Les luttes sociales, les luttes syndicales en particulier, relayées par le dialogue social, ont permis de faire des emplois des biens très précieux dans nos sociétés, allant très au-delà de la simple possibilité de survivre qui est donnée aux travailleurs. Mais il importe que les partenaires sociaux, engagés dans ce dialogue social, ne se transforment pas en gestionnaires de privilèges dans des sociétés où ces emplois sont devenus, en un sens, rares, et constituent un privilège dont un grand nombre de personnes sont exclues.
Dans cette réflexion, il est absolument crucial de se mettre à l’écoute des personnes touchées par les situations d’exclusion. Je ne pense pas que le fait d’avoir eu l’expérience intense d’un problème permette automatiquement d’en détenir la solution, mais je crois aussi qu’il est impossible de trouver la solution sans se mettre attentivement à l’écoute de ceux qui ont fait cette expérience. C’est une exigence extrêmement importante : nous avons toujours trop peu de temps pour le faire dans le monde universitaire.
Contre la pauvreté, ou contre le chômage ?
Un dilemme fondamental constitue le nœud du problème de l’exclusion, tel que nous le connaissons aujourd’hui en Europe. D’une part, il y a des personnes dites exclues à qui nos sociétés ont accordé le droit à un minimum social, sous la forme d’allocations de chômage, du RMI, du minimex... etc. C’est un acquis extrêmement important, même si, comme Guislaine Gilles le rappelle, le montant des minima sociaux n’est guère généreux. C’est un montant certainement insuffisant pour qu’on puisse juger acceptable de passer toute son existence en n’ayant aucune autre ressource.
Mais d’autre part il n’y a pas assez d’emplois, ou pas assez d’emplois appropriés pour permettre à ces personnes de sortir de leur situation d’exclusion. L’accès à l’emploi est important pour des raisons diverses et essentielles, qui vont bien au-delà du simple accès au revenu : Abdel Hamdaoui en donne plusieurs aspects extrêmement importants.
Pourquoi fondamentalement n’y a-t-il pas assez d’emplois ? Les personnes dites exclues sont capables de faire bien des choses utiles à la société, elles peuvent en tout cas être beaucoup plus utiles qu’en s’enfermant chez elles. Si elles ne trouvent pas d’emplois, c’est simplement parce que leurs employeurs potentiels, qu’ils soient publics ou privés, jugent que cela leur coûterait trop cher de les embaucher. Trop cher, dès le moment où ils doivent additionner le revenu net qu’ils devraient leur payer (qui devrait dépasser le montant des minima sociaux) et les charges sociales, qui ouvrent le droit ultérieur à l’allocation de chômage, à des pensions... etc. Les employeurs potentiels estiment ce coût total trop élevé par rapport à la productivité probable des personnes, à la lumière de ce qu’ils savent de la compétence et de l’expérience passée de ces personnes, et de ce qu’ils anticipent en termes de possibilités d’insertion, de coût de formation, de coût de supervision, etc. Il y a donc pour cette raison rareté d’emplois, non pas au sens où il n’y aurait pas assez de travail utile à faire pour tout le monde, mais au sens où il y a trop peu d’employeurs estimant que la productivité de ces personnes serait suffisante pour que cela vaille la peine d’en payer le coût.
Ceci conduit à la formulation d’un dilemme. Pour lutter contre la pauvreté, pour abolir la misère, il faut tenter d’augmenter les minima sociaux, les allocations de chômage etc. Mais augmenter ces minima aurait pour conséquence, à institutions inchangées, de rendre l’emploi encore plus rare, parce que les conditions minimales de productivité deviendraient nécessairement plus exigeantes. Car si les minima sociaux sont plus élevés, les employeurs devront gagner suffisamment d’argent grâce au travail de la personne engagée pour payer un salaire net qui reste supérieur aux allocations ainsi augmentées, en plus bien sûr des différentes charges sociales.
Ainsi, augmenter les minima sociaux risque fort d’empirer le problème d’accès à l’emploi. Pour lutter contre le chômage, certains suggèrent donc de baisser les minima sociaux pour permettre de diminuer la rémunération du travail. Ce qui aurait pour conséquence d’augmenter la pauvreté des personnes sans emploi, mais aussi de celles qui ont un emploi, puisque le but serait de baisser les salaires et pas seulement les minima sociaux. Voilà donc le dilemme : soit on lutte contre la pauvreté en augmentant les minima sociaux, mais ce faisant on augmente l’exclusion ; soit on s’attaque à l’exclusion en payant moins l’emploi, mais le problème de la pauvreté devient alors plus aigu qu’il n’est aujourd’hui.
Jusqu’il y a peu, les milieux progressistes affirmaient que ce dilemme pouvait être ignoré, parce qu’en augmentant les minima sociaux et les salaires, on allait augmenter la consommation. En augmentant la consommation, on allait augmenter la demande de produits et donc la demande de travail. Ainsi, il serait possible de lutter simultanément contre le chômage et contre la pauvreté. Aujourd’hui on est revenu de cette illusion : ce mécanisme vertueux (dit « keynésien ») pouvait fonctionner dans un monde qui n’est plus le nôtre. Il s’agit aujourd’hui de s’attaquer au cœur du problème au lieu de l’éluder. Plusieurs solutions sont concevables : l’une d’entre elles est l’allocation universelle.
L’allocation universelle pour abolir l’exclusion...
L’allocation universelle n’est pas du tout une proposition qui consisterait à remplacer le droit au travail par un droit au revenu. Elle ne consiste pas à renoncer à la lutte contre l’exclusion pour se contenter de rendre celle-ci plus confortable. Elle vise, en conjonction avec d’autres mesures, à abolir l’exclusion, ou du moins à la réduire autant qu’il est humainement possible de le faire. « Universelle » signifie qu’elle devrait être donnée à tout le monde. En revanche, elle ne doit pas être une allocation unique. Elle doit être combinée, par exemple, avec une formation payée par les pouvoirs publics, avec une forme d’assistance sociale plus résiduelle qu’aujourd’hui, et certainement aussi avec les assurances sociales.
Donc l’allocation universelle n’est pas le remplacement du droit au travail par un droit au revenu. Ce n’est pas non plus une allocation unique. C’est plutôt une tentative de restaurer le droit au travail en collaboration avec d’autres systèmes qu’elle doit assainir et rendre plus efficaces, sans les remplacer : formation, assistance sociale, assurance sociale, itinéraire d’insertion personnalisé etc.
Aujourd’hui on punit celui qui fait un effort pour sortir de l’exclusion, par exemple en acceptant un emploi, ou en travaillant bénévolement. Dès le moment où une personne commence à se débrouiller seule, on lui dit bravo, et on la punit en lui retirant les allocations qui sont liées à un revenu insuffisant ou à une situation de non-occupation, de chômage. Au contraire, l’allocation universelle soutient les efforts faits pour s’en sortir, puisque vous pouvez la garder quand vous travaillez : elle est cumulable indéfiniment avec le travail rémunéré ou le travail bénévole. Le dilemme formulé précédemment disparaît. De cette manière, l’allocation universelle constitue une subvention générale implicite aux formes d’activités qui aujourd’hui sont peu rémunérées.
L’allocation universelle agit simultanément sur le chômage d’une autre manière, par un encouragement systématique au partage volontaire du temps de travail. Si vous avez aujourd’hui un emploi et que vous réduisez le nombre d’heures travaillées, votre salaire diminuera en proportion. Par contre, au moment où une allocation universelle est introduite, une part de vos ressources ne vous vient plus sous la forme d’un salaire, mais sous la forme d’un revenu inconditionnel : ce que vous perdrez en diminuant votre temps de travail sera proportionnellement moindre qu’auparavant.
Beaucoup dépend du niveau de l’allocation universelle. Ma proposition consiste à dire que dans le cadre d’un pays comme la Belgique, on pourrait introduire une allocation universelle de niveau faible, de l’ordre de 10 000 FB par mois (1 700 FF), mais vraiment inconditionnelle, un socle de revenu pour tout le monde. Il faudra évidemment garder un système d’assistance sociale complémentaire, mais combiné avec un socle inconditionnel, il pourrait être rendu plus efficace. Les assistants sociaux pourraient se permettre de moins jouer un rôle de contrôle, exercé parfois à contrecœur, pour pouvoir davantage aider, et soutenir les gens dans l’accès à un emploi, fût-ce d’abord à temps partiel. L’emploi qui permet de retrouver graduellement la confiance en soi, d’acquérir des savoir-faire et d’améliorer sa situation.
Donc, il s’agirait d’une allocation universelle partielle, inconditionnelle, mais à un niveau inférieur à celui du RMI, et qui ne devrait pas fonctionner seule. Il y aurait place, par exemple, pour des itinéraires personnalisés vers l’emploi. Mais si on veut vraiment que ces itinéraires personnalisés vers un emploi durable n’aient pas un sous-statut spécial, il sera essentiel d’avoir un tel socle, qui assure un complément de revenu permanent aux personnes dont le travail est peu rémunéré. Il est donc absolument capital que l’allocation universelle ne soit pas une allocation unique : elle doit être combinée avec une série d’autres mesures.
Crédit d’impôt et contrepartie
Certains considèrent qu’il vaudrait mieux administrer l’allocation universelle sous la forme d’un crédit d’impôts, pour contrer l’objection populaire suivante : “ L’allocation universelle, ça ne vaut pas la peine d’en parler, parce qu’elle consiste à donner de l’argent à des gens qui n’en ont pas besoin. Quelle absurdité de donner une allocation universelle de 10 000 FB à Albert Frère1 , par exemple, ou à sa femme ? Ce dont on ne se rend pas compte, c’est qu’on donne déjà un cadeau fiscal de l’ordre de 10 000 FB à Albert Frère en exonérant d’impôt sa première tranche de revenu, et en lui faisant payer seulement 20 %, puis 25 % etc. sur les tranches suivantes. Pour les riches, l’allocation universelle viendrait simplement en remplacement de ce cadeau fiscal : ce ne serait pas mieux pour eux, mais bien mieux pour les personnes aux revenus faibles ou incertains, qui auraient droit à ce revenu sans conditions, modeste mais précieux. Mais il se peut qu’un crédit d’impôt remboursable (un « impôt négatif ») soit politiquement plus crédible qu’une allocation universelle donnée à tous, précisément parce qu’il ne prend pas la forme d’un transfert direct à ceux qui n’en ont pas besoin. Alors je dis simplement : commençons par là, car je ne suis pas un puriste.
Un autre point important est soulevé par Guislaine Gilles : il concerne les jeunes de 18 à 25 ans. Nous donnons actuellement en Belgique une forme d’allocation, sous contrôle de ressources, à tous les jeunes de moins de 25 ans qui poursuivent des études. Cette mesure est hautement inégalitaire, puisque toutes les personnes qui ne font pas d’études supérieures sont privées de ce cadeau. On pourrait très bien concevoir pour ces jeunes de 18 à 25 ans une allocation universelle de 10 000 FB, donnée à chacun indépendamment du rang dans sa famille, du statut socioprofessionnel des parents, etc. mais à condition que leur activité contribue à leur formation, d’une manière ou d’une autre. Ce pourrait être sous la forme d’enseignement supérieur, mais aussi sous la forme d’un emploi qui augmente leur qualification et améliore ainsi leurs chances ultérieures. Donc, pour ces jeunes, l’allocation universelle serait pleinement cumulable avec d’autres revenus, mais pas strictement inconditionnelle : elle aurait pour contrepartie l’obligation d’exercer une activité formatrice, dans l’intérêt même de leur liberté ultérieure. Si une telle formule de revenu de participation » peut réduire des objections bien compréhensibles à l’introduction d’une allocation inconditionnelle, alors commençons par là. Je l’ai dit, je ne suis pas un puriste.
Il faut réfléchir à l’allocation universelle, non pas dans un climat où chacun vient défendre ses marottes, mais en essayant de lever les malentendus, et en utilisant les instruments didactiques les meilleurs possibles. En tant qu’universitaires, nous avons certainement trop peu fait, tout particulièrement en français, en matière de bons instruments pour bien faire comprendre les arguments et les objections.2.