Des initiatives à partir des Droits de l’homme

Joseph Wronka

Citer cet article

Référence électronique

Joseph Wronka, « Des initiatives à partir des Droits de l’homme », Revue Quart Monde [En ligne], 172 | 1999/4, mis en ligne le 05 juin 2000, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2686

Seules, des initiatives de recherche et d’action fondées sur les Droits de l’homme peuvent entraîner les politiques à ancrer ces droits dans la réalité quotidienne...

Index géographique

Etats Unis d'Amérique

Le présent essai vise à montrer que les principes des Droits de l’homme peuvent et doivent servir de fondement de connaissance et de guide en matière de recherche, pour mettre à jour une structure de sens dans l’expérience humaine. De leur côté, les conclusions tirées des documents relatifs aux Droits de l’homme et confrontées à l'expérience fourniront un éclairage sur les stratégies d’action sociale.

Bien sûr, il existe d’autres guides, tels que les codes éthiques des organisations professionnelles, que tous ceux qui s’engagent dans la recherche et l’action avec conscience devraient suivre. Le but de cet essai, cependant, n’est pas de comparer ces codes avec les documents des Droits de l’homme, mais plutôt d’examiner la pertinence de ces derniers, en soulignant particulièrement la nécessité d’une "culture des Droits de l’homme", comme base théorique solide de recherche et d’engagement dans l’action pour influer sur les orientations sociales. J’apporterai un choix d’exemples en référence principalement à la situation des Droits de l’homme aux Etats-Unis, mon pays d’origine et de résidence.

Le triptyque des Droits de l’homme

René Cassin, que l’on mentionne souvent comme le père des Droits de l’homme, faisait référence à ces principes comme à un triptyque.

Le panneau central est la Déclaration universelle des Droits de l’homme (DUDH), qui contient quatre notions cruciales. La première est la dignité humaine (article 1). La deuxième est civile et politique : des droits négatifs comme libertés de parole, de presse et de religion (articles 2 à 21).

La troisième est celle des droits économiques, sociaux et culturels ou libertés positives, comme le droit au logement, à des soins de santé, au travail, à des protections spéciales pour les enfants, et à une sécurité dans la vieillesse (articles 22 à 27).

La quatrième consiste en droits de solidarité mentionnés brièvement dans le contexte « d’un ordre social et international juste » et de « devoirs », signifiant des droits au développement, à une justice distributive internationale, à la paix, à un environnement propre (articles 28 à 30)

On fait de plus en plus référence à la DUDH comme à un droit coutumier international, au moins aux Etats-Unis depuis une décision fédérale de 1980. Ceci laisse présumer que cette notion lie les gouvernements.

Sur le volet droit du triptyque, s’inscrit une longue suite de déclarations et de pactes qui ont suivi la DUDH et qui en développent le contenu. Les plus connus concernent : les droits politiques et civils; les droits économiques, sociaux et culturels ; l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes ; l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ; les droits de l’enfant. Mais il existe au moins quatre-vingt-dix documents supplémentaires moins connus qui concernent par exemple : les populations indigènes et tribales; la politique de l’emploi ; les droits des personnes handicapées; l’éradication de la faim et de la malnutrition ; la protection des malades mentaux...

Sur le volet gauche, se situent les moyens de mise en œuvre, tels que les comités de surveillance des Droits de l’homme, les rapports thématiques sur des questions concernant, par exemple, l’extrême pauvreté, le racisme, la vente des enfants, l’intolérance religieuse, les exécutions arbitraires et involontaires... Sûrement, ce volet est le plus faible des trois.

A travers le monde, différents régimes se référent aux Droits de l’homme selon ce triptyque : un document de base, des développements et des mécanismes de mise en œuvre. A l'échelle continentale, on trouve le Conseil de l’Europe, l’Organisation de l’Unité africaine, l’Organisation des Etats américains et l’Association de l’Asie Sud-Est pour la Coopération régionale.

Chaque pays, bien sûr, a sa propre façon de respecter ou non ces principes. Normalement, les pactes une fois ratifiés par une nation s'imposent à elle comme des lois. Ainsi, l'article 6 de la Constitution des Etats-Unis stipule qu’après ratification, ces accords internationaux « créeront obligation pour tous les juges ». Mais la non-ratification par ce pays des Droits de l’enfant s'explique par une pauvreté massive : presque un enfant sur trois de moins de douze ans a faim ou risque d’avoir faim ; six millions d’enfants vivent dans des familles ayant des revenus inférieurs à la moitié du seuil de pauvreté officiel ; ces trois dernières décennies, « le taux de pauvreté des enfants a augmenté de 30 % ... [alors que] pour les 60 ans et plus il a diminué de 56 % ». Les Etats-Unis ont bien ratifié la Convention des Droits politiques et civils, mais le comité de surveillance des Droits de l’homme a récemment attiré leur attention sur le fait « qu’un enfant sur quatre » vit chez eux dans la pauvreté. Leur non-ratification de la Convention sur les femmes semble trahir une culture où les femmes gagnent environ 72 cents chaque fois qu’un homme gagne 1 dollar, avec des politiques sociales « sexistes », limitées dans la durée à cinq ans, tendant à pénaliser les mères célibataires qui "osent" avoir des enfants hors mariage.

Le défi d’une culture des Droits de l’homme

Ces principes des Droits de l’homme, auparavant considérés simplement comme de « nobles aspirations », voire des « utopies », apparaissent maintenant généralement comme des mandats légaux pour répondre aux besoins humains, comme en témoigne une abondance de conférences internationales concernant la population (Le Caire, 1994), le développement (Copenhague, 1995) ; les femmes (Pékin, 1995) ; l’alimentation (Rome, 1996); l'habitat (Istanbul, 1996). Une conférence sur la paix s'est tenue à La Haye (1999) plutôt à l’initiative d'ONG que de gouvernements, premiers fabricants et/ou utilisateurs d’armes.

Bien des signes suggèrent que le monde puisse être en train d’évoluer vers une culture des Droits de l’homme qui soit une « conscience vécue » de ces principes. Toutefois, un tel optimisme demande des réserves : « globalement 86 % de la consommation privée est le fait de 20 % des habitants du monde dans les pays à haut revenu, les 20 % les plus pauvres consommant un minuscule 1,3 % » (Programme de Développement des Nations Unies, 1998). Cependant cette idée des Droits de l’homme est peut-être devenue « la plus grande force d’inspiration de l’histoire moderne ».

En décembre 1998, à Paris, j’ai eu l’agréable surprise de voir un interlude à la télévision où des acteurs ont lu l'article 1 de la DUDH parlant notamment de la dignité humaine et de la fraternité. Une fois le texte lu, un des acteurs a dit : « Pensez-y ». En Suède, des extraits de documents sur les Droits de l’homme sont occasionnellement présentés dans des émissions pour enfants. Malheureusement, aux Etats-Unis où il n’est pas inhabituel de payer un million de dollars la minute de publicité, subventionnée en moyenne à 30 % par le contribuable américain et où la socialisation des enfants donne plus d’importance à « l’avoir » qu’à « l’être », je n’ai jamais vu de programmes similaires sur les Droits de l’homme.

Il semble, cependant, qu’une culture des Droits de l’homme soit possible, même aux Etats-Unis mais peut-être pas par la simple mémorisation de principes, qu’un moine catholique et mystique comme Thomas Merton voyait comme un échec général de l’éducation officielle. Mais le défi reste redoutable au regard de ceux qui vivent dans une extrême pauvreté, pouvant même être si exclus que les gouvernements ne leur accordent même pas assez d’attention pour les opprimer. Des doctrines religieuses de prédestination ou des morales basées sur une méritocratie affirmant que chaque personne a ce qu’elle mérite et justifiant la pauvreté, ont déjà contribué à l’exclusion de ces « plus petits » (paradoxalement une notion religieuse).

Le défi posé par la création d’une culture des Droits de l’homme est de changer non seulement la mentalité de ces legs historiques mais aussi nous-mêmes, pour pouvoir avec humilité contribuer à ce « travail d’enfantement vital ». Pour le dire crûment, cette culture des Droits de l’homme devrait se situer dans nos « tripes ».

Pour la recherche et l’action sociale

Si les principes des Droits de l’homme étaient « vécus » dans une culture, alors l’environnement académique, qui finalement reflète cette culture et influe sur la politique sociale, adhérerait dans sa pédagogie aux documents des Droits de l’homme. Il est certain que cette interaction se renforce mutuellement : la culture influence le monde académique et vice-versa. J’ai choisi quelques exemples pour illustrer comment la connaissance basée sur les principes des Droits de l’homme pourrait utilement s’appliquer à la recherche et à l’action sociale.

Certains codes éthiques soulignent que les chercheurs doivent « utiliser un langage raisonnablement compréhensible par ceux qui participent à la recherche en obtenant leur consentement convenablement informé » (Association des psychologues américains). Ce sont des documents auxquels les professionnels doivent adhérer. On peut dire cependant qu’ils ne vont pas assez loin dans la création d’une culture des Droits de l’homme. Mon expérience parmi les indigènes de l’Alaska m’a montré, par exemple, que la « mentalité d'expert » des organisations professionnelles peut en vérité être l’antithèse de la sagesse des nations indigènes. Bien sûr, les chercheurs ne doivent pas regarder les Indiens comme des curiosités, car obtenir des informations d’une autre personne peut être perçu comme une violation de sa dignité. La Convention des Nations unies concernant les populations indigènes et tribales (1989) insiste pour que tous les « services de santé aient la communauté pour base » et « intègrent la connaissance, les technologies [et le] système de valeurs indigène ». Cette convention serait donc un excellent complément aux codes éthiques professionnels.

Une culture des Droits de l’homme demanderait aussi une participation publique lorsque les politiques sont débattues, en considérant les participants comme « co-chercheurs. Mawn, par exemple, a écouté ce qu’ont dit trente-trois mères (dont la moitié avaient donné naissance à des enfants séro-positifs) pour avoir leurs avis sur les essais obligatoires de dépistage du virus HIV pendant la grossesse. Contrairement aux opinions éthiques libertaires du personnel de santé, ces femmes, dont les voix sont rarement entendues, demandèrent pour la plupart le contrôle de cette pandémie par des essais obligatoires mais avec le droit de les refuser.

Cette demande de participation au débat des politiques émane en partie de l'article 27 de la DUDH. Celui-ci dit : « Chacun a le droit de participer librement à la vie culturelle de la communauté... et d’avoir part au progrès scientifique et à ses bénéfices ». Mais, pour qu'une personne puisse participer adéquatement à l’établissement d’une politique, encore faut-il qu'elle soit rémunérée pour pouvoir consacrer du temps à cette participation, qu’elle ait assez de santé pour voyager et s’exprimer dans un forum public, qu’elle ait accès à l’information et qu’elle ait une audience disposée à l'écouter. Dans les grandes lignes, ces droits à l’éducation, aux soins de santé, à l’emploi, et à un ordre social juste sont décrits dans les articles 23, 25, 26 et 28 de la DUDH. Ecouter la voix des personnes marginalisées nécessiterait donc non seulement la mise en place d’interviews, mais plutôt une appréciation des besoins essentiels des personnes en situation d’extrême pauvreté et des tentatives mises en œuvre avec elles pour rectifier les situations déplorables.

Considérant l’interdépendance des principes, une culture des Droits de l’homme demanderait aussi que soient clarifiées les appartenances de ceux qui sont de plus en plus souvent décrits comme « en situation de risques multiples ». Gardant présent à l’esprit l'article 2 de la DUDH exigeant la non-discrimination (qu’elle soit basée sur une distinction « de race, de sexe, de langue, de religion, d’opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation »), le chercheur diligent pourra souhaiter interviewer non seulement un enfant « pauvre » pour avoir ses vues sur les politiques sociales mais peut-être un enfant « noir », « de sexe féminin », « réfugié », « handicapé », confronté à une oppression multiple de la part de la société.

Un des principes sur la protection des malades mentaux dit que « la maladie mentale ne doit jamais être établie sur la base d’un statut politique, économique ou social, de l’appartenance à un groupe culturel, racial ou religieux ». Or, aux Etats-Unis où c’est une litote de dire que la plupart des professionnels sont « blancs » et la plupart des sujets diagnostiqués appartiennent à des minorités, on a découvert que l'appartenance sociale et ethnique était en fait un facteur déterminant pour établir la maladie mentale.

Finalement, si le but ultime est de parvenir à l'application des principes des Droits de l’homme, en particulier ceux de la DUDH, il apparaît essentiel d’examiner les évolutions des organes exécutifs, législatifs, judiciaires et du discours public vers un respect de ce document. La Cour suprême des Etats-Unis, par exemple, considère bien l’éducation comme une « fonction importante » mais pas comme un droit de l’homme. C'est l’image d’une culture où le taux d’analphabétisme fonctionnel est d’environ 49 %. Dans un autre domaine, ce n’est qu’en 1968 que l’Association médicale américaine a déclaré comme un droit de l’homme, le droit à des soins de santé.

Impliquer les populations

Je n’ai fait qu’effleurer le sujet mais le lecteur peut avoir une meilleure perception des possibilités d’initiatives de recherche-action pour le futur.

Pour certains, ces questions de Droits de l’homme apparaissent évidentes. Cependant, pourquoi des approches, « basées sur la communication » pour la mise au point de politiques, soulèvent-elles des controverses ?.

Un récent article de la « Harvard International Review », intitulé « Talking it out » (Parler pour mettre les choses au clair), note : « Les personnes chargées du planning et de la mise en œuvre de projets manquent souvent de savoir-faire professionnel pour traiter des questions sociales et de communication, comme habiliter des personnes en leur donnant des moyens, développer des capacités et une compréhension culturelle... Or l’implication des populations est la clé... Mais peu d’établissements d’enseignement supérieur ont formé des responsables sur ce point ».

Je ne tiens certainement pas pour négligeable la nécessité pour la recherche d’approches plus quantitatives. Mais Alfred Binet, fondateur des tests d'intelligence, avait peur que ces données quantitatives pussent être utilisées comme un outil au service du fascisme. Pour lui, le temps et le fait de se comporter humainement avec une personne fourniraient une compréhension bien plus approfondie de son intelligence. Moins d’un demi-siècle plus tard, son cauchemar est cependant devenu réalité. Ainsi des personnes qualifiées de « mentalement retardées » ont-elles été mises à mort dans des hôpitaux pour des raisons d'opportunité.

En s’engageant dans la recherche et dans l’action, nous serions donc bien avisés de faire référence de façon régulière aux principes des Droits de l’homme. C’est un défi extrêmement difficile en vérité.

Nous devrions aussi garder présent à l’esprit la sagesse du juge de la Cour suprême, Louis Brandeis : « L’expérience doit nous apprendre à être vigilants pour protéger la liberté quand les buts du gouvernement semblent bienfaisants. Des hommes nés libres sont naturellement sur leurs gardes pour repousser une invasion de leur liberté par des dirigeants malveillants. Les dangers les plus grands pour la liberté sont cachés dans une invasion insidieuse par des hommes zélés, qui veulent bien faire, mais sans compréhension ».

Joseph Wronka

Joseph Wronka est américain, professeur associé au département de travail social à Spingfield College (Spingfield, MA) et chercheur au centre du changement social à Brandeis University (Waltham, MA)

CC BY-NC-ND