Prévention médicale = Promotion de la santé ?

Myriam de Spiegelaere

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Myriam de Spiegelaere, « Prévention médicale = Promotion de la santé ? », Revue Quart Monde [En ligne], 184 | 2002/4, mis en ligne le 05 mai 2003, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2481

Dépister précocement les maladies, éduquer les populations pour qu’elles adoptent des comportements favorables à la santé, les protéger par des vaccinations…est-ce suffisant pour promouvoir la santé ?

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Santé

Puisque ce sont les populations les plus pauvres qui ont le plus besoin d’ « éducation » (parce que leur niveau d’instruction est moindre et que leur style de vie implique plus de risques pour la santé) et de dépistage (parce qu’elles consultent plus tardivement), on considère implicitement que ce sont elles qui tireront le plus de bénéfices d’une prévention médicale et que celle-ci permettra de diminuer les écarts de santé entre groupes sociaux. C’est dans cet esprit que la plupart des pays européens ont développé des services préventifs financièrement accessibles à tous.

Malheureusement, des études montrent que la prévention médicale a en fait très peu d’impact sur la réduction des inégalités sociales de santé et que les populations les plus pauvres en tirent moins de bénéfices que d’autres groupes sociaux. Ceci s’explique en partie par la conception même de la prévention qui prévaut dans notre système de santé, par l’inadéquation des stratégies et de l’articulation entre le « préventif » et le « curatif ». Ce faible impact s’explique également par d’autres facteurs (malentendus liés aux différences de représentations de la santé ou de la maladie, obstacles administratifs et culturels…).

Gestion des risques, contrôle social…

Les mécanismes qui concourent à l’émergence des problèmes de santé sont de mieux en mieux connus. La liste des facteurs de risque pour la santé ne cesse de s’enrichir. Parmi ceux-ci, les comportements individuels sont particulièrement étudiés. Il s’agit donc d’identifier les individus ou les groupes qui présentent ces facteurs de risque et de les orienter vers le secteur curatif (prises en charge médicale, pédagogique, psychologique, judiciaire) et/ou de les « éduquer » de manière à réduire les risques.

Cette conception de la prévention induit une série de paradoxes et d’effets pervers. Elle implique l’identification de « publics cibles » à partir de caractéristiques négatives (comportements déviants, manques). Une clientèle particulière est donc stigmatisée par l’intervention préventive. Les personnes qui vivent dans la pauvreté sont identifiées comme particulièrement « à risque ».

La prévention comme gestion des risques est également à l’origine d’un profond malentendu entre les professionnels et ces populations. Pour les professionnels, ce sont les comportements à risque qui constituent le problème qu’il faut résoudre (fumer, manger de manière déséquilibrée, être enceinte avant 18 ans…). Les interventions sont donc orientées vers la suppression de ces comportements. Pour les personnes concernées, ces comportements constituent le plus souvent une réponse adaptative à un contexte de vie difficile. Elles attendent donc plutôt qu’on les aide à trouver des solutions plus saines aux problèmes de fond qu’elles rencontrent. Ainsi, bien qu’elles n’ignorent pas que fumer pendant la grossesse soit nocif pour la santé de l’enfant, des femmes très pauvres témoignent que le tabac est pour elles un moindre mal qui leur permet en partie de gérer le stress important auquel elles doivent faire face.

La prévention est également un outil de contrôle social. Toute société tend à se consolider en renforçant le consensus autour de la norme et donc en stigmatisant les écarts à la norme. La prévention participe à ce processus, c’est pourquoi le choix des problèmes auxquels elle s’applique n’est pas neutre. Elle fait la part belle aux « spécialistes du comportement adéquat » : chacun est appelé à se comporter en « surhomme » qui mange de manière équilibrée, fait de l’exercice physique régulièrement, gère avec précautions ses rapports sexuels, éduque ses enfants selon les règles, etc., le tout sous la conduite d’experts. Mais cette dimension de contrôle social qui caractérise la prévention représente en même temps un obstacle à son efficacité auprès des personnes qui se sentent les plus en marge des normes sociales. Interrogées à propos des services de protection maternelle et infantile, des familles très pauvres disent que la peur du contrôle social est une des principales raisons de la discontinuité et de l’inefficacité du suivi préventif des jeunes enfants. En particulier la crainte du placement des enfants reste très vive et chaque fois que la famille se sent fragilisée, elle se replie sur elle-même de manière à garantir son intégrité.

Comportements et environnement

Pour modifier ses comportements alimentaires, par exemple, il faut avoir les moyens financiers suffisants pour se procurer des aliments sains. Quand les ressources sont très limitées, des choix doivent être faits. Les effets à court terme sont bien sûr plus importants que ceux qui pourraient être obtenus à long terme : il est plus important de payer le loyer que de se nourrir de manière équilibrée.

Les ressources psychologiques sont tout autant essentielles : avoir confiance en soi, en ses capacités de changement, avoir la force de se priver de certains « dérivatifs » (cigarette, alcool) pour un hypothétique mieux-être futur. Il faut pour cela avoir pu expérimenter dans sa vie qu’on avait le pouvoir de changer le cours des choses.

La responsabilisation individuelle face à la prévention ne peut que renforcer progressivement les inégalités face à la santé. Les politiques de prévention collective sont peu prônées, leur coût étant estimé trop élevé. En matière de prévention dentaire, par exemple, la Belgique a opté pour une responsabilisation individuelle (prescription de suppléments fluorés  chers pour les jeunes enfants, campagnes pour encourager à consulter régulièrement un dentiste et pénalisation financière en cas de non-consultation régulière…) en négligeant complètement les possibilités de prévention collective (fluorisation de l’eau, soins préventifs et prévention alimentaire en milieu scolaire).

Pour une approche promotionnelle

Notre système de santé a scindé artificiellement la prévention et les soins curatifs. Cette scission se marque sur le plan institutionnel, financier et professionnel. Des services préventifs conçus pour être financièrement accessibles à tous sont chargés de dépister les problèmes, d’informer et d’éduquer à la santé. Lorsqu’un problème est dépisté, la personne est orientée vers le secteur curatif pour une prise en charge. Cette prise en charge est loin d’être financièrement accessible à tous. Cette rupture préventif /curatif réduit à néant les effets d’égalisation attendus des services préventifs. Ainsi les services de santé scolaire dépistent plus de problèmes de santé chez les enfants de familles pauvres qui sont plus nombreux à être orientés vers le secteur curatif après dépistage. Malheureusement, lorsque l’on suit ces enfants deux ans après le dépistage, on s’aperçoit que bien peu ont réellement pu être pris en charge et que le dépistage a surtout bénéficié aux enfants des milieux sociaux intermédiaires et supérieurs.

Il y a près de vingt ans, l’Organisation mondiale de la santé définissait le concept de promotion de la santé. Il s’agit de tabler sur les ressources, de renforcer le pouvoir d’agir des populations, de renforcer l’approche collective plutôt qu’individuelle. Si l’expression « promotion de la santé » est de plus en plus utilisée, il apparaît que, le plus souvent, seuls les mots ont changé, les pratiques restant sous-tendues par une conception étroite de la prévention. Sous couvert de promotion de la santé, on continue à identifier des comportements « à risque », à cibler des populations « à risque », à tenter de « faire passer » vers ces populations des messages de réduction des risques.

Pourquoi ces difficultés à pratiquer une approche promotionnelle ? La formation des professionnels de la santé est basée avant tout sur la perception de ce qui ne va pas (les symptômes, les plaintes). Acquérir un regard qui perçoit les ressources individuelles, celles du milieu et les points d’appui n’est pas choses aisée. A cela s’ajoute le manque de confiance en l’autre et en ses capacités, en particulier le plus pauvre. Sans doute la promotion de la santé offre plus de perspectives d’efficacité pour améliorer la santé des plus pauvres, mais jusqu’à présent cet impact n’a pas été vraiment évalué. Au-delà des mots, il faudra concrétiser une réelle volonté de modifier les approches, accepter une perte du pouvoir et du contrôle des « experts ». Il faudra aussi que les professionnels de la santé acceptent le fait que les soins de santé (préventifs ou curatifs) ne jouent qu’un rôle mineur dans l’amélioration de l’état de santé des populations, mais qu’ils peuvent, en tant que professionnels, jouer un rôle beaucoup plus actif dans l’orientation des politiques générales de manière à ce que celles-ci soient favorables à la santé de tous.

Myriam de Spiegelaere

Médecin de santé publique, Myriam de Spiegelaere travaille à la direction de l’Observatoire de la santé et du social à Bruxelles et au département d’épidémiologie et de médecine préventive de l’Ecole de santé publique de l’Université libre de Bruxelles.

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