Un symbole peut exprimer une vision d’avenir

S.M. Miller

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S.M. Miller, « Un symbole peut exprimer une vision d’avenir », Revue Quart Monde [Online], 169 | 1999/1, Online since 18 December 2019, connection on 12 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2574

L’expérience de vie qui marque ma mémoire des plus abandonnés a forgé et continue de forger le Mouvement ATD Quart Monde. La découverte de celui-ci a marqué le professeur Miller. Il confie les leçons qu’il en retient, ou, autrement dit, comment il s’est laissé enseigner par le Quart Monde.

Index de mots-clés

Histoire, Mémoire

Je ne suis ni croyant ni spirituel, bien au contraire. Mon souci de la pauvreté est venu de mon expérience de vie dans ma famille, une famille pauvre et sans domicile fixe au sens irlandais du terme, c’est-à-dire sans abri permanent. Du fait de cette douloureuse expérience, je me sens concerné depuis longtemps par les problèmes de la pauvreté.

Au long des années, j’ai gardé le contact avec des membres du Mouvement ATD Quart-Monde et nous avons discuté de questions très variées. Ils ont enfin admis que je n’étais pas un « touriste de la pauvreté. » Pour eux, il y a ceux qui sont engagés et ceux qui regardent la pauvreté d’un point de vue d’anthropologue, puis s’en vont et oublient ce qui se passe - ce sont les « touristes. »

Ce qui nous a rapprochés, à l’époque, est mon intérêt et mon souci pour la notion « d’écrémage. » De nombreux programmes veulent atteindre les moins enfoncés parmi les plus enfoncés, s’occuper des groupes les plus susceptibles d’évoluer. Cette attitude a pour première conséquence de croire que vous vous occupez de tous les pauvres quand vous traitez, en fait, avec les plus aptes à réagir à vos programmes. Elle vous incline ensuite à penser que la démarche ayant les meilleurs résultats avec les pauvres est celle qui sera aussi la plus efficace avec les moins pauvres, et de ne pas envisager d’agir autrement avec les plus pauvres parmi les pauvres.

Donc, je parlais et écrivais sur « l’écrémage », c’est le mot employé par les membres d’ATD Quart-Monde, (traduction française de « creaming ») Nous avions un intérêt commun pour la façon dont s’effectuait ce processus « d’écrémage. » Je ne mettais pas l’accent aussi fort qu’eux sur la priorité de s’occuper des plus pauvres parmi les pauvres. Je pensais que ce n’était pas toujours la meilleure façon de procéder dans une approche politique, Cependant je reconnaissais le caractère poignant de la situation des plus pauvres et m’en préoccupais, ce qui mena à la publication conjointe avec Alwine de Vos van Steenwijk et Pamela Roby d’un article intitulé « Creaming the Poor. »

Récemment, j’ai eu la possibilité de discuter et de réfléchir à ce que j’ai compris, ou plutôt, à ce que j’ai appris et assimilé à travers mes contacts avec les plus pauvres et avec le Mouvement ATD Quart-Monde pendant ces quelques trente années.

Avant toute réflexion, je voudrais dire que j’étais retourné les voir et que j’avais demandé à me rendre dans les bidonvilles. J’ai appris que l’un d’eux avait été rasé quand les habitants n’étaient pas là. Qu’était-il advenu des gens privés de leur misérable logement ? Ces bidonvilles étaient devenus trop visibles et connus, alors, les Français les ont rasés sans tenir compte des personnes qui y habitaient. C’était le signe d’une attitude courante, insensible aux problèmes de pauvreté qui existait dans tant de pays.

Si je réfléchis à ce que j’ai retiré de ces divers contacts avec le Mouvement Quart-Monde, j’en dégage cinq ou six idées importantes.

La nature de l’engagement

Je pense que le fait d’agir pour et avec les personnes en difficulté n’est pas un devoir, c’est quelque chose que l’on fait parce que cela vous transforme d’abord vous-même. Un signe pour moi, c’est le souvenir de ma première rencontre avec le père Joseph. Je ne comprenais pas grand-chose à ses paroles, mais ce qui m’a frappé, c’est que les volontaires qui l’écoutaient, riaient par moment, échangeaient des plaisanteries. Chaque fois que j’ai parlé en privé avec lui, le père Joseph pétillait d’un humour que je ne comprenais pas toujours, mais il était évident qu’il prenait plaisir à dire toutes sortes de choses drôles. Cet engagement n’était donc pas un devoir sans joie. Travailler avec et pour les pauvres est quelque chose qui permet de réaliser des aspects importants de sa vie, de transformer profondément sa vie. Il me paraît important de dépasser la notion de devoir pour reconnaître que vous n’aidez pas seulement les autres, mais qu’en même temps, vous vous aidez vous-même, vous développez en vous des aspects de vous-même qui n’avaient pas pris corps, qui étaient enfouis, en sommeil, dont vous n’étiez même pas conscient, et qui s’avèrent très importants pour vous.

Un autre signe de ce que les gens retirent de cet engagement et qui m’a frappé car il est tellement évident aux Etats-Unis, c’est « l’usure. » Aux Etats-Unis, durant la période 60-70, les personnes qui s’étaient impliquées à fond dans les mouvements antiracistes ou de lutte contre la pauvreté, ont souvent dit ensuite qu’elles étaient usées, incapables de continuer. La vie qu’elles avaient menée était trop dure et elles devaient abandonner leur combat. Les Français ont adopté ce mot, ils parlent de « burn out. » Ce sentiment d’épuisement et cette tendance à tout laisser tomber après un temps d’engagement fort semble se produire plus rarement parmi les membres du Mouvement ATD Quart-Monde. J’ai remarqué qu’ils se souciaient les uns des autres, qu’ils étaient sensibles aux besoins de chacun, qu’il y avait là une vraie communauté.

Ce sens de l’engagement à long terme et la capacité de surmonter des difficultés de toutes sortes exprimaient une dynamique joyeuse plutôt que l’obligation. Des choses importantes arrivaient dans leurs vies, les faisaient grandir. Ils sont comme des coureurs de fond, le marathon de Boston me suggère cette image. Même ceux qui étaient là pour une brève période réalisaient qu’il s’agissait d’une part importante de leur vie. Le fait d’être des coureurs de fond, d’appartenir à un organisme qui dure, a un impact certain. Je suis impressionné par la signification de la continuité et la durée de l’engagement et de l’action des membres du Mouvement ainsi que par celles du Mouvement lui-même.

La défense authentique

C’est la seconde idée que je retire de cette expérience. Aux Etats-Unis, nous avons une masse d’organisations de défense, qui parlent au nom de quelqu’un d’autre, de celui qui n’a pas de voix pour se faire entendre. Prenons l’une des meilleures de ces organisations, le Fond de Défense des Enfants, dirigé par Mary Wright Edelman. Il réfléchit aux problèmes, rassemble des données, joue un rôle efficace dans les lobbies afin d’obtenir le vote de lois, par exemple. Mais les pauvres ne sont pas impliqués. Je ne suis pas contre ces organisations, je participe à plusieurs d’entre elles, mais ce qui leur manque, c’est la participation de ceux dont ils parlent.

Il me semble que le Mouvement ATD Quart-Monde a été capable de faire face à ce problème, en vivant et travaillant avec les pauvres, en vivant leur vie et les écoutant. Le Mouvement aide les plus démunis à exprimer leur expérience, leurs besoins, leurs aspirations, en essayant de les amener sur le devant de la scène lors d’un débat public. Voilà ce que j’entends par « défense authentique », une défense construite avec les pauvres par des engagements divers à leurs côtés.

Une autre manière de voir la défense inaugurée par le Mouvement a donc été de reconnaître qu’il s’est senti obligé de gagner le droit de parler au nom des pauvres. Ce n’est pas là quelque chose que l’on peut supposer évident, ce que nous, en sciences sociales, pensons trop souvent. Il faut gagner et sans cesse continuer de gagner le droit de parler au nom des pauvres. C est là un pas de géant qu’a fait ATD Quart-Monde, une formulation d’une énorme importance qu’il essaie de vivre.

Le sens des symboles

Le troisième point qui a été spécialement important pour moi, car je n’en avais vraiment aucune idée, est la signification des symboles. Comme tout vrai Américain engagé, j’ai tendance à organiser, mobiliser les gens, faire des groupes de pression, du « lobbying », en vue d’obtenir un changement. Selon cette manière de voir, seuls le pouvoir et le rapport de force peuvent mener au changement. Lors de mes premiers contacts, je ne pouvais pas comprendre pourquoi le Mouvement se lançait dans tant d’activités. Pourquoi perdait-il ainsi du temps à faire des choses qui n’avaient aucun impact économique ni politique ? Pourquoi essayer de placer une pierre à l’ONU ou au Trocadéro à Paris ? Cela ne signifiait pas grand-chose pour moi, de même que bien d’autres actions qui, à mon sens, restaient au niveau inefficace du symbole. Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que ces symboles pouvaient rapprocher les gens en exprimant des sentiments que les gens peuvent, au mieux, pressentir. Ils représentent, signifient, un engagement à long terme qui ne compte pas nécessairement sur des résultats immédiats.

Il est très important de vivre avec cette vision d’avenir à long terme qu’un symbole peut exprimer. Ce Mouvement m’a donc éduqué au niveau symbolique, si étranger à presque tout ce que je fais ou pense dans ma vie. Mais j’ai fini par reconnaître l’importance de créer une façon de penser, symbolisée par une pierre ou un geste poétique, qui peut influencer la façon dont les gens, pauvres et non-pauvres, construisent leur compréhension d’un défi.

L’importance du respect

La quatrième chose est l’importance de la dignité ou du respect, comme je l’appelle maintenant. Le Mouvement ATD Quart-Monde insiste beaucoup non seulement sur les conditions économiques, mais sur la notion de droits de l’homme et sur la dignité personnelle et sociale. Il a été le premier groupe à reconnaître la question de l’exclusion sociale comme un aspect majeur de la pauvreté, dès les années 60. Tout en essayant d’améliorer les conditions économiques des gens, il est important de reconnaître qu’il ne s’agit pas seulement de questions de logement et de nourriture. Il s’agit de bien davantage : nous espérons changer la nature des relations sociales, transformer la structure sociale de la société de manière à ce que tous en soient des participants significatifs. Cette finalité passe de l’amélioration des conditions matérielles - but crucial mais limité - au souci de la façon dont nous nous traitons les uns les autres. Cette vision, qui va bien au-delà de l’économique, est fondamentale quant aux efforts pour changer la condition des pauvres et celle de nous tous. Quand nous en arrivons à la notion d’inclure, ou comme le disent les Français d’insérer un groupe exclu dans la société, cette société doit changer elle-même. L’inclusion réelle nécessite la transformation de la société. Elle ne peut être la simple addition d’un groupe exclu à une société qui continuerait ses vieilles habitudes.

Participer de multiples façons

C’est la cinquième idée que j’ai retenue. Dans les années 60, je pensais que pour être utile, il fallait être « un animal politique. » Je pense encore que l’engagement politique est extrêmement important à certains moments. Mais chacun peut être utile de multiples façons. Lors de ma première visite au Mouvement ATD Quart-Monde, quelqu’un mentionna qu’environ 20 000 personnes en France faisaient quelque chose pour ce Mouvement chaque année. J’ai dit : « 20 000 personnes, c’est sensationnel ! Vous pourriez organiser ces 20 000 personnes pour en faire un mouvement politique ! » On m’a répondu : « Non, la plupart ne veulent pas d’engagement politique ; ce sont des gens qui donnent un coup de main pour remplir des enveloppes, faire des appels téléphoniques, un tas de petits services, mais ils ne sont pas intéressés par un engagement politique quel qu’il soit. » Cela m’a surpris car j’y voyais une occasion formidable et perdue. Plus tard, j’ai alors commencé à comprendre qu’on accepte les gens tels qu’ils sont, qu’ils participent de différentes façons et qu’ils évoluent avec le temps. Ce que le Mouvement a compris, c’est que leur engagement grandit et prend corps lentement. Parmi ceux qui viennent pour de courtes activités limitées, certains prendront peut-être plus tard des engagements plus amples ou différents. En voici un exemple personnel. Pendant un programme de chantiers d’été d’ATD Quart Monde, mes deux fils, alors âgés de 17 et 18 ans, ont creusé des fossés. Ils ont participé ensuite à d’autres travaux de construction pendant plusieurs étés en France. Des années plus tard, j’ai logé là où l’un de mes fils avait creusé un fossé. Pour mes deux fils, cela fut une expérience importante qui les marque toujours.

Les gens contribuent au combat en prenant des engagements différents : courts ou longs. Il est important d’accepter ces différentes sortes d’engagement et de participation plutôt que de penser qu’il n’y a qu’une seule façon de s’engager qui soit bonne.

Tenir bon et changer

La sixième leçon est la découverte qu’il est possible de concilier ces deux idées fortes, et plutôt opposées. Lors de ma première visite en 66, au summum de mon activité politique, j’ai dit aux membres d’ATD Quart Monde qu’ils devraient agir sur le plan politique, rassembler les gens… Ils n’étaient pas d’accord. Puis, lors de l’insurrection de mai 68 en France, j’appris que les gens de l’un des bidonvilles avaient pris part à une manifestation pour montrer leur solidarité avec les étudiants et les travailleurs qui manifestaient. Ce fait révélait un énorme changement. Des années plus tard, le père Joseph a joué un rôle majeur dans le développement de la notion de revenu minimum en France, en créant l’accord politique permettant que ce revenu minimum devienne loi. Autre exemple, le travail publié dans « Artisans de Démocratie »1 montrant, par exemple, des citoyens cherchant à changer l’école et non pas seulement à aider les enfants démunis à réussir à l’école. C’est bien de politique qu’il s’agit là.

Cette démarche tient fermement le cap de sa finalité mais change ses modalités d’action selon les circonstances, les personnes et les possibilités nouvelles. Tous, nous vivons une double pression difficile à concilier : discerner et préserver ce qui est important tout en demeurant souples pour relever les défis qui apparaissent et s’adapter aux changements cruciaux.

J’aimerais conclure sur ce que cela signifie pour les jeunes. En simplifiant à l’extrême, il me semble qu’il y a deux façons d’envisager la vie. L’une est de laisser aller, se laisser mener par les circonstances ; l’autre est de bâtir sa vie. Suivant les moments, l’une ou l’autre de ces attitudes prédomine. La plupart d’entre nous, nous laissons les choses aller, puis nous arrivons à un tournant où nous essayons de bâtir, de diriger notre vie, avec ou sans succès. Mais vous qui êtes jeunes, à ce moment de votre vie, vous devriez penser aux chemins que vous voulez prendre et à ceux que vous voulez éviter, découvrir quelle est votre mission. Mission non seulement au sens large du mot, mais au sens de savoir ce qui a de l’importance pour vous, ce qui a un sens dans votre vie, ce qui vous rendra plus heureux et plus satisfait de ce que vous faites. Il faut alors choisir les circonstances qui vous permettront de bâtir le genre de vie que vous voulez. Il y a un temps pour se laisser aller et un temps plus important pour bâtir.

Le message du Mouvement ATD Quart-Monde, du moins pour moi, est que l’on peut réaliser des aspects importants de sa vie en étant engagés au service des autres. Cet engagement ne doit pas être conçu seulement comme un devoir, mais aussi comme une chance. En aidant les autres, nous nous aidons surtout nous-même.

1 Ouvrage de Jona M. Rosenfeld et Bruno Tardieu. Editions de l’Atelier, Editions Quart Monde, 1998, 304 pages

1 Ouvrage de Jona M. Rosenfeld et Bruno Tardieu. Editions de l’Atelier, Editions Quart Monde, 1998, 304 pages

S.M. Miller

Américain, professeur de sociologie à Boston college, Boston University et à l’Institut du Commonwealth du Massachussets, Samuel M. Miller est membre du Conseil pour la recherche et l’action Race et pauvreté. Il conseille diverses organisations américaines et européennes œuvrant pour la justice sociale.

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