Le long apprentissage d’une mémoire commune

Daniel Fayard

References

Electronic reference

Daniel Fayard, « Le long apprentissage d’une mémoire commune », Revue Quart Monde [Online], 169 | 1999/1, Online since 05 September 1999, connection on 16 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2576

Les pauvres et les non-pauvres ont besoin les uns des autres pour se réapproprier la mémoire de la misère. Pareil travail, difficile pour chacun, déclenche un processus de libération pour tous. Comment mieux dire que sans mémoire commune, il n’est pas d’avenir commun ?

Index de mots-clés

Histoire, Mémoire

Des chemins ont été ouverts, grâce à des mouvements comme ATD Quart Monde, pour que la mémoire sociale puisse prendre en compte l'extrême pauvreté dans nos sociétés contemporaines et, plus précisément, l'expérience de ceux qui l'endurent. Nous voudrions tenter d'en présenter quelques traits caractéristiques.1

Il est souhaitable d'acquérir, autant que faire se peut, une représentation de ce que vivent des personnes, des familles ou des groupes sociaux qui ne disposent - pour se comprendre eux-mêmes, pour se connaître dans leur identité et leur histoire propres, et donc pour communiquer avec d'autres - que du langage forgé à leur propos par plus nantis qu'eux.

Etre contraint de se penser soi-même comme SDF, comme pauvre, comme exclu est, pour une large part, une aliénation. Celle-ci est entretenue par des mentalités, des opinions, des comportements reproduits par la société, souvent inconsciente de la violence qu'elle exerce ainsi sur ceux qu'elle nomme de cette façon (même lorsqu'elle veut mettre en œuvre à leur égard une approche généreuse ou altruiste).

On peut dire de manière schématique qu'il existe deux types de mémoire.

D'un côté, une mémoire commune, plus ou moins répandue dans la société, plus ou moins élaborée, qui colporte une certaine représentation des « misérables » : celle d’êtres de besoin et de manque, d’êtres à aider, voire d’êtres voués à la malchance d'un destin inhumain. Cette mémoire ne les reconnaît donc pas dans leur contribution potentielle à l'intelligence de ce qu'est l'humanité, à la construction d'une société, à l'élaboration de relations plus humaines. Autrement dit, dans cette acception, on n'attend rien de ces gens-là ; j'entends : rien de neuf.

D’un autre côté, une mémoire atomisée en une multitude de situations particulières vécues dans la culpabilité, la solitude, la honte, le mépris, l'humiliation sociale. Cette mémoire colporte une impuissance à faire prévaloir une autre image de soi que celle, dévalorisante, perçue par la société environnante. Autrement dit, dans cette acception, au relent de fatalité, ceux qui en sont victimes n'attendent plus rien des autres ; j'entends : rien de neuf.

Nous sommes-là dans un face à face, au goût amer, qui n'ouvre aucune perspective de transformation sociale.

Lorsque l’on est conduit à habiter l'entre-deux-mondes de cette double fréquentation - celle, volontaire et durable, du monde de la misère, celle, concomitante, des autres citoyens et des représentants de la société globale - on est obligé de s'interroger sur la pertinence et la validité de ce que les uns et les autres ont en mémoire quand on entreprend avec eux d'établir des liens de connaissance mutuelle et des interactions.

Qu'est-ce qui va permettre aux uns et aux autres de vivre vraiment ensemble, de penser ensemble, d'agir ensemble et non plus de vivre, de penser et d'agir dans cet état d'apartheid aménagé qui caractérise plus ou moins les relations des très pauvres avec le reste de la société ?

A l'évidence, il y a là un travail de mémoire. Car pour pouvoir s'aborder autrement, il faut entrevoir une représentation des autres qui dépasse les représentations déjà là, il faut cultiver un désir et une volonté de les connaître et de les traiter comme des égaux en dignité. Saisir, par exemple, que nous sommes bien plus semblables que différents : ce que nous avons en commun est bien plus important que ce qui peut nous différencier.

Est-il possible de repérer, dans l'expérience des très pauvres eux-mêmes et dans celle des personnes qui font route avec eux, les caractéristiques d'un processus de délivrance ou de libération ? Quelles sont les mutations qui affectent alors leur mémoire et leurs représentations ?

Je ne prétends pas ici « définir » ce que peut être un processus de libération dans ce domaine de la lutte contre la grande pauvreté et l'exclusion sociale. Je me fais simplement l'écho d'un constat. Parmi les personnes, voire les groupes de personnes, qui cheminent avec ATD Quart Monde depuis une quarantaine d'années, certaines ont parcouru un chemin qui les a transformées : elles ont acquis plus de confiance en elles-mêmes, plus de liberté, elles ont pu mettre en œuvre des énergies nouvelles pour « faire société » avec d'autres. En se rapportant à ce qu'elles étaient et vivaient auparavant, on peut apprécier le devenir qui a été le leur.

Il me semble possible d’esquisser quelques axes de transformation libératrice, aussi bien chez des gens très pauvres que chez d'autres citoyens, qui vont leur permettre de se socialiser autrement. Ceux que j'ai retenus sont de l'ordre de la conviction, de l'expérimentation, de la révélation, de la résolution. Je voudrais les présenter sans vouloir les hiérarchiser les uns par rapport aux autres ni les énumérer comme autant d’étapes successives. Car ces axes interagissent en fait les uns sur les autres.

C'est la nature de certaines évolutions de la mémoire que je cherche à éclairer en quelques points.

Pour les très pauvres : se libérer de la honte

1. En arriver à se convaincre que nous ne sommes pas coupables de la misère dans laquelle nous sommes.

Le processus de libération suppose l'affermissement de cette conviction. Celui-ci ne peut pas se produire sans une protestation plus ou mois argumentée qui refuse d'endosser l'entière responsabilité de ce que l'on est contraint de vivre. Mais où puiser une telle force de résistance ?

A l'évidence, quelle qu'en soit la source ou l'inspiration, il faut pouvoir compter sur des témoins à décharge afin que cette conscience intime puisse se dire et être bien acceptée par l'entourage.

2. Faire la découverte que nous ne sommes pas seuls.

Le processus de libération suppose cette expérimentation. A un double niveau. D’une part, d'autres sont comme nous : ils vivent la même vie que nous ; d’autres sont avec nous : ils comprennent ce que nous vivons et ressentons.

Une telle expérimentation ne va pas de soi. Elle peut difficilement s'opérer en dehors d'une référence ou d'une appartenance à un groupe de personnes qui acceptent de se reconnaître, voire de se mettre ensemble et de se témoigner un soutien mutuel. Elle a besoin, pour s'approfondir, d'un climat de confiance, d'écoute, de compréhension entretenu dans la durée, pour oser dire à d'autres, sans honte, à quel point on endure des souffrances, à quel point on doit faire preuve de courage pour y faire face. On ne se livre pas en profondeur de cette façon devant des inconnus. Il y faut des mois, souvent des années.

Pareille prise de parole peut être facilitée si des relations personnelles ont déjà recueilli des éléments d’histoire de la vie de ces personnes (au besoin par le truchement d'un enregistrement, d'une mise par écrit). Preuves de l’attention qu’on leur porte et de la valeur qu'on attache à leur parole. Entendre d'autres hommes ou femmes témoigner de leur vie difficile aide aussi à trouver les mots pour dire ce qu'on ressent soi-même.

On prend ainsi conscience qu'on vit des choses semblables. On expérimente progressivement qu'on ne peut pas rester chacun enfermé dans ses difficultés. Les mettre en commun, en parler ensemble, c'est déjà s'entraider à les assumer et entrevoir une solidarité possible. Des liens d'amitié peuvent en résulter.

3. S'affranchir d'un doute récurrent : sommes-nous des êtres humains à part entière ? Avons-nous le droit de vivre comme les autres ?

Le processus de libération suppose un effet de révélation qui soit comme un point d'appui pour sortir d'un tel doute. Cet effet de révélation peut, selon les cas, être provoqué par des événements de nature différente.

Il peut, par exemple, être favorisé par la rencontre d'une personnalité reconnue, avec qui on a eu une relation forte et vraie : les différences de statut et de compétence se sont estompées pour laisser place à un dialogue empreint d'une humanité qui vous saisit au plus intime de vous-même. Je pense à des parents qui, des années après, se souviennent encore d'un médecin : il avait accepté de partager leur repas. Ils font remonter à cette rencontre la prise de conscience qu'ils étaient dignes que d'autres s'intéressent à eux.

Pour certains, l'effet de révélation, ce peut être le témoignage de la vie d'un homme comme celle du père Joseph Wresinski, né lui-même en milieu de grande pauvreté. Son histoire les bouleverse parce qu'ils se reconnaissent en lui. Ils admirent tout ce qu'il a pu réaliser et sa fidélité aux plus pauvres. Ils en tirent de l'espoir et la conviction qu’il est possible de relever la tête.

Pour d'autres, l'effet de révélation peut naître de la découverte et de l'approfondissement d'un document écrit, comme la Déclaration universelle des droits de l'homme. Cette introduction dans leur mémoire d'un texte fondateur pour l'humanité tout entière légitime le bien-fondé des aspirations qu'ils portent en eux et leur permet d'accéder à un autre type de relations avec les autres : être traités comme des hommes et non comme des pauvres, comme des sujets de droits devant avoir les moyens d'être responsables d'eux-mêmes et des leurs.

4. Oser parler et agir, pas seulement pour soi mais pour que personne ne soit exclu.

Une des grandes souffrances rencontrées en milieu de grande pauvreté est celle de ne pas pouvoir être utile à d'autres, exercer un rôle, assumer des responsabilités, par rapport à sa propre parenté mais aussi dans la cité.

Le processus de libération suppose donc bien évidemment de pouvoir prendre place parmi ceux qui ont une activité reconnue et un habitat décent, une formation et une vie culturelle, une certaine sécurité de ressources.

Mais, fait remarquable, sans attendre d'avoir obtenu pour eux-mêmes tous les moyens d'une telle intégration sociale, certains parviennent à manifester leur citoyenneté en militant pour la cause de leur peuple.

Le fait de rejoindre telle ou telle association qui propose un projet de société avec lequel ils se sentent en affinité a pour eux un effet libérateur certain. Avec d'autres ils acquièrent une conscience et des forces nouvelles, ils deviennent porteurs de ce qu'on pourrait appeler une résolution d'engagement. D'une part, il y a de plus pauvres que nous avec lesquels il faut s'associer, dans notre localité, dans notre pays mais aussi dans le monde ; d'autre part, il y a des réformes à mettre en oeuvre pour que les droits fondamentaux de tous soient respectés, pour que tous puissent avoir part aux valeurs motrices de nos sociétés.

Une telle résolution n'est possible qu’à condition de cultiver en soi la mémoire actualisée des hommes qui souffrent d'exclusion, qu’à condition de rencontrer d'autres citoyens, travaillés par la même mémoire, avec qui partager les priorités auxquelles il convient de s'atteler.

Pour les non-pauvres : se libérer de l’ignorance

1. Se convaincre que la misère n'est pas fatale.

Si cette conviction, première, n'est pas ardente, rien de nouveau ne pourra surgir pour venir à bout de la misère. Ceci suppose qu'on substitue à la mémoire de la pérennité de la grande pauvreté la mémoire des combats entrepris pour la réduire et des hommes qui les ont incarnés.

Hier comme aujourd’hui, en effet, des hommes ont contribué à des changements significatifs à partir de leurs analyses des situations et des moyens qu'ils ont su mobiliser.

2. S’interroger sur notre connaissance des personnes dans la misère, de leur expérience et de leur pensée.

Il importe d'accéder à une connaissance-communion de ceux qui souffrent de la misère, à une rencontre personnelle, directe ou indirecte, à une compréhension de leurs attentes et de leurs espoirs bien au-delà d'une réponse à leurs seuls besoins d'assistance. Il faut expérimenter à leur école la nature du changement escompté, le garder en mémoire de façon centrale et cultiver un nouveau regard sur la société et les pauvres.

Ce n'est possible que si l’on s'enquiert de leurs conditions de vie, si l’on se nourrit de leurs témoignages, si l’on partage le caractère injuste de leur relégation et fait valoir leurs points de vue.

Sans doute est-ce rendu plus facile quand on peut se remémorer des personnes ou des situations connus à un moment ou à un autre de notre vie passée qui portaient pour nous les stigmates d'une grande pauvreté mais que nous avions alors occultés par indifférence ou par impuissance. Et quand nos croyances nous ont sensibilisés au fait que nos frères les plus vulnérables ont un message à nous délivrer.

3. Evaluer les actions et les politiques du point de vue des plus pauvres.

Pour que le processus de libération puisse entrer dans une phase opératoire, il faut se livrer à une analyse renouvelée des actions et des politiques mises en œuvre : réajuster les priorités à promouvoir, les défis concrets à relever quant à l’accès de tous aux droits de tous et au respect de la dignité humaine.

Beaucoup de personnes de bonne volonté sont mal à l'aise par rapport aux phénomènes de grande pauvreté, faute de voir ce qu'elles pourraient entreprendre qui soit pertinent, utile et productif en termes de changement social. Elles effectuent des aumônes ou des dons, reconnaissant qu'elles n'ont ni la disponibilité ni les moyens de s'engager personnellement aux côtés des pauvres eux-mêmes.

Un chemin de libération pour elles est de découvrir qu'elles peuvent en fait intervenir au sein de leurs divers milieux d'appartenance et au cœur des institutions. Elles peuvent en effet réexaminer les relations entre ces milieux, ces institutions et les citoyens les plus exclus, s’efforcer d’y inscrire un regard et des pratiques plus solidaires, soutenir des initiatives novatrices contre l’exclusion... etc.2.

4. Mettre en œuvre une certaine qualité d'engagement.

La pertinence d'une connaissance, la clairvoyance d'une expertise, la générosité d'un engagement individuel risquent cependant de ne pas suffire à engendrer des effets assez durables dans la société globale si des changements substantiels et significatifs n'interviennent pas, tant dans la situation de toutes les personnes les plus pauvres que dans les relations entre celles-ci et le reste de la société. La libération d'un grand nombre se mesurera en fait à cette aune.

Ceci suppose donc qu'au sein de la société des hommes et des femmes sachent se rejoindre pour mettre en œuvre ensemble une certaine qualité d'engagement citoyen :

- se préoccuper ensemble de bâtir un avenir vraiment différent pour les plus pauvres et une solidarité plus grande dans le corps social,

- se comporter en partenaires, tant avec les plus pauvres eux-mêmes en s'associant à leurs efforts, qu'avec d'autres acteurs de la vie sociale, notamment les responsables,

- se donner des moyens d'agir pour atteindre des objectifs significatifs.

Il faut en effet libérer les pauvres de ceux qui ne mettent pas en œuvre de telles qualités car, sans le savoir ni le vouloir, ils entravent en fait leur libération.

Relever le défi d’une autre société

Cultiver la mémoire des très pauvres n'a pas toujours été chargé de la même signification dans l'histoire des sociétés. La fatalité de leur sort a souvent prévalu. Néanmoins des secours leur ont été portés, des initiatives ont été prises en vue de tirer d'affaire les moins paupérisés.

Mais comment taire que les très pauvres ont aussi suscité des engagements ? A cause d’eux, des hommes et des femmes ont changé leur vie. D'autres ont fondé des communautés nouvelles. Ils ont regardé les pauvres « comme des maîtres » à vivre et à penser autrement leur vie personnelle et communautaire. Ils ont su cultiver en eux une mémoire des pauvres et une représentation des liens à nouer avec eux qui se démarquaient de la mémoire commune et des représentations habituelles.

L'enjeu aujourd'hui n'affecte-t-il pas directement la mémoire sociale ? Le défi actuel n'est-il pas de savoir si les plus pauvres deviendront ceux qui vont nous aider à penser autrement la société elle-même ? Accepterons-nous de nous rassembler autour d'eux comme nous y invite l'inscription scellée sur le Parvis du Trocadéro : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l'homme sont violés. S'unir pour les faire respecter est un devoir sacré » ?

Son auteur, le père Wresinski, est à l'origine de la reconnaissance par l'assemblée générale des Nations unies du 17 octobre comme Journée mondiale du refus de la misère, signe donné en notre temps pour actualiser cette assertion de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, selon laquelle : « L'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme. »

Quelle place cette priorité tient-elle dans la mémoire de nos contemporains ?

1 Contribution donnée lors d'un colloque organisé par le CERAS (Centre d'étude et de recherche sur l'action sociale) le 4 avril 1998 sur le thème « 
2 Cf. à ce propos « Artisans de démocratie », Jona M. Rosenfeld et Bruno Tardieu. Ed. Quart Monde, 1998, 304 p.
1 Contribution donnée lors d'un colloque organisé par le CERAS (Centre d'étude et de recherche sur l'action sociale) le 4 avril 1998 sur le thème « Mémoire(s) des pauvres dans la société et dans les groupes chrétiens. » Dossier disponible au CERAS, 14 rue d'Assas, 75006 Paris.
2 Cf. à ce propos « Artisans de démocratie », Jona M. Rosenfeld et Bruno Tardieu. Ed. Quart Monde, 1998, 304 p.

Daniel Fayard

Volontaire du Mouvement international ATD Quart Monde depuis vingt-cinq ans, Daniel Fayard travaille actuellement à l’Institut de Recherche et de Formation aux relations humaines de ce Mouvement.

By this author

CC BY-NC-ND