style de relations humaines. On ne peut « plaquer » une politique « sur » le monde tsigane : il sera vain d’évoquer les droits de l’homme sans lui donner une voix, en acceptant que cette voix soit autre que la nôtre, que l’échelle des valeurs qu’elle porte soit différente. Droit à l’existence, à la dignité, à l’altérité.

Des efforts sont entrepris, c’est vrai, et il s’agit de les soutenir. Il faudra plus qu’une génération pour éliminer un antagonisme millénaire qui a réduit les Tsiganes à la portion congrue de la communauté humaine. Il s’agit d’être attentif à ne pas faire des droits de l’homme un slogan dont l’effet serait de vouloir assimiler les Tsiganes dans une culture et un mode de vie uniques, les nôtres bien entendu !

Léon Tambour

Léon Tambour est secrétaire du Comité catholique international pour les Tsiganes

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