Au Québec, un nombre important de familles défavorisées acceptent d’être accompagnées durant la grossesse et les premières années de vie de leur(s) enfant(s) par des intervenantes du réseau de la santé.
Là où vivent ces familles, des représentants d’organismes institutionnels et communautaires se rencontrent régulièrement et mettent en œuvre des plans d’action pour les soutenir, parfois avec la participation des familles elles-mêmes.
Des chercheurs en santé publique et dans les universités créent des alliances pour recueillir les savoirs des familles et de ceux qui travaillent à leur côté, et pour les faire connaître. En lien avec les principaux acteurs, ils évaluent aussi les interventions réalisées et proposent les ajustements nécessaires.
Des planificateurs et des décideurs du ministère québécois de la Santé et des Services sociaux tentent de trouver le financement qui permettra de poursuivre l’intervention et de l’étendre à l’ensemble des régions du Québec.
Le programme qui mobilise tous ces acteurs se nomme « Naître égaux - Grandir en santé. » Il représente un important chantier de réflexion et d’action où, depuis plus de dix ans, familles, intervenants, planificateurs et chercheurs ont l’occasion de construire ensemble un futur pour les enfants des familles en grande pauvreté.
Premières mailles pour… un rang à l’endroit !
Dès le début des années 80, des professionnels de la santé publique et des Centres locaux de services communautaires (CLSC)1 constatent la difficulté de rejoindre et de soutenir les femmes enceintes vivant en situation de grande pauvreté. On développe alors des projets d’intervention où l’on distribue à ces femmes enceintes des suppléments alimentaires (des œufs, du lait et des oranges) tout en assurant un suivi global durant la grossesse et les premiers mois de vie du nourrisson. Ces premières rencontres entre les femmes enceintes, leur famille et des intervenantes de la santé suscitent une prise de conscience sur la réalité de ces familles, sur leur savoir et sur la nécessité de modifier nos façons traditionnelles d’intervenir.
Le désir de connaître davantage les familles a conduit à une démarche particulièrement inspirante pour l’implantation du programme « Naître égaux - Grandir en santé. » En effet, au cours d’une recherche participative, une trentaine de femmes enceintes de milieux d’extrême pauvreté ont livré à une équipe de chercheurs de la santé publique leurs préoccupations et leurs rêves. Elles ont fait comprendre à quel point le projet familial est important pour elles. Bien que la maternité représente à leurs yeux le moyen par excellence de transcender le cycle de la pauvreté et de se donner une identité personnelle et sociale, elles se sont dites habitées par une peur enracinée dans leur histoire personnelle et dans leur environnement, celle du pouvoir qu’ont la société et ses institutions de leur enlever leur(s) enfant(s). Dans ce contexte, le recours aux services et plus largement à des groupes communautaires, au voisinage ou même à la parenté démontre la volonté de vaincre de grandes résistances. Plus tard, une autre équipe a rencontré des pères vivant en extrême pauvreté. À leur tour ces derniers ont exprimé qu’être un bon père est le projet auquel ils se raccrochent et que cette préoccupation va de pair avec celle de s’insérer dans la société en menant une vie d’honnêtes citoyens et de travailleurs.
Des stratégies pour un tricot plus serré…
Le programme fait appel à trois stratégies d’intervention : reconnaître et renforcer le potentiel des personnes, consolider les milieux de vie et influencer l’environnement social et politique. Les données de recherche servent d’ores et déjà à illustrer ces stratégies.
- Reconnaître et renforcer le potentiel des personnes. C’est une intervenante privilégiée - souvent une infirmière en prévention d’un établissement de santé - qui va à la rencontre de la femme enceinte et de sa famille et tente d’établir une relation de confiance mutuelle. Elle visite la famille régulièrement en étant attentive à ce que vivent la mère, le père et les enfants. Elle aide à trouver des réponses aux besoins exprimés, tout en renforçant le sentiment de compétence des parents.
Josée et Luc sont parents d’un enfant de deux ans et attendent des jumeaux. Tous les deux disent qu’ils « viennent de loin. » Depuis trois ans, ils ont arrêté de consommer et tiennent bon. Mais ils sont noyés dans les dettes et sont épuisés physiquement et moralement. L’infirmière établit un lien de confiance. C’est déjà tout un succès, car, disent-ils, « quand tu te fais manipuler, c’est bien dur de croire en quelqu’un, même si c’est une infirmière. » Dès ses premiers contacts, plutôt que de donner les informations usuelles sur les habitudes de vie et la grossesse, l’intervenante choisit de travailler avec le couple à partir de leurs « préoccupations du jour », autrement dit, « les choses urgentes. » Si bien que les parents diront qu’elle leur a donné « le coup de pouce pour cheminer, pour essayer de croire en ce qu’on a aujourd’hui. »
À travers ces rencontres, l’intervenante - elle-même en lien avec d’autres intervenants et les ressources de la communauté - met tout en œuvre pour que la famille, souvent isolée, participe à la vie de la communauté et ait accès à des services.
Valérie était une jeune mère seule qui avait besoin d’être constamment rassurée. L’intervenante mise alors sur ses forces, l’incite « à prendre une journée à la fois » et l’encourage à s’insérer dans le milieu communautaire : « Tu as un potentiel inouï pour t’adresser à des gens, pour stimuler des personnes parce que ton propos est bien argumenté, bien structuré. » Elle réussit à lui faire accepter l’aide d’un thérapeute pour « d’abord régler mes problèmes d’enfance. » Après plusieurs mois d’un suivi conjoint de l’intervenante privilégiée, du thérapeute et du médecin du CLSC, Valérie dit : « Aujourd’hui, je sais ce que je vaux, ce que je mérite. »
À chacune de leurs rencontres avec les familles, les intervenantes sont placées en situation d’apprendre et d’ajuster leur intervention pour, en fait, devenir des accompagnatrices des familles. Plusieurs d’entre elles avouent avoir modifié leur façon d’intervenir au fur et à mesure qu’elles apprennent à connaître les mères et les pères de ces familles et que s’établit un lien de confiance mutuelle.
Interrogées sur les caractéristiques d’une « bonne » intervenante, des intervenantes ont donné, entre autres, les réponses suivantes : celle qui accepte d’apprendre des familles vivant en contexte de pauvreté, qui ne cherche pas à contrôler, ni à changer les familles, mais plutôt à cheminer avec elles à partir de l’endroit où elles sont rendues.
« Je ne me sentais pas jugée. L’intervenante était elle-même, se montrait égale, pas supérieure, n’essayait pas non plus de faire ressortir démesurément le positif chez moi. »
- Consolider les milieux de vie. « Naître égaux – Grandir en santé » souhaite consolider les milieux de vie afin qu’ils soient bien équipés pour soutenir les familles et particulièrement celles qui sont les plus exclues de la vie sociale. C’est ainsi que dans des communautés, des quartiers, des villages, tous ceux qui sont préoccupés par les familles et leurs enfants se fixent des priorités communes d’action et réalisent leurs plans d’action. Se retrouvent dans ces lieux de concertation des organismes qui proviennent de secteurs d’activité aussi variés que le logement, la défense de droits, les loisirs, la santé, l’éducation, les organismes communautaires de soutien à la famille, les services sociaux.
Lors d’un bilan annuel de leurs activités, un responsable de la police communautaire a soulevé cette question : « Mais, est-ce qu’on rejoint vraiment les familles les plus exclues ? » Les participants ont alors observé qu’il était difficile de rejoindre ces familles. Lors de la rencontre suivante, on a constaté que les services offerts à ces familles étaient souvent éloignés des zones où elles vivaient. Une des mères présente a rappelé comment il pouvait être difficile de demander des services aussi parce qu’on a peur d’être jugé.
Lorsqu’ils se rencontrent, les partenaires discutent de la situation des familles, de leurs besoins et des ressources en place. Ils évaluent ensemble l’accessibilité des services et la participation des familles les plus exclues. Ils y décident des activités à consolider ou à développer pour rejoindre les familles et répondre à leurs besoins : haltes-garderies de fin de semaine, activités de stimulation précoce, fêtes de quartier, fêtes du nouveau-né, outils de communication, etc.
Il ne faut pas sous-estimer le temps, l’énergie et surtout l’importance de réaliser cette étape en impliquant le maximum de partenaires.
- Influencer l’environnement social et politique. Dans l’esprit des gens qui participent au chantier de « Naître égaux – Grandir en santé », contrer les effets de la pauvreté en offrant aux familles des services et activités adaptés à leurs situations est important mais non suffisant. Aussi s’intéressent-ils à développer des stratégies d’influence visant directement les causes de l’exclusion sociale. C’est ainsi que, sur le plan provincial, plusieurs d’entre eux se sont joints – comme l’a fait d’ailleurs le Mouvement ATD Quart Monde – au Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté.
Pour un travail 100% laine, 100% bien fait
Il s’agit de se donner une vision commune de la pauvreté et des actions à entreprendre.
À travers l’implantation du programme « Naître égaux - Grandir en santé », les acteurs ont réalisé l’importance de se donner une vision commune de la pauvreté et des actions à entreprendre pour y faire face. Se donner une vision commune de la pauvreté, c’est chercher continuellement à connaître le savoir des familles les plus appauvries, leurs préoccupations, le sens qu’elles donnent à leurs actions. C’est adopter leur point de vue ; c’est aussi se laisser influencer par elles…pour mieux agir et mieux influencer à notre tour.
« …la journée où on introduit des personnes pauvres dans les endroits où on pense et où on agit, elles font changer la façon de penser de ces gens qui ont aussi d'autres voix et d'autres actions ailleurs… »
Au savoir des familles s’ajoute celui des intervenantes qui vont à leur rencontre et apprennent d’elles. Il se joint aussi à celui des partenaires des regroupements intersectoriels. Il vient donner corps à celui de l’ensemble des recherches qui gravitent autour du programme.
Après plus de dix ans de ce travail de cumuls et d’entrecroisements de savoirs, au moment où paraissent des résultats d’une recherche qui montre que le programme a des effets positifs entre autres sur la santé mentale des mères et l’utilisation qu’elles font des ressources de la communauté mais demeure sans effets sur la santé des enfants à naître, les intervenants et les familles mobilisés autour du programme y sont de nouveau sollicités afin cette fois de procéder à sa mise à jour.
Cette opération devrait permettre d’ajuster les interventions et les actions en fonction des savoirs cumulés durant toutes ces années, tout en justifiant à nouveau l’importance d’assurer le financement du programme qui, dans le contexte de restrictions budgétaires actuelles, est loin d’être acquis.
Mais il est d’ores et déjà acquis qu’il restera des traces de ce savoir cumulé et une volonté ferme dans plusieurs coins du Québec de continuer à apprendre des familles les plus exclues.