«La vie des plus pauvres doit bousculer le récit de l’historien»

Arlette Farge

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Arlette Farge, « «La vie des plus pauvres doit bousculer le récit de l’historien» », Revue Quart Monde [Online], 169 | 1999/1, Online since 05 September 1999, connection on 12 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2570

L’homme reste toujours sujet du passé exploré par l’historien. C’est pourquoi le chercheur peut se laisser interroger par les traces qu’il a laissées, si minimes soient-elles. Au-delà des frontières de l’espace et du temps, ces traces interrogent la mémoire des hommes d’aujourd’hui...

Index de mots-clés

Histoire, Mémoire

Le monde des pauvres et des plus défavorisés est un monde qui n’a pas de part : non un monde à part, mais un monde sans part. Pour beaucoup il n’a ni visage, ni figure, ni état, sauf, parfois, dans le regard effaré des autres qui doutent même que l’état de pauvreté soit un état humain. Cependant historiens, sociologues et philosophes ont beaucoup travaillé sur les pauvres et de plusieurs manières.

Tout d’abord, poussés par les événements de 1968, historiens et philosophes ont travaillé sur la marginalité, la délinquance, la pauvreté. Avec l’idée de montrer les mécanismes de domination d’une société sur des êtres et des individus exclus par elle, contrôlés, réprimés par elle. Des études ont été faites sur la prison, la pauvreté, la marginalité, la déviance… pensons, par exemple, au livre de Michel Foucault « Surveiller et punir »1

Puis, ils ont étudié les conflits entre le monde des pauvres et celui des gouvernants, les luttes, les révoltes, la violence. La pauvreté est ainsi parfois encore étudiée aujourd’hui.

Enfin, les historiens ont pratiqué la « nouvelle histoire » (qui commence à être maintenant bien vieille) en abandonnant la vie des rois et les grandes batailles pour se pencher sur l’histoire de la vie quotidienne ou celle des mentalités. De nombreux livres à succès ont été édités sur la vie quotidienne des plus pauvres : leur alimentation, leur vie affective, leur vie amoureuse et sexuelle, leurs vêtements, leur ameublement, les soins à l’enfant, la vie religieuse, les fêtes, les loisirs, le dimanche... Une grande partie de l’histoire de la vie matérielle des pauvres a été écrite. Cela constitue un terreau à partir duquel j’ai moi-même démarré mes travaux de recherche. Toute cette étude des marginaux, après 1968, a été faite en fonction d’une idéologie qui était claire : donner la mémoire aux plus pauvres.

Etait-ce suffisant ?

L’histoire doit non seulement aller beaucoup plus loin mais aussi ailleurs. Décrire la vie des pauvres et des exclus ne suffit pas à permettre à ceux-ci de retrouver leur identité. En décrivant cette vie quotidienne des « sans part » sans autre forme d’explication, on prend le risque, même avec les meilleures intentions du monde, de faire une étude ressemblant à celle d’un pays étrange et donnant des pauvres une image détériorée.

Des acteurs pensants de l’histoire

Que doit faire l’historien?

Le droit de tout homme à être sujet d’histoire implique que l’historien ait sur les pauvres le même regard que sur les nobles, les riches, les notaires, les avocats... Il faut introduire les pauvres dans l’histoire comme acteurs pensants de l’histoire : qu’ils soient des êtres de parole et de sens, de pensée et d’imagination, de projets et de défis ; des êtres actifs dans une société qui, en fait, leur retire la capacité de la pensée. Ce qui m’a toujours frappée dans les livres d’histoire, c’est cette intention manifeste de faire surgir l’identité des plus pauvres au travers non pas de leur pensée mais de leur vie matérielle. Comme si ces êtres qui parlent, qui pensent, qui agissent, qui sont des acteurs sociaux, même s’ils ne sont pas reconnus, ne pouvaient pas retrouver dans l’histoire la trace, le sens de leur parole et de leur pensée, de leur imaginaire. L’histoire doit, quand elle travaille sur les plus défavorisés, les prendre dans leur entier : afin de restituer leur pensée, leur mode d’action, leur façon de réagir à la vie politique, aux événements et aux grands faits de société. Tout compte : leur forme d’opinion publique, leur regard sur la société qui les entoure, sur leur imagination, tout ce qui fait qu’ils ne sont pas des êtres à part mais tout simplement des êtres humains. Il faut laisser le récit de l’histoire être « affecté » par leur pensée et non par leur misère. L’historien doit se faire l’écho, le messager de leur parole, en travaillant sur le cours ordinaire des choses, sur les moments normaux de la vie sociale. Il lui faut être tout entier « traversé » par la vie et la pensée des anonymes.

La vie des plus pauvres, loin de composer un chapitre à part, doit être intégrée à l’intérieur de l’histoire, au raisonnement de l’histoire sur la cité, la nation, les rapports sociaux... jusqu’à bousculer le récit de l’historien. Celui-ci doit s’ouvrir à la singularité des individus, à leur complexité, à leur manière particulière et unique d’être au monde au lieu de s’abriter derrière les chiffres. Je travaille actuellement sur les hommes et les femmes pauvres du XVIIIe siècle. Ecrire l’histoire de la pauvreté ne suffit bien sûr pas à la détruire, ce serait trop simple ! Pourtant, si l’historien ne rend pas à la pauvreté ses lettres de noblesse et de vérité, son altérité, les écoliers n’apprendront pas que les pauvres ont agi et pensé au cours des siècles et qu’ils continuent à réagir et à penser aujourd’hui.

Il faut aller au-delà du témoignage

Comment peut-on écrire sur ce que l’on n’a pas soi-même vécu ?

A cette question souvent posée, je répondrai que si pareille écriture était impossible, nous serions tous des prisonniers ! Vivre, c’est partager, c’est dire, sentir, vivre avec. Et on peut bien parler de ce que l’on n’a pas vécu grâce à cette distance qui permet à chacun d’explorer le plus intime de soi-même.

En voyant le goût actuel pour les témoignages, je pense à deux livres de sociologie qui viennent de paraître sur le monde des plus pauvres. Les auteurs ont fait un premier livre, universitaire, intellectuel. Ils y interprètent la pauvreté, le malheur, les gens dans les banlieues, etc. Devant tout ce qui ne rentrait pas dans leur grille d’interprétation - ce qu’ils appellent les « déchets de la recherche » - ils ont fait un deuxième livre, littéraire : ils ont écrit des nouvelles pour raconter le malheur des gens. Je ne suis absolument pas d’accord sur cette méthode. Quand j’écris, j’essaie d’intégrer les « déchets » à mon raisonnement. Je pense qu’il faut aller au-delà du témoignage. L’historien doit dire la vérité, tout prendre en entier : l’époque, les gens, dans une égalité telle qu’il dira aussi bien leur merveilleuse existence, leur merveilleuse espérance que leur infâme et dérisoire médiocrité. Quand on en sera là, on travaillera bien et tous ensemble.

Ces petites choses sont de grandes choses

Au début de mes recherches, je travaillais sur les procès-verbaux de la police, un peu à la manière du cinéaste Raymond Depardon : une étude tout à fait classique sur les gens qui volaient des aliments à Paris, au XVIIIe siècle. J’imaginais que, s’ils volaient des aliments, c’est qu’ils avaient faim. Je me suis vite aperçue que les archives de police pouvaient être une source extraordinaire de renseignements sur cette population. J’ai choisi de travailler sur les petits incidents, sur les désordres infimes : une morsure de chien, une tache sur les bas d’un aristocrate... A cette époque, on faisait des appels à témoins : il y avait là une masse de témoignages encore jamais explorée ! J’ai eu la chance et le bonheur d’ouvrir des liasses entières de papiers où les gens racontaient leur vie dans l’immeuble, dans la rue, sur les bords de la Seine... J’ai eu envie de travailler sur le vocabulaire et aussi sur la singularité, les écarts, la différence, la pensée de ces gens. Mais comment travailler sur la pensée ? J’ai exploré les dossiers des archives de la Bastille, dossiers constitués quand les gens étaient arrêtés dans la rue pour ce que l’on appelait alors de « mauvais propos ». Au XVIIIe siècle, Paris était truffé d’observateurs de police, de mouchards, dans les jardins, dans les rues, sur les bords de la Seine, dans les cabarets... Ils enregistraient tout ce qu’on disait sur le roi. Si les gens disaient que c’était un « vieux bougre » ou un « jean-foutre », ils étaient emprisonnés. Un grand malheur pour eux mais... une chance pour l’historien ! J’ai retrouvé les dossiers de ces gens emprisonnés pour avoir proféré de mauvais propos et qui, après, s’exprimaient assez longuement sur ce qu’ils pensaient des événements, de la vie publique. C’est ainsi que j’ai pu travailler sur l’opinion publique (mot un peu moderne par rapport au XVIIIe siècle), sur les paroles, les modes de pensée, l’imaginaire.

On a beaucoup dit que les femmes, au XVIIIe siècle, n’aimaient pas leurs enfants et les abandonnaient. Grâce aux archives de l’Assistance publique, j’ai pu retrouver de nombreux témoignages de femmes qui abandonnaient leur enfant en laissant un billet de tendresse extraordinaire sur le maillot du bébé... J’ai pu voir que désespoir et abandon allaient de pair.

De pareils travaux concourent à donner une autre image de la pauvreté. Mais cela ne sert à rien si l’on ne peut pas partager cela avec un maximum de personnes.

Comment faire pour qu’on arrête d’organiser la non-transmission de l’héritage culturel familial dans les milieux d’extrême pauvreté ?

Peut-être en faisant pression sur les historiens, sur les gens dont c’est le métier. Peut-être aussi en manifestant de l’indignation sur la façon dont les images sont véhiculées.

L’histoire de la fin du XVIIIe siècle et celle du XIXe siècle sont ponctuées de mouvements constitués des gens les plus pauvres, bien différents du Mouvement ATD Quart Monde... Ce qu’il y a d’extraordinaire dans le Mouvement ATD Quart Monde, c’est qu’il a su toujours préserver sa mémoire. En effet, au XIXe siècle, il y a eu des mouvements très forts, -on disait à l’époque « utopiques » ou « éclairés » - qui ont été fondateurs de milliers de choses mais qui n’ont jamais été répertoriés par les historiens et dont on ne possède pas la mémoire.

On ne peut cependant pas reconstituer l’histoire de l’histoire sans savoir qu’elle est fille de son temps. Par exemple, quand, au XIXe siècle, on écrivait sur les foules et les émeutes et qu’on s’appelait Gustave Lebon ou Taine, on écrivait en idéologue. L’histoire est une histoire politique. Il n’y a aucune histoire sans conviction, il n’y a pas une vérité définitive, il y a des gens engagés dans un processus, il y a des histoires. Il y a donc à s’interroger sur l’objectivité de l’histoire. De toute façon, nous faisons partie d’une longue histoire, nous sommes les héritiers de transformations extrêmement grandes. L’histoire est le reflet de notre propre temps.

Ces petites choses que les éditions Quart Monde soulèvent dans leurs livres sont finalement de grandes choses, lourdes de conséquences puisqu’elles font qu’encore aujourd’hui, nous gommons les pauvres de notre schéma de pensée. En lisant ces ouvrages, on peut avoir honte et peur : parce qu’il s’agit de notre histoire…

Si vous avez ressenti de la honte, un malaise ou quelque chose de l’ordre du trouble, c’est parce que, effectivement, il s’agit de l’autre, familier et dépaysant. Et c’est entre cette familiarité avec l’autre et ce dépaysement que se joue cette altérité avec laquelle nous devons faire un avenir.

1 Ed. Gallimard, 1975
1 Ed. Gallimard, 1975

Arlette Farge

Historienne, directeur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Paris, Arlette Farge a publié de nombreux ouvrages dont l’un porte un titre qui révèle son auteur : « La passion de l’histoire ».

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