Exercer un «pouvoir agissant»

Laurence Potié

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Laurence Potié, « Exercer un «pouvoir agissant» », Revue Quart Monde [En ligne], 182 | 2002/2, mis en ligne le 05 novembre 2002, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2342

Comment permettre à des responsables institutionnels et à des « usagers » confrontés à l’exclusion de travailler ensemble à l’élaboration de propositions pour améliorer l’accès aux prestations sociales des personnes les plus en difficulté ? Le récit d’une expérimentation.

La loi d’orientation de lutte contre les exclusions de juillet 1998 réaffirme comme priorité nationale l’accès de tous aux droits les plus fondamentaux. L’effectivité de cet accès aux droits est cependant loin d’être acquise, comme le constate le dernier rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, consacré aux « institutions sociales face aux usagers. » La complexité des réglementations, la lourdeur des procédures, l’opacité des organisations institutionnelles sont pointées dans ce rapport comme causes principales de dysfonctionnement.

Cette question de l’effectivité des droits fait l’objet de nombreuses études et recherches. La Mission Régionale d’Information sur l’Exclusion (MRIE) a voulu apporter sa contribution à ce travail de réflexion et d’analyse, mais avec une démarche propre et originale, commandée par le choix fondamental de coproduire cette réflexion avec les personnes concernées.

Une connaissance partagée par étapes

Au cours du premier semestre 2000, des groupes locaux d’usagers vivant des situations précaires et de professionnels les accompagnant (deux tiers, un tiers), ont été constitués dans cinq sites et se sont exprimés collectivement sur leurs difficultés concrètes de vie quotidienne lors de quatre rencontres. Leur analyse a mis en évidence la permanence de l’incertitude dans la vie quotidienne, l’impossibilité d’anticiper sur les ressources disponibles et le caractère prégnant de l’urgence, le manque d’informations, le sentiment d’impuissance et d’arbitraire au regard de décisions les concernant, le manque de reconnaissance. Une sociologue a questionné l’effectivité des droits sociaux à partir des constats formulés dans ces différents groupes.

Durant le premier semestre 2001, un groupe régional constitué d’une vingtaine de responsables institutionnels et associatifs a travaillé lors de six rencontres sur plusieurs objectifs : écouter et s’approprier les constats énoncés par les groupes d’usagers, développer leur propre analyse en croisant ces constats avec leur propre observation des situations et leur connaissance des institutions, et commencer à produire des préconisations pour une amélioration concrète de l’accès aux droits.

Pour la troisième étape, huit groupes d’usagers constitués avec le soutien d’associations ou de structures de proximité (dont les responsables avaient participé à la deuxième étape) ont repris ce travail. Après avoir énoncé leur propre analyse des causes des difficultés d’accès aux droits, ils se sont appuyés sur les préconisations émises par le groupe régional pour affiner le travail et souligner en quoi elles étaient pertinentes et quels étaient les points d’attention pour leur mise en œuvre.

Des propositions élaborées…

Face aux trois grandes attentes des usagers émanant de la réflexion de la première étape (comprendre et être compris, être pris en compte dans la globalité de ce qu’on vit, être sûr des ressources disponibles), les propositions élaborées se résument selon les grands axes suivants :

- créer avec les usagers une information simple, à partir de situations vécues, accessible dans des lieux de proximité, et créer des espaces de connaissance partagée ;

- développer un accueil offrant une réelle écoute globale de la personne, prendre le temps de l’accueil, reconnaître le métier d’accueillant, avoir des espaces d’accueil ;

- prendre en compte les situations d’urgence vécues par les personnes et assurer un accès effectif aux aides facultatives, améliorer l’efficacité des réponses d’urgence, mais surtout casser les murs de la présomption, de l’arbitraire, de la dépendance qui entourent trop souvent ces réponses ;

- concevoir un accompagnement qui contribue à un réel accès aux droits sociaux : référent unique, médiateur ou accompagnateur, dynamiques collectives, croisement des regards, autant de pistes pour redéfinir une relation d’accompagnement dans la réciprocité ;

- assurer la participation de l’usager à la régulation des dispositifs de droit, sa présence dans les processus de décision, sa représentation dans les instances qui font les politiques, la reconnaissance de son savoir dans des espaces de connaissance partagée.

…puis travaillées conjointement

Aboutissement de ces deux années de travail et ouverture sur un inconnu chargé d’attentes, deux journées de séminaire ont été conçues de manière à ce que chacun soit un peu décalé par rapport à ses habitudes mais puisse trouver sa place. Dès l’arrivée, les institutionnels ont été accueillis par les groupes d’usagers sur des stands où les panneaux, qu’ils avaient conçus afin de présenter le fruit de leur travail, avaient été affichés et où un café leur était servi. Le premier contact a pu être froid, attentif, agressif, admiratif, difficile… Chaque participant a été frappé de ce que, quel que soit le territoire, quelle que soit la typologie du groupe, les thématiques abordées étaient les mêmes et les analyses des usagers se recoupaient. C’était réconfortant pour les usagers et inévitable pour les institutionnels. « On ne pouvait pas ne pas le voir ou ne pas l’entendre », a dit l’un d’eux. La majeure partie du travail s’est ensuite déroulée en ateliers d’une quinzaine de personnes, usagers et institutionnels.

La réflexion commune s’est faite à partir des propositions travaillées par les groupes. Si, au départ, « les institutionnels s’en sont pris plein la figure, avec une certaine brutalité, et ont été amenés à se justifier », comme dit l’un d’eux, « au fur et à mesure, la revendication se calmait pour aller davantage vers l’échange. » La rencontre a été authentique avec de vrais échanges et une véritable collaboration. Petit à petit, usagers et institutionnels sont passés du « face à face » au «côte à côte. »

La dernière demi-journée, consacrée à présenter aux décideurs des propositions pour améliorer l’accès aux prestations sociales, était un vrai défi. Après un rappel de l’ensemble de la démarche, une vidéo de quinze minutes présentait quelques temps forts vécus en atelier, puis les décideurs étaient invités à participer à des « mini-forums », animés à partir des panneaux réalisés le matin, sur le stand de l’atelier de leur choix, avant un débat en plénière.

Des attentes suscitées

En grande majorité, les différents participants se sont enrichis de cette expérience. Ils ont eu l’occasion de travailler à une expression collective, de rencontrer des partenaires dont ils avaient une « image » forte qu’ils ont pu ajuster, de vivre concrètement une expérience de citoyenneté où chacun s’engage et dialogue en tant que « sujet social », et de contribuer à l’élaboration de propositions pour améliorer le système d’accès aux droits et renforcer ou prendre sa place d’acteur.

Pour quelques-uns cependant, la participation a été difficile : certains responsables institutionnels se sont sentis fortement remis en cause dans leur rôle professionnel et sont restés sur la défensive en cherchant à justifier leur institution ; certains membres des groupes d’usagers ont vécu douloureusement l’écart entre la perte d’existence sociale du fait de leur situation précaire vécue dans la solitude et l’accès à une reconnaissance personnelle et publique durant les deux journées de séminaire.

« Le retour à la vie civile » comme disait une personne est parfois trop brutal. Des temps de reprise apparaissent donc nécessaires à la suite de « temps forts » organisés autour de la connaissance partagée, pour soutenir les formes nouvelles d’engagement qui peuvent naître de telles rencontres.

Ce qui ressort de manière très forte, c’est l’attente suscitée par ce travail et le désir d’en voir des fruits concrets. Effectivement, la crédibilité de notre démarche dépend des réponses concrètes qui vont être données aux questions soulevées. L’impact de cette démarche se mesurera aux améliorations réelles constatées dans la vie quotidienne des personnes en difficulté.

Des actions à envisager

Tout d’abord, des actions de coproduction de nouveaux outils pour améliorer le service rendu à l’usager confronté de manière durable à la précarité : dans les domaines de l’information, de la communication, de l’accueil, du suivi de la demande jusqu’à la formulation des décisions prises, de l’explication du fonctionnement des institutions. L’enjeu est ici que la population, bénéficiaire de l’intervention publique, puisse se retrouver aux côtés de professionnels de terrain et aux côtés de responsables institutionnels dans une démarche de coproduction.

Puis, des actions liées à l’organisation des institutions : l’accueil, le traitement, le recours. L’enjeu est ici que les usagers des institutions, dont les réalités d’existence rendent difficiles la mise en œuvre des procédures d’accès aux droits, soient associés aux évolutions nécessaires en participant aux temps de préparation et d’évaluation de ces procédures.

Enfin, des actions axées sur l’adaptation des lois, des dispositifs, des réglementations. La recherche de collaborations entre les « usagers citoyens » et les institutions ne doit pas occulter ce qui relève de décisions du législateur ou des administrations centrales (Etat, Caisses nationales...) L’enjeu est ici que la fonction de vigilance, voire d’interpellation, puisse être assurée localement lors de rencontres régulières associant les bénéficiaires de l’action publique et les opérateurs professionnels ou bénévoles.

Les usagers qui ont participé à cette démarche sont en attente de réponses concrètes qui modifieront leur vie quotidienne. Pour cela, il est important de construire des prolongements à deux niveaux :

- que les institutions se saisissent des propositions concrètes énoncées et soient à l’initiative d’actions associant des groupes d’usagers ;

- que les groupes locaux soit informés en retour des actions concrètes mises en œuvre par les institutions et même associés à leur évaluation.

Avancer ainsi dans l’amélioration concrète de l’accès aux droits permettrait d’expérimenter l’exercice du « pouvoir agissant » préconisé à la suite de nos travaux, tant au niveau des usagers que des professionnels des institutions. En effet, les participants ne se penseront comme les véritables auteurs des propositions émises que si le résultat de leurs réflexions collectives contribuent à un réel changement. Mesurer collectivement les changements produits renforcera leur identité personnelle et sociale ainsi que leur position de citoyen.

1 Les missions de la MRIE : développer une connaissance régulière et actualisée des exclusions économiques et sociales ; engager, sur les phénomènes
1 Les missions de la MRIE : développer une connaissance régulière et actualisée des exclusions économiques et sociales ; engager, sur les phénomènes et les politiques, une réflexion approfondie qui débouche sur des repères pour l’action, l’évaluation et la décision ; entreprendre une sensibilisation des décideurs aux enjeux de la lutte contre les exclusions et à leur déclinaison opérationnelle. Pour les mener à bien, la MRIE s’appuie sur un croisement des connaissances des différents types d’acteurs (personnes concernées, pouvoirs publics, partenaires sociaux, associations, experts …), sur un partenariat réciproque avec ceux-ci et sur un ancrage de la réflexion dans l’expérience.

Laurence Potié

Chargée de mission à la Mission Régionale d’Information sur l’Exclusion (MRIE1 Rhône-Alpes), Laurence Potié reprend ici des extraits d’une contribution d’Elisabeth Maurel, chercheur, et d’enseignements méthodologiques rédigés par Mireille Flageul, consultante.

CC BY-NC-ND