Pendant plusieurs années, nous avons beaucoup échangé avec des mères de famille du quartier. Elles apportaient leur savoir, né de l’expérience d’un quotidien où il faut tout le temps inventer pour survivre ; les professionnels apportaient leur savoir, plus scientifique. Elles m’ont énormément appris. Leur compagnonnage m’a fait découvrir un peu plus ce qu’est la santé et quelles sont les conditions d’une bonne maîtrise de celle-ci.
Savoir et santé sont intimement liés
Plusieurs mamans ont changé positivement dans la manière de soigner leur enfant, ceci sans doute grâce à l’action que nous leur proposions : réunions autour d’un thème, rédaction de cahiers de développement de leur enfant, visites de centres de santé, échange avec des professionnels de la petite enfance. Mais la manière dont elles ont appris de nouvelles choses, faite de dialogue, de confrontation avec d’autres et d’ouverture a été plus déterminante. Elles y ont acquis une certaine solidité, de l’assurance et la capacité de prendre du recul. Ainsi lors d’un bilan que nous faisions sur les réunions autour de la santé, Jacqueline disait : « Nous avons appris à rencontrer les gens et grâce à cela, j’ai osé aller voir l’instituteur de mon fils. »
Justine a été une des premières mères de famille dont j’ai fait la connaissance. Elle élevait Naivo, son dernier enfant, et un autre bébé de la famille, Patricia. Ils étaient aussi malnutris l’un que l’autre et je pensais que la prochaine diarrhée allait les emporter. Nous avons commencé chez elle une sorte de pré-école à domicile dans sa petite maison en bois de quelques mètres carrés, mal éclairée par une unique fenêtre donnant sur un petit chemin entre deux rangées de maisons. Nous nous asseyions sur l’unique lit de la maison et jouions avec les deux bébés tout en discutant avec Justine. A cette période, Justine participait aussi à une consultation pour enfants malnutris. A proximité, nous proposions un temps d’animation pour les enfants avec jeux, chants, danses et un temps de discussion informelle avec les mamans, qui pouvaient aussi regarder des livres et s’informer. Peu à peu Naivo et Patricia ont commencé à reprendre vie. Il avait fallu non seulement leur proposer un suivi médical et une aide nutritionnelle, mais aussi leur permettre de se développer, de jouer, de découvrir de nouvelles choses. Il avait fallu la participation active de leur maman. J'ai alors vraiment pris conscience du lien très fort entre savoir et santé.
Le respect des traditions
J’ai souvent conseillé à des mamans de faire hospitaliser leur enfant lorsqu’il était gravement malade. J’ai aussi souvent proposé à des adultes une hospitalisation et la plupart du temps j’essuyais un refus. Les raisons invoquées étaient réelles : le manque d’argent, l’absence de proches pouvant garder les autres enfants à la maison, le risque de désorganisation complète de la vie familiale. J’ai rencontré les mêmes refus quand j’invitais des adultes à se faire hospitaliser. Mais derrière toutes ces raisons, il y avait en fait la peur d’affronter ce monde inconnu de l’hôpital, d’être confronté à une autre logique, la peur de se retrouver seul et éventuellement de mourir seul.
Lors d’une réunion où on discutait avec des femmes de l’intérêt ou non d’accoucher à la maternité, celles-ci évoquaient le manque d’argent pour y aller. Je leur ai manifesté mon étonnement puisque l’accouchement à l’hôpital était alors gratuit, tandis qu’il fallait rémunérer assez cher les matrones ou sages-femmes qui venaient à la maison. Elles ont alors reconnu que l’argent n’était pas en cause. Et elles ont évoqué toutes les raisons qui leur faisaient préférer un accouchement à domicile : la présence de la famille auprès d’elles, le respect des traditions ( le bon plat qu’on donne juste après l’accouchement, les visites de naissance, tous les soins à l’accouchée), l’absence de va-et-vient pour leur mari. Les raisons techniques médicales de sécurité pour la maman et pour le bébé n’étaient pas du tout évoquées, et ces mères mettaient en avant essentiellement tout ce qui les reliait à une culture, à une communauté.
Le respect des traditions peut d’ailleurs passer avant la maladie elle-même. Ainsi, pour des raisons sanitaires, les personnes mortes de peste ne peuvent être enterrées dans le tombeau familial. Or à Madagascar, cette interdiction est la pire des exclusions. Pour être sûr qu’un malade sera enterré dans le tombeau familial, on rechigne à appeler le médecin ou à aller à l’hôpital. La déclaration de la maladie contagieuse n’est donc pas faite, et il n’y a pas de désinfection de la maison, au risque que d’autres personnes de la famille meurent. Il est plus important de respecter l’honneur du mort. De même lors de la récente épidémie de choléra, les familles ont préféré respecter certains rites funéraires malgré l’interdiction du ministère de la Santé ; elles ont ainsi augmenté sensiblement le nombre de morts dans certaines régions.
L’intérêt de la famille
Ces réactions face à la maladie m’ont fait découvrir la dimension familiale de la santé. L’accès aux soins est subordonné à l’avis de la famille (une hospitalisation dépend souvent de l’avis d’un grand-père ou d’une grand-mère) ou de quelqu’un qui a autorité dans la famille. Il est aussi conditionné par les conséquences familiales que pourra avoir le traitement : l’hospitalisation d’une femme qui allaite est toujours une catastrophe car elle entraîne un sevrage brutal qui, le plus souvent, a pour conséquence la mort de l’enfant. L’hospitalisation d’un enfant désorganise souvent la famille. Il arrive que le père doive arrêter de travailler pour garder les enfants pendant que la mère est auprès du petit hospitalisé car parfois les enfants arrêtent l’école. L’argent ne rentre plus alors que c’est la période où on en a le plus besoin. Les parents préfèrent souvent sauvegarder la famille plutôt que de soigner un enfant dont la guérison est très hypothétique et ne durera pas de toute façon, si la famille traverse de grosses difficultés.
Ainsi tous ces refus d’aller à l’hôpital m’ont appris peu à peu l’importance de la famille sans qui la santé n’a aucun sens. On ne peut parler santé dans l’absolu sans référence. La santé est en lien avec la famille, la tradition, la spiritualité, la communauté à laquelle on appartient.
Une affaire de communauté
La santé est un état d’équilibre entre une personne, son environnement et la communauté au sein de laquelle elle vit. La maladie vient rompre cet équilibre. Les parents l’expriment bien quand ils expliquent que la maladie de leur enfant est due à une mésentente : « Quelqu’un lui a fait du mal », « quelqu’un l’a empoisonné ». Ainsi la maladie n’est pas expliquée par un dysfonctionnement du corps, mais par un dysfonctionnement de la communauté. La malnutrition est liée à une malveillance. Les soins ne concernent donc pas que la personne malade et l’avis de tous compte. Quand la fille de Marie, que je connaissais bien, a été malade, ses voisins lui disaient qu’elle était seulement fatiguée et cela l’a empêchée de l’hospitaliser. Il existe aussi des réseaux de soins : une matrone ou un guérisseur pour un premier diagnostic et un premier traitement, des femmes d’expérience pour des conseils, des séances de guérison proposées par certaines Eglises… Les médicaments sont tellement chers qu’il vaut mieux aller là.
Lors d’une animation dans le quartier, un enfant était venu faire ses besoins devant nous. Les femmes se sont alors mises à parler de l’hygiène, dans cette partie du quartier où très peu de familles ont des latrines. En parlant aussi de la mésentente entre certaines familles à propos de la propreté du quartier, elles m’ont fait prendre conscience qu’il était impossible de penser résoudre des questions d’hygiène (très difficiles à résoudre) s’il n’y avait pas une forte entente entre les gens et une volonté commune de résoudre ces questions.
Une énergie extraordinaire
Face à la maladie, il importe qu’il y ait dans la famille quelqu’un qui fasse preuve d’une grande énergie, sinon rien n’est possible. Les soignants n’ont pas toujours conscience de cela. J’ai eu l’occasion de rencontrer à plusieurs reprises des grands-mères qui avaient ainsi maintenu leur famille hors de l’eau. Thérèse a fait preuve d’une opiniâtreté et d’une détermination incroyables quand sa fille et son petit-fils ont été gravement malades en même temps. Elle n’arrêtait pas de courir de son quartier à l’hôpital, d’un service de l’hôpital à l’autre, faisant toutes les démarches, apportant la nourriture de sa fille à l’hôpital, y assurant une présence, s’occupant des enfants à la maison…
La peur des soignants, de l’inconnu
Les femmes disent souvent : « Je ne veux pas aller à l’hôpital », et elles évoquent les cris des médecins, mais il y a aussi probablement la peur de se retrouver seules dans une situation assez paniquante où on n’a prise sur rien. La réputation de l’hôpital comme lieu où l’on meurt n’est pas étrangère à cette crainte. Il y a aussi une certaine peur des médicaments, des piqûres, des césariennes.
Quand on doit aller dans une structure de santé, il faut affronter le regard de ceux qui ne savent pas ce qu’on vit, qui ne vont pas comprendre pourquoi on vient si tard, pourquoi l’enfant est sale, pourquoi on n’a pas d’argent, pourquoi on a perdu son carnet de santé…
Quand nous avons préparé la première rencontre dans le quartier avec un médecin travaillant à l’hôpital dans un service d’enfants, Odette a pu dire tout ce qui avait été difficile pendant l'hospitalisation de sa fille décédée de diarrhée deux ans plus tôt. Elle avait surtout été très humiliée par un infirmier qui, en examinant sa fille, lui avait fait une réflexion sur la saleté des gens du quartier d’où elle venait. Quelques jours avant la rencontre prévue, Odette m’avait dit qu’elle ne viendrait pas. J’ai donc été très surprise de la voir arriver le jour dit en même temps que quelques autres femmes. Avec le médecin et Véronique, l’infirmière qui l’accompagnait, nous avons pu échanger sur tous les malentendus qu’il pouvait y avoir entre les malades très pauvres et les médecins. A la fin de la réunion, Odette s’est rapprochée de Véronique et lui a demandé : « Est-ce qu’une aiguille dans la tête peut faire mourir un enfant ? » Il lui avait fallu attendre deux ans après la mort de son bébé pour exprimer cette question et ce doute qu’elle portait sur la raison de la mort de sa fille. Ce genre de perfusion est effectivement impressionnant et elle n’avait jamais pu en parler. Elle disait ainsi avec force l’impossibilité, la peur et la honte des gens très pauvres à dialoguer avec « ceux qui savent », la souffrance d’une ignorance qui n’ose pas se dire et aussi l'incapacité des professionnels à reconnaître ce fossé et à le combler.
Ces quelques exemples ont été glanés au cours de nombreuses rencontres. Celles-ci m’ont appris qu’il faut du temps : pour rentrer dans la logique de l’autre, pour se comprendre, pour s’enseigner mutuellement. Elles m’ont appris que le savoir des familles très pauvres, bâti sur leur expérience, est unique… même s’il est parfois déroutant pour d’autres. Il faut oser la rencontre pour mieux comprendre ce qu’est la santé pour les familles très pauvres, comment elles la construisent ou ce qui les empêche de la construire. C’est la condition pour créer un véritable partage du savoir basé sur une relation qui permette de franchir le fossé entre professionnels de santé et personnes très pauvres. Celui-ci se comblera si chacun est persuadé qu’il ne peut qu’y gagner en faisant confiance à l’autre et en rejoignant ses préoccupations.