L’université, en sélectionnant les bénéficiaires de ses prestations et de ses diplômes, met les autres à l’écart. Bien qu'il existe même des doctorants en difficulté sur le marché de l'emploi, les diplômes y sont généralement un facteur favorable. Des universités se demandent donc si elles ne devraient pas inventer toutes sortes de formations adaptées à ceux qui ont le moins de chances de trouver des voies d’insertion économique et sociale et les couronner par des diplômes.
Une telle perspective est-elle saine pour eux ? Ce n'est pas évident si l'université prolongeait seulement une tendance actuelle à étendre son règne sur la reconnaissance des savoirs normalisés alors qu'elle est attendue dans l'élaboration de savoirs jusqu'ici trop peu considérés. Deux exemples pour illustrer la tendance énoncée. En France, avec le nouveau système de formation des enseignants dans les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM), l’enfant entrant à l’école maternelle se retrouvera face à un maître dont la compétence aura été acquise et reconnue par l’université. De même, une proportion croissante de travailleurs sociaux sont amenés à produire des travaux universitaires et à mesurer le progrès de leur compétence à l’aune des diplômes dont ils justifient.
Voir dans l’université dispensatrice de diplômes, la source légitime universelle et incontournable de la reconnaissance des savoirs est dangereux. D'autant que la voilà de plus en plus soumise aux contraintes d’une efficacité à court terme, mesurée par le succès marchand de ses établissements.
Or l’échec scolaire et l’exclusion de l’accès au savoir sont très directement vécus sur un plan beaucoup plus vaste et plus profond que celui l'emploi et de l'économie. Ils sont pris pour preuves de manque d’intelligence. Si l’université étend son champ de pouvoir sur toute la population en se mettant aussi au service de la logique économique, on jugera que l’exclusion économique est simplement la conséquence, prouvée par l'autorité enseignante, du manque d'intelligence des exclus. Mais son idéal et sa tradition séculaire n’ont jamais cessé de lui faire une autre obligation.
L’intelligence des partenaires...
On a récemment discuté l’idée d’une charte des universités contre l’exclusion. C'était à l'Université européenne de Tours, à l'issue de l'expérience du programme Quart Monde - Université que cette institution avait soutenu. Les universitaires ayant participé à ce programme ont livré sérieusement et durablement leur attention, leur puissance intellectuelle, à l’attention, à la capacité de penser et de réfléchir de personnes dont l’histoire sociale a largement mésestimé l’intelligence. Ils ont travaillé à prendre une position de chercheurs avec des partenaires inédits, qui étaient soutenus pour prendre également cette position. Cette expérience a provoqué chez les universitaires une sorte de "retournement" selon un terme travaillé par l'un des groupes de ce programme. Ils sont sortis de cette ascèse et de cette recherche avec une vérité éprouvée en eux-mêmes : l'intelligence de ces partenaires poussait la leur en s’étayant elle-même. Nul doute pour eux : cette confrontation les a formés en même temps qu’elle formait leurs partenaires.
En réfléchissant aux suites à donner à cette intense exploration qui fut en même temps un apprentissage pour tous, ils ont formulé l’idée d’une charte contre l’exclusion. L’un d’entre eux nous a éclairés plus précisément en soulignant une réaction d’un universitaire américain, présent au colloque de la Sorbonne d’avril dernier. Le professeur Joseph Wronka disait : « Pourquoi chercher à écrire une charte, quand elle ne fera que répéter, en moins bien, la Déclaration universelle des droits de l’homme ? »
J'ai été sensible à ce lien entre l’expérience Quart Monde-Université, le projet d'une charte et la Déclaration universelle pour une réflexion sur l’université et l’exclusion. Si je comprends bien, les universitaires qui ont fait l’expérience précitée y ont trouvé, de manière assez radicale, l'exigence de se fonder sur l’égale dignité de personnes douées d'intelligence, malgré l'inégalité de maîtrise des moyens d'expression.
Pour eux, l’université se doit d'examiner son respect de l’égale dignité de tous ces êtres intelligents qui n’ont pas la chance d’emprunter les voies de ses diplômes et d’y être reconnus. Car, en partant de cette position d’égale dignité sur le plan de l’intelligence, chacun a gagné quelque chose qui ne se gagne pas d’habitude dans la position de l’enseignant face à ses étudiants. Il y a là une évidence vécue qui nous remet au centre du projet civilisateur de l’université et de sa place dans la société.
Afin d'être plus explicite, je me risque à faire un petit détour.
L’effet pacificateur de la science
Cet effet pacificateur ne tient pas, dans mon esprit, à ce que la science conclut sur un accord qui fait taire les querelles à propos des expériences du monde et de leur représentation. Au contraire, la science ne cesse pas de relancer le débat et la querelle. Si les scientifiques s’accordent sur une connaissance, ils se transportent immédiatement avec armes et bagages, nouvelles hypothèses et nouveaux appareils, dans un nouveau champ pour y réorganiser de nouvelles querelles !
Mais, avant Galilée, le rapport de notre civilisation à la connaissance du monde ne supposait pas le pouvoir de l’homme sur les choses. C’était plutôt un rapport de contemplation enchâssé dans de grands récits de sagesse et de sens, le plus souvent religieux. La contemplation du monde et de l’univers guidait vers une harmonie qui renvoyait l’homme à sa petitesse et à sa grandeur dans ses comportements avec autrui, face à la mort, sous le modèle des dieux ou le regard d'un Dieu.
Nous sommes maintenant les enfants d’une connaissance où notre maîtrise des choses fait preuve.
Là où régnait une hiérarchie de droit divin pour accéder à la connaissance privilégiée du récit et de l'exercice religieux, la science installe, ouverte à tous, une triple reconnaissance fondée sur des dimensions anthropologiques essentielles.
Elle reconnaît que, quelles que soient les préséances et les hiérarchies sociales, deux hommes en désaccord doivent considérer loyalement leurs expériences comme également valables. Que, pour rapprocher leurs expériences et les rendre comparables, il leur faut considérer d'une part leurs mutuelles capacités propres d'avoir des expériences et de les représenter. Et d’autre part, il leur faut vouloir développer leur capacité conjuguée d’inventer, en trébuchant souvent, un langage commun permettant de se transmettre ces représentations en les rendant aussi univoques que possible - le langage d’une communication claire et sans parasites, sans bruits de sentiments ou autres.
La science dit que tout scientifique dispose des perceptions de ses sens, d'une capacité de représenter ses expériences et de l'accès à un langage commun avec d’autres. Elle a là un effet pacificateur. Et plus encore lorsqu'elle est mise au service de ce qui reste une grande audace du point de vue de l'exclusion : affirmer que tout homme est doué de ces attributs.
Affirmation plus exigeante qu'il paraît. J'en ai fait comme d'autres la découverte. Après cinq ans d'études d'économie suivis de deux ans de rencontres de personnes en extrême pauvreté et d'autres, engagées à leurs côtés, j'ai compris mon incapacité : je ne savais parler d'économie qu'avec mes pairs. Comme si, en devenant « savant », j'étais devenu incapable d'une attitude scientifique avec le commun des mortels. Je m'étais habitué à une distance, à une vraie fracture de l'intelligence d'une société : ceux qui vivent l'économie au quotidien n'étaient pas les partenaires d'une confrontation d'expériences, de représentations ou de production d'un langage commun avec les économistes. Cette attitude de « savant » n'est pas l'apanage d'une discipline ou d'une compétence mais plutôt d'une position sociale. Ainsi, les hommes politiques parlent-ils la plupart du temps comme si la solution des problèmes de la cité était pédagogique ; comme s'il fallait éclairer le peuple et l'électeur particulièrement, sur les vérités d'une vie qu'il expérimente pourtant au jour le jour. Le professeur, avouons-le, a le même réflexe. Est-il plus excusable au titre d'un réflexe professionnel ? En tout cas, c'est toujours sur le mode d'une relation de savant à ignorant que « l'inclus » aborde « l'exclu ». Et dans une société complètement scolarisée, c'est une relation qui, l'enfance passée, veut dire d'« intelligent » à « stupide. »
Fracture de l'intelligence
Le programme Quart Monde-Université a demandé aux universitaires de venir avec leur bagage de connaissances, en scientifiques prêts à rencontrer des personnes beaucoup moins « savantes », mais riches d'autres expériences, capables, dans la durée, d'en développer des représentations pertinentes, désireuses de franchir les obstacles de langage dans la mesure même où les universitaires auraient la même volonté. On a pu ainsi inventer les moyens de soutien d'un débat scientifique complètement original. C'est un premier résultat. Il en est un deuxième : la fécondité de ce débat du point de vue intellectuel, de l'aveu même des universitaires participants du programme et d'autres qui en ont lu la publication.
Mais il est aussi un autre effet, celui-ci en terme de paix. En terme de reconnaissance mutuelle liée à la relation construite par le débat scientifique, et qui redonne sa dimension anthropologique fondamentale à la production culturelle de l'université. Grâce à cette démarche fondée sur le crédit fait à l'intelligence de l'autre, des personnes de positions sociales très éloignées ont gagné un langage commun et une compréhension de l'expérience de l'autre, - expérience du même monde - , objet des disciplines universitaires.
Là où l'économiste, par exemple, a tendance à dire que le pauvre est un être irrationnel du point de vue de la logique économique, les participants ont accepté une démarche beaucoup plus rigoureuse face aux faits et plus féconde. Ils se sont dit que si l'action des plus pauvres paraît irrationnelle aux savants, ce peut-être simplement parce qu'elle se rapporte à une réalité mal décrite par leur science. Les plus pauvres pourraient donc représenter de manière plus pertinente et mieux informée cette réalité à une condition : présupposer que leurs actes ne sont pas irrationnels, ni leurs idées sur ces actes. Toutes les disciplines, bien sûr, ont à gagner le même genre d'apport.
Etre enfin reconnu dans son intelligence du monde réel auquel on est confronté quotidiennement, ce n'est assurément pas la même chose que d'être traité comme un être sans réflexion, voire un menteur. Il y a, dans ce second cas, une violence dont l'université ne peut pas se laver complètement les mains. Elle donne, en effet, trop peu de chances aux plus pauvres et aux exclus de confronter son corpus de connaissances dans des conditions pertinentes de débat. Et si l'on s'interroge sur les raisons profondes de la violence dans bien des lieux où la pauvreté se concentre, on aurait tort d'oublier que la violence est le langage commun ultime inséparable de la peur. Quand nous partageons de faibles moyens de communiquer, la peur a vite fait de se développer de part et d'autre, appauvrissant le langage commun déjà pauvre, entretenant les stéréotypes, les préjugés, les bonnes raisons d'avoir peur.
L'université se préoccupe à juste titre des débouchés professionnels de ses étudiants. Elle ne peut pas pour autant se désintéresser de ce que j'appellerais « l'écologie des intelligences » du point de vue de la fracture sociale. Toucher indirectement les intelligences de tous les enfants à partir de trois ou quatre ans et en abandonner très vite une large fraction (parce qu'on est sans lien culturel avec le milieu, y compris français, des enfants les plus pauvres), c'est participer à l'exclusion sociale. C'est laisser se construire ou se perpétuer les peurs qu'engendrent, intimement mêlés, le mépris et l'ignorance. Et ces peurs, substrat manipulable de toutes les guerres et tyrannies comme des décompositions mafieuses, sont le contraire de la culture.
L'université se doit de relever le versant culturel du défi qu'impose la fracture sociale aux sociétés démocratiques. Défi culturel difficile et ambitieux : il touche à l'égale dignité des hommes. Mais, comme le prouve le programme Quart Monde-Université, des êtres humains sont là, en forte demande d'affranchissement, sérieux pourvu que l'on soit sérieux avec eux. Et la démarche est on ne peut plus féconde pour tous.