A titre d’exemple d’action et de relation au monde, revenons à la lutte contre l’exclusion qui est, pour beaucoup de personnes en quête spirituelle, un lieu d’engagement essentiel. Comme le disait Joseph Wresinski, le pauvre est un « chemin spirituel »1 mais à condition que cet engagement soit nourri par une vie contemplative marquée à la fois par l’immanence et la transcendance. Trois étapes peuvent être distinguées dans ce chemin2.
Le plus pauvre, une idéologie pour le militantisme
Le premier niveau d’engagement est celui de la « militance » au sens classique du terme : nous luttons pour les plus pauvres, qui donnent un sens à notre action, mais ce sens risque quand même de fonctionner comme une idéologie, c’est-à-dire comme une doctrine trop extérieure à nous-mêmes, à notre personnalité profonde. Certes, c’est une étape importante, qu’il ne faut surtout pas condamner, car elle apporte un certain ancrage dans la réalité mais, dans la mesure où nous nous situons à la périphérie de nous-mêmes, le pauvre nous reste malgré tout extérieur. On va travailler pour lui, mais il n’y aura pas une véritable rencontre en profondeur avec lui. C’est le pauvre finalement considéré comme un »il » et non comme un « tu. »3
Le plus pauvre, un chemin d’intériorité
On rejoint un autre niveau, quand on se rend compte que le plus pauvre nous indique un chemin pour nous-mêmes et qu’il nous amène à nous remettre en cause personnellement. Il arrive en effet chez beaucoup de personnes, après un long temps d’action militante, un moment où elles ressentent la nécessité d’un certain repli sur soi, d’un travail intérieur pour voir qui elles sont en réalité et remettre en cause la manière dont elles vivent. A la limite on peut, en effet, travailler pour les plus pauvres et avoir un mode de vie tout à fait aux antipodes de cette action militante.4 C’est à ce propos que René Macaire distingue ce qu’il appelle le « militant » du « mutant ». On est tous amenés à vivre cette deuxième étape, je crois, à un moment ou l’autre de notre vie parce que l’on est trop engagé dans l’action militante, dans le volontarisme, l’activisme. On a un trésor qu’on veut partager mais, si ce trésor est complètement dilapidé, on ne peut plus rien partager. Marcel Légaut comparait cela à un véritable « tonneau des Danaïdes »5 où on finit par s’épuiser entièrement : il faut alors retrouver en soi une énergie intérieure.
C’est la deuxième étape, dans laquelle on a vis-à-vis des plus pauvres un rapport non plus d’extériorité, mais d’identité. Le plus pauvre, c’est notre être le plus profond, il nous révèle la faille intérieure qui est la nôtre, notre identité réelle. D’une certaine manière on se sent en communion totale, en identification avec l’autre. Cela rappelle la voie « mystique » où se vit une certaine fusion avec l’autre.
La rencontre du plus pauvre, identique et différent
La limite commune à ces deux étapes, c’est qu’elles sont comme cloisonnées : on n’arrive pas à vivre ensemble, simultanément, l’action et la contemplation. La troisième étape est précisément celle où l’on parvient à s’unifier à partir de la découverte de son appel intérieur. On devient alors comme « une source jaillissante pour la vie éternelle »6 à partir de laquelle on parcourt l’axe horizontal de l’action et l’axe vertical de la contemplation de manière unifiée. Sur l’axe horizontal, celui de l’engagement auprès du plus pauvre, on le rencontre comme un être qui nous est identique - car comme nous porteur du divin - et en même temps différent. En effet, on sent confusément qu’on n’arrivera jamais totalement à rejoindre le plus pauvre. Il y a donc un rapport à la fois d’identité et d’altérité qui nous montre que nous avons toujours du chemin à faire pour rencontrer le plus pauvre (qui est aussi en nous).
Or cette expérience est tout à fait parallèle avec celle qui est vécue au plan vertical. Là, je ferai davantage référence à la tradition chrétienne : d’un côté (la voie de la connaissance), on se sent dans un rapport d’identité avec le divin, on est à l’image de Dieu, on est porteur du divin, Dieu nous est immanent (c’est le Christ), mais en même temps Dieu est le Tout Autre, il nous est transcendant (c’est le « Père ») et il nous appelle sur un chemin de filiation (voie de la dévotion).
Il y a donc là un parallèle très intéressant à faire entre la rencontre du plus pauvre, mais aussi tout engagement authentique dans le monde, et la rencontre avec l’Etre ou avec Dieu, qui permettent de vivre le même rapport entre l’identité et l’altérité, l’immanence et la transcendance.
Unifier transcendance et immanence
Des voies d’accès variées à la vie spirituelle, des itinéraires qui se recomposent entre identité et altérité : il n’est pas facile de s’y retrouver en cette époque de confusion, où souffle manifestement l’Esprit, mais qui est comme le vent : « Tu ne sais d’où il vient ni où il va »7. Le message que j’ai voulu partager, à partir de ma propre expérience et de diverses lectures, s’inscrit dans une perspective à la fois tolérante et exigeante.
Tolérante : il faut accepter mais aussi aimer cette variété de cheminements qui paraît cohérente à l’esprit de la démocratie et la mondialisation culturelle. Même si, par exemple, on ne peut concevoir une spiritualité sans Dieu, il faut reconnaître que certaines personnes sont arrivées à un stade spirituel élevé sans cette référence : je pense par exemple à Daniel Pons8. En sens inverse, les spirituels de famille « orientale » qui considèrent les religions comme des « béquilles à lâcher », à partir d’un certain niveau, ne doivent pas mépriser ceux qui choisissent au contraire d’approfondir un enracinement religieux pour guider leur chemin mystique - qui peut en ce domaine prétendre détenir la vérité ? L’Esprit agit partout, même chez ceux qui prétendent le combattre.
Exigeante : il existe néanmoins des repères pour une spiritualité authentique. Ce sont essentiellement ses fruits, mais qui ne sont pas appréciés par les critères dominants : ce peut être une œuvre réussie, mais il peut s’agir d’échecs qui auront néanmoins fait avancer des personnes9. Ces fruits doivent en fait concerner à la fois le monde et la personne : une cohérence doit être vécue entre la mutation sociétaire et celle de l’individu qui l’a enclenchée. Cette cohérence doit déboucher - on l’a vu - sur une vie de plus en plus unifiée qui donne le sentiment d’une « joie imprenable »10 même au milieu des pires souffrances. Enfin, il reste un critère qui semble spécifique aux religions du Livre et qui constitue peut-être la principale richesse que l’Occident devrait apporter au reste du monde : l’attention aux plus pauvres exclus de notre société.
La raison d’être des traditions spirituelles est précisément d’apporter de tels repères. Même s’il est difficile pour beaucoup d’entrer pleinement dans la foi que celles-ci impliquent, ils peuvent au moins essayer d’en suivre certains jalons11 pour ne pas déraper un jour ou l’autre dans l’activisme, le narcissisme ou les sectes (...).
Je n’ai pas voulu faire de théorie, mais traduire une expérience concrète telle que je l’ai vécue ou observée dans différents chemins spirituels que j’ai été amené à connaître, souvent en lien avec la lutte contre l’exclusion. Il n’est pas facile d’aborder ce champ lorsqu’on n’est pas un spécialiste, mais simplement un expérimentateur, un homme en chemin. Il est certain que l’itinéraire décrit ci-dessus entre l’engagement social et la vie contemplative ressemble beaucoup au mien, ou du moins j’aimerais que le mien y ressemble : chrétien engagé pour une autre économie, et une autre politique, j’ai pu vivre grâce à la pratique du zen, pendant de nombreuses années, un chemin d’intériorité et depuis, j’essaie d’unifier d’une part, mon action sur la société et la rencontre de l’autre et d’autre part, le Dieu immanent et le Dieu transcendant à travers la tradition mystique chrétienne. Je ne prétends donc pas être objectif, mais ayant vécu très concrètement, de l’intérieur, le dialogue entre bouddhisme et christianisme et ayant repéré les attitudes nécessaires face à l’exclusion et à l’économisme, je crois pouvoir dire que la tradition chrétienne a beaucoup apporté au monde, d’abord pour nous, Occident, car nous y puisons nos racines, mais surtout parce qu’il y a en elle cette articulation entre identité et altérité, entre l’engagement au monde et la vie intérieure qui me paraît correspondre aux besoins de l’homme de ce temps. Encore faut-il que cette redécouverte du trésor chrétien non seulement ne fasse pas obstacle au dialogue interreligieux, mais s’en nourrisse, car manifestement l’Esprit souffle à travers la variété de ces quêtes spirituelles que je considère avec beaucoup d’amour et d’espérance.