Des parents découvrent le plaisir de la lecture avec leurs tout‑petits

Marie-Françoise Ten et Chantal Laureau

p. 45-49

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Marie-Françoise Ten et Chantal Laureau, « Des parents découvrent le plaisir de la lecture avec leurs tout‑petits », Revue Quart Monde, 267 | 2023/3, 45-49.

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Marie-Françoise Ten et Chantal Laureau, « Des parents découvrent le plaisir de la lecture avec leurs tout‑petits », Revue Quart Monde [En ligne], 267 | 2023/3, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11133

Zoom sur le savoir-faire de l’auteure pour que des parents non lecteurs, vivant dans des conditions difficiles, s’approchent des livres et en fassent un support d’échanges avec leurs enfants tout-petits.

M-F. T. : Lis avec moi1 a été créée il y a 34 ans maintenant par Juliette Campagne, avec une spécificité vers les tout-petits, la PMI2. C’était suite à une enquête à Roubaix où Juliette s’était rendu compte qu’on n’associait pas la culture avec les tout-petits. On lit aujourd’hui de la naissance jusqu’en fin de vie, puisque on lit à des personnes âgées qui peuvent avoir parfois cent ans… Mais le public privilégié reste quand même la petite enfance et les parents, les familles.

Dans les maternités, il y a eu une séparation, parfois une souffrance lors de l’accouchement, et de venir leur lire des histoires, c’est un apaisement. On leur dit : « Installez-vous, et on va vous lire des histoires, je vais lire des histoires à votre petit » ; parfois, le bébé dort, alors on dit : « Ce n’est pas grave peut-être qu’il écoute, mais on va lire pour vous ». Et des émotions qui sont enfouies depuis l’enfance vont ressortir. Et c’est surtout l’observation que l’on peut faire avec les parents, en pointant les réactions chez le bébé, un bébé qui semble endormi qui va ouvrir un œil, ou des petits poings qui sont serrés qui vont s’ouvrir, un corps qui est tendu et qui va se détendre, qui permet de dire l’écoute c’est ça aussi, chez un tout petit c’est corporel. C’est important de lire et surtout de donner des clés aux parents en montrant ce qui se passe, ce qui se joue, surtout qu’on arrive un peu comme des intrus, dans leur relation toute neuve, fusionnelle, bébé-parents ; on arrive, on ne lit pas pendant longtemps, on essaie de ne pas s’imposer, on propose.

Ch. L. : Quand tu lis en PMI, il t’arrive de rencontrer du rejet ?

M-F. T. : Quand les parents sont en difficulté de lecture, ça peut être intrusif. Ils peuvent avoir des mauvais souvenirs de la lecture et l’associer à leurs difficultés. On ne peut dire à un papa ou une maman non lecteurs : « Il faut lire aux enfants ». Quand je donne un livre, je ne dis jamais « Lisez avec votre enfant », je dis toujours : « Regardez », parce que je sais qu’il y a en face de moi des gens non lecteurs. Parfois ça peut être une souffrance et les mettre encore en échec dans leur rôle de parent qui ne sait pas faire ; parfois on sent le rejet, il faut patienter, attendre, il faut établir un lien de confiance, une relation avec le parent. Il y a quelques années, en PMI, il m’a fallu quasiment une année pour arriver à lire à une petite. C’était un très jeune couple, 16-17 ans, suivi par les services sociaux ;    ils mettaient des chaises et ils mettaient le landau, et ils mettaient les manteaux, plein d’affaires dessus, et on ne voyait plus la petite, et là c’était barrage complet, et pas de bonjour en entrant ; moi à chaque fois quand ils arrivaient je disais bonjour d’une voix forte, et puis je n’ai pas lâché, et petit à petit on a vu moins de manteaux, et un jour, on a vu qu’ils    ne mettaient plus les chaises, ils ne mettaient que le landau, et puis la petite, quand j’ai commencé à pouvoir lire, je voyais bien qu’elle avait des réactions.

Ch. L. : Tu lisais de loin ?

M-F. T. : C’est ça, je lisais de loin, à la cantonade, pour qu’elle entende, et je me tournais vers elle, elle entendait et elle réagissait à ma voix, mais il ne fallait pas leur dire, je ne pouvais pas, c’était trop ; puis j’ai vu des ouvertures, j’ai vu la maman commencer à sourire, j’ai commencé à avoir des bonjours quand je disais bonjour ; et un jour j’allais remballer mes livres, la maman me dit : « Ben et à ma petite, vous ne lisez pas ? » La séance était finie, ils étaient derniers, j’ai tout re-déballé, c’est la maman qui m’a sollicitée.

On est dans une société de compétition, on ne peut y échapper, même chez les bébés ; on voit des développements différents chez les enfants, on voit aussi des familles où la stimulation existe peu, ils ne savent pas, ils sont démunis et parfois, il y a des comparaisons ; je suis très vigilante à ça et quand je lis, je montre que leur petit a des réactions, que ce n’est pas forcément les mêmes que celui d’à côté, qu’il ne va pas réagir sur les mêmes histoires. Il y a quelques années, un bébé de six mois avait un petit retard ; il y avait des questions, des angoisses de la maman, et il a réagi sur des histoires. J’ai dit à la maman : « Vous avez vu, il a fait un sourire, vous avez vu, là je chantonne, il se balance, vous avez vu, il comprend » et elle a commencé à m’évoquer le fait qu’il avait des problèmes au cerveau, qu’il aurait des retards, qu’il ne serait pas dégourdi.    Je lui dis : « Mais il va aller à son rythme, vous avez vu ? » Elle me dit : « Mais il a des capacités, il est pas plus bête qu’un autre », et elle continue : « Je vais le dire à son père et à ma mère aussi ». Elle découvrait que son petit pouvait montrer ses émotions avec des histoires. La fois suivante elle est revenue avec le papa et la mamie ; et elle dit : « C’est elle la dame qui dit qu’il est intelligent quand même ». Et elle ajoute : « On a acheté des livres ». Des histoires comme ça, si j’en ai une dans ma carrière, ça me suffit ! On va stimuler des choses qui n’étaient peut-être pas forcément stimulées et on peut montrer qu’un bébé est aussi dans la réflexion, dans la pensée, dans le ressenti corporel qu’il peut se jouer des choses dans l’intime sans que ça se voie forcément.

Les professionnels le disent, les tout-petits, dès 8-9 mois, ils ont un téléphone, ils savent aller sur You tube, ils savent appuyer, c’est un automatisme. Marion, quand elle est venue me présenter Lucie, sur les pelouses l’été dernier, était très fière de me dire qu’ils lui faisaient des comptines ; Lucie avait trois semaines, était dans le landau, avec le portable au-dessus de la tête, avec You tube et des comptines… Ne jamais dire que ce n’est pas bien. Il y a déjà ça, il y a compréhension que les comptines c’est important. Dire plutôt que votre bébé ressent l’émotion de votre voix, dans l’émotion que vous lui transmettez à lui chanter ou à lui lire une histoire. C’est important de leur parler de ça avant de leur parler des dangers des écrans, parce qu’ils n’en sont pas conscients. Ils ont vécu, eux, ces jeunes parents là-dedans, de toutes façons, c’est une génération-écran. On peut dire on fait moitié-moitié, une petite comptine au téléphone et une ou deux avec votre voix.

Ch. L. : Et il y a eu toute l’aventure des parents lecteurs à Béthune.

M-F. T. : C’était un défi de faire des formations de parents lecteurs avec des parents qui sont non lecteurs, très éloignés du livre. Mais toute l’intendance d’ATD, qui fournit le repas, les rencontre, les relance, les accompagne, va les chercher, prend en charge leurs enfants, met les parents en capacité de disponibilité pour cette journée. Parce que si les parents ont plein de contraintes, ils ne peuvent être disponibles pour cette journée de formation. Il y a eu aussi des temps de rencontre avec les parents sur le terrain. Donc ils me connaissaient. Ils avaient pris conscience de la lecture, de l’importance de tout ce qui se jouait, et on pouvait ensuite leur proposer une formation, où ils se sont découvert la capacité de lecture. Mais je dirai qu’avant tout, ils ont pris plaisir pour eux. La lecture, c’est du plaisir, ce n’est pas une contrainte. C’est important que les gens    ressentent du plaisir, de l’émotion,    qu’ils disent : « Oui, c’est génial ». Ces publics sont tout le temps sollicités à droite, à gauche, pour remplir des dossiers, faire attention à ceci, à cela. Ils ont des emplois du temps, des agendas de ministres parce qu’ils ont des rendez-vous tout le temps. Et là, on leur accorde une journée, autour d’écouter, de se détendre, de retrouver la part d’enfance en soi, d’aller rechercher des émotions qui ont été étouffées alors qu’ils n’ont pas le temps de prendre du temps pour leurs émotions. En partant ils se disent : « Oui, on a passé une bonne journée autour de la lecture ».

Ch. L. : Il y a eu Marion qui est venue à la formation, qui ne lisait pas du tout.

M-F. T. : Oui, elle a pris conscience de l’importance de lire. C’est magique. Maintenant quand on fait des lectures, elle vient tout le temps, elle se pose avec sa fille Lucie.    Au début, c’était : « Moi, je sais pas lire, ça sert à rien, moi, je ne sais pas faire ».    Je me souviens que lors de la première rencontre des parents lecteurs, elle avait adoré un livre, elle le caressait, elle le touchait. Il y avait une rencontre avec un livre, une rencontre au-delà de la simple lecture, une rencontre autour de l’émotion, de l’objet livre, du toucher, du tactile ; dans cette histoire, beaucoup de choses se sont jouées et aussi sa relation à son bébé qui allait naître.    Et maintenant elle voit les réactions de Lucie quand on lui lit une histoire.

Ch. L. : Comment t’y prends-tu pour que des parents qui sont en difficulté avec les livres deviennent parents lecteurs ?

M-F. T. : Peu d’adultes ont bénéficié d’histoires quand ils étaient petits. Quand certains parents ont une image de la lecture liée à l’échec scolaire, aux difficultés, à la souffrance, c’est compliqué de leur demander de lire à leurs enfants. Mais on peut les amener à ressentir l’émotion, le plaisir, avec des histoires. Donc je commence à lire des histoires pour eux. Ce qui marche bien, c’est l’émotion très forte ou l’humour. Je leur montre que les albums, c’est un genre littéraire à part entière et qu’aujourd’hui il y a des albums pour adultes. Je fais des livres jeux, on va jouer. Et après, une fois qu’ils acceptent l’objet livre, je vais les amener à regarder, à faire de l’analyse d’images, et petit à petit à lire. Mais parfois, c’est long.

Je me souviens d’un groupe avec qui je travaillais ; au bout de 4 mois, je n’y arrivais pas. Toucher le livre, passer à côté d’une table où il y avait des livres, c’était épidermique, ils avaient une réaction, mais c’était physique. Et je me suis dit, là, on ne va pas y arriver. J’ai discuté avec la responsable de la structure en disant : « Écoute, là, je commence à ramer, ils adorent que je leur lise des histoires, mais votre projet, ce n’était pas ça, c’était qu’ils s’approprient les livres et qu’on aille lire dans les écoles de leurs enfants ». Il y avait même des mamies. Et puis un jour, j’ai lu des histoires très fortes et il y en a une qui est passée devant la table et qui a caressé un livre. Et là, j’ai dit : « Miracle, une main sur un livre ! Je continue encore un peu ». Mais il m’a fallu beaucoup de temps. Il a fallu jouer avec des livres devinettes pour les mettre en situation de lecteurs : lecteur, c’est prendre un livre, le montrer, tourner des pages. Et petit à petit les amener à prendre cet objet livre, et leur montrer que l’image, c’est aussi une lecture. Et les réconcilier avec l’objet livre. Et après, une fois qu’on est arrivé à faire ça, on peut les amener à la lecture et dire qu’il y a des livres pour tout le monde, qu’on n’est pas tous égaux devant la lecture. Mais le bon lecteur, c’est celui qui a envie, qui donne, qui veut partager. On peut avoir des difficultés et être un bon lecteur, et les enfants vont vous écouter. Et puis on peut être un excellent lecteur de mots et les enfants en face ne vont pas adhérer parce qu’il n’y a pas de partage, pas de transmission, pas d’émotion. Je dis : « Vous, vous êtes lecteur à votre niveau et je vais vous trouver des livres, trouver des livres pour chaque niveau de lecture ». Et on est allé lire à l’école, où il y avait les enfants ou les petits-enfants de certains, avec des    maîtresses qui les connaissaient. Les enfants ont adhéré, en disant : « Nous on en veut encore ». Il y avait cette fierté d’avoir fait cela et d’être capables. Certains, après, se sont inscrits dans une démarche pour apprendre à lire et à écrire. Mais c’est un travail de long terme et pas que de lecture. C’est    reprendre confiance en soi, se dire qu’on a tous des capacités,    même si on n’arrive pas à déchiffrer des mots, qu’il y a une lecture d’images. Depuis, je n’ai plus de soucis parce que ceux-là m’ont vraiment prouvé que tout est possible.

Il y a quelques années, j’avais repéré une maman non lectrice, dont la famille vivait en caravane. Un jour je la vois à la sortie de l’école. Je lui dis : « Venez, vous êtes du quartier, on va boire un café », elle répond : « Ouais je sais pas… ». Je lui dis que ça me fera plaisir et j’arrive à la faire entrer. Je lis, puis je mets des livres un peu partout et je dis : « Regardez les livres avec vos enfants ». Donc elle regarde ; il y avait des livres sans texte.    Et à la fin, elle vient me voir, et elle me dit : « À la maison, j’ai pas de livre, comment je peux faire ? ». Je me dis, je ne peux pas lui demander d’acheter un livre, ça va lui coûter cher et de toute façon elle est non lectrice. C’était un peu avant Noël. Alors je dis : « Vous avez bien un truc à la maison avec des pages à tourner ? ». Elle me répond : « Ah oui, il y a un magazine de jouets ». Je lui dis : « Vous allez vous asseoir avec lui, puis vous allez regarder, vous tournerez les pages, vous regarderez avec lui et vous pouvez en parler ». Et je lève la tête, je vois la tête de l’enseignante qui me regardait d’un air…, et ensuite elle me dit : « Vous ne pouvez pas lui dire de lire un magazine de jouets ! » Et je lui ai répondu : « Vous voulez que je lui dise de lire quoi, elle n’a rien d’autre ? Tout ce que je veux, c’est qu’elle soit dans l’acte de lecture avec son enfant, c’est un début, elle n’a que ça ». Elle va s’asseoir avec son fils, ils vont tourner des pages, c’est un début déjà, ça va commencer comme ça. Et elle revenue, cette maman. Elle est revenue, et un jour elle m’a dit : « Tu sais qu’on a acheté un livre sur une brocante ? ». Il fallait qu’elle montre à son fils qu’elle était aussi capable d’être dans un acte de lecture et de partage avec lui. Ça a commencé comme ça. Et pour son enfant, c’était important de se dire que sa mère était lectrice, quand même.

1 Lis avec Moi est une association située dans les Hauts de France qui propose des lectures à voix haute et s’adresse en priorité aux publics en

2 Protection Maternelle et Infantile : en France, la PMI est un service public gratuit de protection de la santé et de prévention pour les femmes

1 Lis avec Moi est une association située dans les Hauts de France qui propose des lectures à voix haute et s’adresse en priorité aux publics en difficulté, éloignés du livre et de l’écrit. Sites https://lisavecmoi.fr/ et https://www.lasauvegardedunord.fr/etablissements/lis-avec-moi/

2 Protection Maternelle et Infantile : en France, la PMI est un service public gratuit de protection de la santé et de prévention pour les femmes enceintes et les enfants jusqu’à 6 ans. Elle propose des conseils et des soins médicaux et a un rôle au niveau de la protection de l’enfance.

Marie-Françoise Ten

Lectrice et formatrice de l’association Lis avec moi-la Sauvegarde du Nord, Marie-Françoise Ten habite et travaille dans le Bassin Minier du Pas de Calais. Elle intervient dans de nombreux lieux et est partenaire d’ATD Quart Monde dans la région.

Chantal Laureau

Chantal Laureau, volontaire permanente, a fait partie de l’équipe d’ATD Quart Monde qui a mené un projet de promotion familiale à partir du petit enfant dans le Bassin minier du Pas‑de‑Calais.

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