Ils seront experts par la souffrance.
Eschyle, Agamemnon, 177.
Je participais récemment à une rencontre entre des militants français, des militants polonais et des universitaires, sur le thème du placement des enfants. Malgré tout l’intérêt des échanges, je ne pouvais me défendre contre un sentiment de découragement. Depuis que je connais le Mouvement ATD Quart Monde, c’est-à-dire depuis presque un demi-siècle, j’entends la souffrance des parents dont les enfants leur sont enlevés en attendant que les enfants de leurs enfants soient également placés au nom de leur intérêt supérieur, dans bien des cas pour ne jamais revenir au sein du foyer. […]
Une ingérence grave dans le droit au respect de la vie privée et familiale
La littérature sur le sujet est pléthorique même si elle est loin d’être homogène, les dénonciations sont constantes, les justifications tout aussi répétitives, les services sociaux sont incohérents et la jurisprudence des tribunaux internes, à travers toute l’Europe, est contradictoire.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne l’est pas. Depuis l’arrêt Olsson c. Suède du 24 mars 1988, elle a répété à de multiples reprises que le placement constitue une ingérence grave dans le droit au respect de la vie privée et familiale et que, s’il est nécessaire en dernier recours, son but doit être en principe la réunification de la famille. La Cour a affirmé qu’avant de séparer une famille, les obligations positives auxquelles les États parties sont astreints sur la base du même droit, impliquent d’avoir donné à la famille concernée les moyens d’une vie familiale. Dans l’arrêt Soares de Melo c. Portugal du 16 février 2016, elle condamne l’État partie qui a permis le placement de sept des dix enfants de la requérante, dont certains en vue de leur adoption, en précisant que le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques. Au lieu de placer les enfants de cette mère de famille qui vivait uniquement des allocations familiales et de ce qu’elle trouvait dans les banques alimentaires, il fallait plutôt lui procurer une aide adéquate1.
Et pourtant les placements pour cause de pauvreté, qui ne disent pas leur nom mais que la plupart des acteurs savent exister, ne diminuent pas, au contraire. On sait depuis longtemps qu’il y a, en Belgique comme dans tous les pays qui pratiquent légalement, selon l’euphémisme à la mode, « l’éloignement du milieu de vie », une relation statistiquement significative entre pauvreté et placement2. Le combat entrepris depuis des décennies par les parents et leurs alliés, pour avoir le droit d’avoir des enfants et de les élever, est loin d’être gagné. La souffrance de ceux qui sont séparés, enfants et adultes, demeure immense.
Le poids des experts
Une des raisons en est le recours presque systématique à l’expertise et l’invocation des théories psychologiques ou neuropsychiatriques. Les autorités administratives et judiciaires se raccrochent de plus en plus aux discours scientifiques ou prétendument scientifiques qui, non seulement sont contradictoires, mais sont incapables de prendre en compte les droits fondamentaux violés dans les situations de pauvreté, ni l’histoire séculaire des pauvres et de leurs enfants3. Que pèsent, face aux experts, aux savants, l’expérience et la parole du Quart Monde, que valent les balbutiements hébétés d’une mère à qui un travailleur diplômé, un fonctionnaire dirigeant un service de protection de la jeunesse, un juge en toge expliquent que c’est bien de sa faute si, à leur grand regret, il faut la séparer de ses enfants mais qu’ils lui seront rendus si elle remplit les conditions suivantes, énumérées de 1 à 8, ce qui n’arrivera probablement pas avant que le lien familial ne soit complètement rompu, soit par le fait des institutions, soit par la préférence donnée à une famille d’accueil, soit encore par la coupure définitive en cas d’adoption ?
En Belgique, ceux qui constatent les abus en matière de placement d’enfants se heurtent d’abord à une théorie plutôt négative, que j’ai entendue maintes fois aussi bien au sein du Conseil supérieur de l’adoption4 que j’ai l’honneur de présider, que dans les cénacles universitaires ou au palais de justice, et même au sein des organisations militantes en faveur des droits humains. Elle consiste à condamner « l’idéologie du maintien du lien à tout prix ». Personne n’a pourtant jamais soutenu qu’il fallait maintenir un lien entre des parents et leur enfant « à tout prix », notamment en cas de violence familiale grave, mais c’est une manière de prendre ses distances avec la jurisprudence de la Cour européenne ou de l’ignorer ou de la caricaturer. D’ailleurs que viennent faire les juristes, ces empêcheurs de placer en rond, dans cette discussion sur l’intérêt de l’enfant ? Qu’ils laissent aux experts le soin de justifier une violence institutionnelle et une insécurité parfois plus nuisibles aux enfants que ce qu’ils vivent en famille.
Vient ensuite, en force et de plus en plus souvent, l’évocation de la « théorie de l’attachement »5, dont on ne manque pas de souligner, en guise de validation indiscutable, la prégnance aux États-Unis et au Canada (je me dis souvent qu’en matière de liens familiaux, le Nord de la planète ferait mieux de s’intéresser à l’Afrique).
Enfin, la théorie des « 1 000 premiers jours » s’est renforcée considérablement ces dernières années. Le Rapport Cyrulnik français y a évidemment contribué. Dans la commission qui l’a produit, il y avait surtout des médecins (psychiatres, pédiatres, une gynécologue, un médecin généraliste), des psychothérapeutes, psychologues et psychanalystes, des éducateurs et une « sage-femme cadre ». Qui était là pour être ou pour porter la voix des plus pauvres ? Certes, la commission a voulu prendre en compte la situation des « familles en grande précarité », mais son approche des réalités qu’elles vivent est purement statistique (p. 87 du rapport) et parmi les propositions dérisoires qui sont les siennes (p. 88), il y a celle de créer un « comité d’experts afin de faire un état des lieux de cette situation ». Le Mouvement s’époumone depuis des décennies à tenter de faire comprendre que les premiers experts sont les pauvres et que si leur parole est depuis longtemps recueillie, elle est perpétuellement ignorée. Parce qu’elle n’aboutit qu’à des avis d’« experts », la Commission Cyrulnik n’a aucune ambition en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté et, en son sein, personne manifestement ne croit qu’il est possible d’attaquer à la racine les causes de la grande précarité.
L’obsession du placement…
Nul ne conteste qu’un enfant, dès avant sa naissance et pour longtemps, a besoin d’être sécurisé, que des changements de lieux de vie, surtout s’ils sont rapides, lui sont nuisibles, que la présence du père est importante dès le début de la grossesse. Nul ne conteste que des troubles de l’attachement peuvent naître de ruptures brutales avec des « figures d’attachement », nul ne soutient que la violence intrafamiliale doit être tolérée. Toutefois, la question est : en quoi le placement des enfants, souvent pour de très longues périodes, voire la séparation définitive d’avec leurs parents sont-ils la solution ? Au nom de quoi peut-on soutenir qu’il faut dès que possible séparer un enfant de sa mère incompétente, dangereuse, inadéquate, toxique (ce sont ces mots que l’on lit et que l’on entend) au nom des 1 000 jours ou de l’attachement ?
Et si le placement contribuait lui-même dans bien des cas à compromettre le développement cognitif et affectif du tout-petit, sa sécurité, sa santé ? Et si le placement le marquait pour toute sa vie et que les traumatismes qui en résultent se transmettaient inexorablement aux générations suivantes ? Dans l’échange entre les Français et les Polonais évoqué plus haut, une mère de famille disait qu’un juge des enfants a constaté qu’elle ne savait pas comment éduquer ses enfants parce qu’elle avait elle-même été placée. Ce magistrat se rendait-il compte qu’il annonçait lui-même l’échec prévisible de la mesure qu’il était, une fois de plus, en train de décider ? En Belgique, les places d’accueil d’urgence font défaut, spécialement pour les plus jeunes enfants, alors ils sont placés, souvent pour plusieurs semaines, dans des hôpitaux où ils traînent sans être malades, où ils perturbent les services infirmiers qui ne sont pas là pour s’occuper d’eux. Plus tard, lorsqu’une place se libérera dans un service d’accueil d’urgence agréé, ils ne pourront y rester longtemps et rebondiront sans doute d’institutions en familles d’accueil. Que disent à ce propos les experts en 1 000 jours et en attachement ?
Dès avant la naissance…
L’obsession du placement ne désarme pas. Toujours en Belgique, une proposition de loi déposée en 2020 veut permettre la prise de mesures d’aide à la jeunesse, qui inclut le placement anticipé de l’enfant contre la volonté de ses parents, avant la naissance6. La proposition envisage aussi « dans certains cas extrêmes » le placement de force de la femme enceinte dans une institution fermée. Cette proposition de loi a fait l’objet, à juste titre, d’une salve de critiques émanant de la section de législation du Conseil d’État qui y voit une menace évidente contre les droits fondamentaux des femmes enceintes et des enfants, émanant du Délégué général aux droits de l’enfant, du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, du Conseil communautaire de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de jeunesse, de multiples ONG dont la Ligue des droits humains. La doctrine – c’est-à-dire les commentaires publiés des juristes – a établi la liste des nombreuses critiques fondamentales qui peuvent être formulées à l’égard de la proposition de loi7.
Un autre arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme est rappelé par ces critiques. Dans l’affaire K. et T. c. Finlande qui a donné lieu à une décision de Grande chambre du 12 juillet 2001, la Cour a utilisé un vocabulaire particulièrement énergique et inhabituel pour qualifier les conditions du placement d’un nouveau-né, alors qu’ici on envisage le placement d’enfants qui ne sont même pas nés :
« Il reste que la prise en charge d’un nouveau-né par l’autorité publique dès sa naissance est une mesure extrêmement dure (sic). Il faut des raisons extraordinairement impérieuses (sic) pour qu’un bébé puisse être soustrait aux soins de sa mère, contre le gré de celle-ci, immédiatement après la naissance à la suite d’une procédure à laquelle ni la mère ni son compagnon n’ont été mêlés. […] Mais lorsqu’elles envisagèrent une mesure aussi radicale pour la mère, la privant totalement de sa nouveau-née immédiatement à la naissance, les autorités internes compétentes se devaient de rechercher s’il n’était pas possible de recourir à une ingérence moins extrême dans la vie familiale, à un moment aussi décisif de la vie des parents et de l’enfant » (§ 168).
Parmi les critiques fondamentales articulées contre la proposition de loi figure aussi sa généralité. Les auteurs se réfèrent aux dangers de l’alcoolisme ou de la toxicomanie de la femme enceinte et à la violence intrafamiliale à l’égard d’autres enfants déjà nés. Toutefois, cette intention n’est précisée que dans les développements de la proposition, c’est-à-dire sa justification. La toxicomanie ou la violence ne seraient pas des conditions explicites de l’application du texte légal discuté. Rien n’empêcherait que des « signalements au ventre » (le droit de la jeunesse n’est pas très poétique), qui existent dans les faits depuis des années, soient suivis d’une décision de placement d’un enfant à naître « chaque fois que son intérêt l’exige ». On imagine immédiatement les conséquences que l’application d’un critère aussi flou et aussi controversé dans son invocation pourraient entraîner pour les familles en situation de pauvreté. J’entends d’ici invoquer par les « experts », les multiples intervenants sociaux ou médicaux, ou par les juges, la théorie de l’attachement ou celle des « 1 000 jours ».
Une proposition d’eugénisme social en Communauté flamande
La proposition est au point mort et ne sera vraisemblablement jamais votée, pour des raisons de fond mais aussi pour des raisons techniques. En effet, en raison de l’enchevêtrement des compétences en Belgique, on peut se demander si la prise de mesures à l’égard d’un enfant à naître, parmi lesquelles le placement décidé avant la naissance, peut être régie par la loi fédérale. Il revient plutôt aux Communautés de prendre des initiatives en ce sens. Or, c’est ce que la Communauté flamande n’hésite pas à faire. Une proposition de décret déposée le 5 octobre 2021 (les communautés légifèrent par décrets) prévoit de pouvoir appliquer des mesures d’aide à la jeunesse, dont le placement, « à la situation prénatale et à l’assistance préventive en vue de protéger l’enfant à naître en cas de grossesse préoccupante [verontrustende zwangerschap], à partir de la treizième semaine après la conception »8. Une grossesse préoccupante est « une grossesse dans laquelle les intérêts et les chances de développement de l’enfant à naître sont ou risquent d’être gravement menacés, ce qui peut nécessiter des mesures de protection judiciaire de l’enfance »9. Les développements de la proposition de décret se réfèrent aussi avant tout à la toxicomanie éventuelle de la mère ou aux violences qu’elle subit, mais le texte permettra, s’il est voté, une application à bien d’autres situations.
Au lieu de donner aux familles pauvres les moyens matériels, culturels, juridiques d’élever leurs enfants, les pouvoirs, s’appuyant sur le discours des experts qui en constituent un parmi les autres, entendent de plus en plus décider qui a le droit d’avoir un enfant et qui a le droit d’avoir des parents. On appelle cela l’eugénisme social.