Parler d'exclus, d'exclusion, c'est prendre distance par rapport à ce qui se passe en réalité. Ces mots identifient des situations, en même temps qu’ils les jugent défavorables et les dénoncent inacceptables, appelant à agir contre elles, Or, le processus d'exclusion n'est pas vu comme tel par ceux (vous et moi les premiers) qui le mettent en œuvre. Les processus d'exclusion donnent de l'exclu une image négative qui justifie sa position disqualifiante. Les exclus sont représentés par autrui, « parlés » par autrui sans que leur propre parole alimente un débat sur cette image. On ne peut donc parler de leur représentation politique sans s'arrêter d'abord au contexte quotidien de leur représentation sociale.
Représentation politique (et administrative) qui consiste le plus souvent, de manière ambiguë, à les faire apparaître comme des êtres de besoin, voire de problèmes. Image donnée en toute bonne foi par des acteurs des politiques, œuvres et institutions sociales qui se présentent comme porteurs de solutions. Or la représentation politique en appelle au citoyen. Comment permettre au citoyen caché derrière l'habit qui l'exclut, de faire son apparition ?
La représentation des exclus affecte nécessairement nos représentations vécues de la communauté politique qui seront régénérées par la découverte concrète des exclus comme citoyens.
Se présenter : devant quel regard ?
Le mot représentation recouvre en politique la dimension juridique essentielle de délégation : parler, légiférer, décider au nom de quelqu'un. Cette délégation n'a de sens que dans le contexte des images et des compréhensions de la communauté politique et de ses membres.
Travailler ces images fait partie de la représentation politique. Mais ces images sont liées d'abord à ce qui nous permet d'agir au quotidien. Chacun de nous élabore, la plupart du temps à son insu, des images des catégories qui lui servent à se repérer dans les relations sociales. Contrairement à ce qu'annonce le proverbe, à un premier niveau de représentation, l'habit fait le moine. Et la vie sociale tourne à un angoissant isolement si, sous chaque habit, il faut craindre de trouver un faux moine. Or subir cette sorte de méfiance ou plus simplement de dévalorisation est l'expérience ordinaire des exclus.
« Je peux vous raconter un fait, dit madame St., qui m'est arrivé dans la commune rurale où nous habitons. Dans le bourg, en attendant mon mari, j'ai entamé la conversation avec une personne que je ne connaissais pas. Au départ, la conversation était sympathique, jusqu'au moment où elle m'a demandé : « Où habitez-vous ? » Quand la personne a compris qui j'étais en fonction de mon adresse, j'ai senti une froideur, une distance, son regard n'était plus le même, elle n'avait plus envie de me parler et a arrêté; » A cette adresse, cette personne associe une réputation qui lui fait craindre d'être tant soit peu liée à ses habitants, elle ne parle pas d'exclusion. Je parle d'exclusion parce que je vois, au contraire, une population très défavorisée, victime de l'incompréhension de ce qu'elle vit et avec laquelle la relation me paraît souhaitable.
« Pour moi, continue madame St., la base de l'exclusion c'est l'enfance. L'école marque beaucoup parce qu'un enfant d'une famille démunie ne peut pas expliquer la difficulté de ses parents. A propos de Noël, mes enfants m'ont dit : « Maman, ce n'est pas grave si on n'a pas de billes à Noël, comme ça, ça nous fera économiser. » Les enfants sont bien conscients. Mais ils ne peuvent pas dire à l'extérieur ce qu'ils disent dans leur famille, et très vite ils sont obligés de mentir. Par exemple, si ses parents n'ont pas d'argent pour acheter ce qu'il faut pour des gâteaux à l'école, l'enfant préférera dire qu'il a oublié, etc. »
Ce que l'enfant aurait à dire de son expérience se heurte aux représentations qu'en a son interlocuteur. Une jeune fille laisse un jour à sa mère, qui doit aller dans une administration, leur commune et unique paire de chaussures présentable. Elle dit à sa maîtresse qu'elle a été malade. La maîtresse croit ce mensonge, conforme à sa propre expérience de la vie. « Si je lui avais dit la vérité, elle m'aurait traitée de menteuse », dit la jeune fille.
La face dévalorisée du monde devient comme mécaniquement une face cachée. L’expérience des plus pauvres et la pensée qu'ils en tirent, les poussent à parler et à agir à contre-courant de l'expérience des autres et de leur ignorance de cette face cachée. Bien souvent, l'accusation morale tient lieu d'explication de nombre de gestes et paroles incompréhensibles pour les autres.
Les très pauvres se heurtent quotidiennement à des images d'eux-mêmes qui les font taire. L'image de chacun d'entre nous diffère avec celui qui regarde. Elle n'existe en quelque sorte qu'en débat. A ce débat nous prenons part, non seulement par nos gestes mais aussi par notre parole. Les exclus, eux, « sont parlés » par d'autres, selon une formule grammaticalement discutable mais expressive : les experts, les professionnels des institutions parlent d'eux, en dehors d'eux le plus souvent, et c'est cette parole qui a du poids. Il n'est pas rare que cette parole dise, leur dise même, qu'ils n'ont rien à dire. Ainsi, cet homme qui demandait qu'on l'accompagne devant le juge des enfants. Ce juge, disait-il, voyait seulement qu'il s'emportait facilement et semblait toujours attendre qu’il revienne à sa « vraie nature violente ». Cet homme était traité comme si son emportement ne disait rien de son angoisse, de sa souffrance et de son espoir à propos de la raison qui l'amenait là : ses enfants et sa responsabilité de père. Ce regard lui passait la camisole de force du non-sens. On devient fou à force de se débattre dans l'inextricable et de ne pouvoir s'expliquer.
La question du regard est intimement liée à celle de la représentation car la présentation de soi, individuelle ou collective, est indissociable du regard qui l'accueille.
En relisant les propos de madame St. cités plus haut, j'ai pris conscience qu'elle voulait donner un critère de pertinence de la représentation qu'autrui se fait de moi : « On parle beaucoup de l'écoute, et je trouve que nous, les pauvres, on nous écoute beaucoup, dit-elle avec l'humour qui protège l'honneur. Par exemple, devant les assistantes sociales, on doit toujours raconter notre vie. Mais l'écoute, ce n'est pas la même chose pour moi que la compréhension. A mes yeux, il y a compréhension quand notre interlocuteur envisage de faire des choses avec nous. A ce moment-là, on peut dire que les autres acceptent de tenir compte de notre vécu et de notre savoir, des idées qui viennent de notre expérience et de notre monde ».
La représentation utile est celle qui conduit à la compréhension, c'est-à-dire à la possibilité d'agir ensemble. En opposant la compréhension et l'enquête (on doit toujours raconter notre vie) Mme St. introduit une distinction très utile de deux types de regards auxquels correspondent deux voies de représentation.
La représentation des besoins diagnostiqués
Ordinairement, l'image des pauvres qui peut déclencher l'action d'autrui, est le trait exceptionnel, reconnu par la loi dans cette perspective. Un trait passif : SDF, RMIste, chômeur ou précaire, fin de droits, inadapté de l'école, ancien de l’Assistance publique etc. Ces traits? s’ils justifient l’aide, justifient aussi de ne pas agir avec les pauvres comme avec des partenaires.
Dans notre pays, la politique sociale a une longue histoire, elle-même issue de la tradition des institutions d'Eglise pour venir en aide aux pauvres. Une série de corps professionnels spécialisés, une multitude d'œuvres et d'institutions forment un puissant ensemble qui représente ses « clientèles » sous l'angle des besoins que professions et institutions souhaitent prendre en charge.
Faire apparaître de tels besoins est indispensable. Particulièrement à l'égard de ceux dont la souffrance est absente de la sensibilité d'une société. Les faire exister, fût-ce d'abord par leurs besoins, est une nécessité capitale. Mais représenter des personnes seulement comme porteuses de besoins, n’est-ce pas les déshumaniser et donc contribuer à leur marginalisation ?
En pratique, une bonne part de la représentation des exclus trouve sa source dans des conflits locaux. Les plus pauvres n'ont pas continûment les moyens d'accéder à leurs droits et de tenir leurs responsabilités, telles qu'elles sont appréciées dans leur environnement. Ils menacent la chaîne des engagements réciproques. L'enseignant, par exemple, jugera que des parents bafouent son respect de leur enfant, parce qu’ils n’ont pas payé la sortie proposée. La famille, réfugiée dans une caravane sur un terrain vague qui ne lui appartient pas, n'est-elle pas encouragée à violer le droit si le maire l'inscrit sur la liste électorale ? Si l'élu refuse néanmoins, c'est lui qui viole le droit fondamental d'établissement et de circulation, c'est-à-dire le droit d'exister quelque part. En général, la représentation des besoins des exclus trouve dans l’Etat-providence un certain nombre de canaux classiques par lesquels passent les professions, les institutions et les collectivités locales qui cherchent à infléchir les politiques sociales et budgétaires. Ces canaux présentent l'avantage de donner des interlocuteurs avec qui travailler cette représentation. Ainsi, en France, quand l’administration soutient et finance l’évaluation des actions réalisée par le Mouvement ATD Quart Monde, elle encourage souvent celui-ci à repartir du point de vue des plus pauvres aussi. Peu à peu, de telles démarches ont alimenté un questionnement nouveau. Par exemple, on est passé d'une problématique de travailleurs qui devaient se faire reconnaître handicapés (CAT) à celle de travailleurs qui avaient besoin provisoirement de formation et d'insertion. Autre exemple. Récemment, le Conseil économique et social s'est donné, avec des enquêtes d'évaluation des politiques publiques auprès de personnes très défavorisées, un certain nombre de moyens nouveaux. Madame Geneviève de Gaulle-Anthonioz a rapporté sur cette question un important avis du CES. C'est le fruit d'une longue démarche de représentation du Quart Monde au milieu des représentants des acteurs économiques et sociaux français, démarche introduite en 1987 avec le rapport du père Joseph Wresinski. Ce denier avait alors trouvé chez ses collègues conseillers de précieux appuis pour définir la grande pauvreté non plus à partir du point de vue de l'administration mais du point de vue des pauvres et de leur propre action.1
La représentation des acteurs citoyens
Outre celle des besoins, une autre image peut déclencher l'action d'autrui devant la souffrance, le malheur, qui menacent ou détruisent les liens de solidarité. Madame St. l’évoque à travers la compréhension de « notre vécu et notre savoir, des idées qui viennent de notre expérience et de notre monde. » Tel était l'état d'esprit du père Joseph Wresinski, curé de campagne et futur fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, lorsqu'il est allé en 1957 « s'enfouir » dans un bidonville de la région parisienne. Non pour mettre en œuvre un programme mais pour rejoindre des hommes dans leur vie, dans les souffrances et les espoirs qui les faisaient agir. Les jeunes volontaires qui commencèrent alors à le rejoindre et lui-même ont consacré une très grande énergie à éduquer leur propre regard, leur propre attention pour développer une communication libre, profonde, - une communion, disait-il parfois, avec les personnes de ce camp des sans-logis. Eduquer son attention, c’était, cela reste aujourd’hui, écrire quotidiennement les phrases mêmes, les mots précis entendus dans la journée, les gestes vus. Cette écriture journalière permet peu à peu de sortir des interprétations trop hâtives et de la mémorisation sélective qui fait oublier les gestes et les mots qu'on ne comprend pas tout de suite. Elle oblige à une réflexion qui permet de susciter des situations pour permettre aux personnes d’être mises en valeur.
Pourquoi cette action évaluée à l'aune de la compréhension des plus pauvres a-t-elle requis une vraie dimension de représentation publique et quasi politique ?
Ce camp des sans-logis, créé à la suite de l'appel de l'Abbé Pierre pendant l’hiver 1954, abritait environ deux cent cinquante familles pour une période alors considérée comme provisoire. Il y eut donc, à la fin des années 50, une enquête sur la population du camp, préalable à une politique de relogement. Selon les conclusions des enquêteurs, ces habitants étaient une accumulation de cas sociaux, qui disaient eux-mêmes ne pas s’entendre entre eux : il y avait un foyer de pathologie sociale qui devait conduire à disperser ces « familles-problèmes. »
Le père Joseph Wresinski, vivant là, savait parfaitement qu'une vie sociale existait parmi ces familles. Chacune, faute de pouvoir parler positivement d'elle-même à ceux qui ne voyaient en elle que problèmes, était tentée de stigmatiser les problèmes, voire les méfaits des autres. Exclue, cette population prolongeait d’elle-même l’exclusion en son sein.
Croire résoudre "le problème" de façon administrative, sans poser tant aux habitants du bidonville qu'aux autres citoyens, la question du « vouloir vivre ensemble » qui fonde toute société politique, c'est oublier qu’aux uns et autres appartient la responsabilité du développement des liens sociaux et celle du bien commun. « Tout homme a le droit d'agir pour son propre bien et pour le bien d'autrui » proclament les options de base du Mouvement ATD Quart Monde. Elles font d'abord référence aux plus pauvres, trop souvent dépossédés de ce droit et non soutenus dans la responsabilité correspondante.
L’expression Quart Monde fut créée en 1969 pour faire place à la réalité collective de la grande pauvreté, la faire voir à la fois comme une fraction tenue à part et comme une part du monde de tous - à l'instar du Quatrième ordre de Dufourny de Villiers, en 1789, qui n'était représenté ni dans le débat des États généraux ni dans la conscience nationale.2 A l'Université populaire Quart Monde, les plus pauvres réfléchissent aux questions d'aujourd'hui, à partir de leur propre expérience du monde : avec les amis de divers horizons qui les rejoignent, ils construisent la citoyenneté. Pareil espace se veut un premier "quelque part" où les plus pauvres peuvent se présenter et se mettre en quête de représenter plus pauvres encore, "les absents". Cette responsabilité de faire venir et entendre les plus malheureux rompt avec l'isolement de la misère. Pour ceux qui l’ont connu, il fait directement sens : être sollicité de prendre cette responsabilité active, voilà un signe fort et immédiat de l'union qui se fait autour du refus de la misère. Union manifestée lors 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère. Ces démarches obligent les uns et les autres à repenser leur propre responsabilité dans l'exclusion et leur propre capacité à la refuser. Elles portent en germe un réexamen du politique.
Le refus de l'exclusion, jouvence de la cité
La volonté de vivre ensemble apparaît donc comme le fondement politique essentiel de la réponse à l'exclusion. Souvent, les hommes politiques sont en mesure - à mes yeux en devoir, non sans risque électoral, je le reconnais - de beaucoup contribuer à ce fondement. Le faible prestige des partis politiques ne vient-il pas de ce qu'ils ne remplissent pas cette fonction alors que les citoyens en ressentent plus que jamais la nécessité ? Un exemple. Voilà déjà plusieurs années, le maire d’une grande ville française avait prévu de reloger dans le tissu urbain ordinaire quelques familles du voyage sédentarisées. Un agent municipal avait été dépêché pour informer les habitants de ce projet et recueillir leurs avis. Refus complet du voisinage. Une adjointe au maire avait alors décidé d'y aller elle-même avec en substance l'argument suivant : « Je suis élue d'une communauté politique pour contribuer à son développement et à la vie harmonieuse de tous les habitants qui la composent. Cette communauté a des responsabilité vis-à-vis de ces personnes. Si vous refusez qu'elles habitent près de chez vous, considérez-vous que la ville doit les exclure ? » Sa position d'élue donnait du poids à ces questions. Celles-ci ont suscité une vraie réflexion avec les voisins qui ont rallié le projet.
Réflexion indispensable car la représentation des exclus ne concerne pas seulement leur droit de vote, mais de manière intimement liée, le ressourcement de la communauté politique. Proclamer que les hommes naissent libres et égaux en droit et en dignité, c’est poser à tout citoyen une exigence : ni l'égalité de droit ni l’égalité de dignité ne sauraient exister sans la participation des citoyens.
Pour conclure, je voudrais citer Hannah Arendt parce qu'elle exprime magnifiquement ce dont les exclus sont exclus, ce à quoi les citoyens sont appelés par leur contrat social, ce à quoi ils doivent oser s'appeler mutuellement. "J'ai parlé, dit-elle à la fin d'un article, comme si je croyais que toutes les affaires publiques étaient gouvernées par l'intérêt et le pouvoir. Dans cette perspective, nous restons dans l'ignorance du contenu réel de la vie politique, de la joie et de la satisfaction qui naissent du fait d'être en compagnie de nos pareils, d'agir ensemble et d'apparaître en public, de nous insérer dans le monde par la parole et par l'action et ainsi, d'acquérir et de soutenir notre identité personnelle et de commencer ensemble quelque chose d'entièrement neuf". Tant qu'il y a des exclus, nous sommes tous privés de cette vie politique dont l'essence même est de nous civiliser en un monde commun. Mais nous savons qu'ils sont les partenaires premiers pour redonner corps à cet exigeant projet.