1. Les évaluations des parcours d’insertion en Belgique montrent que, le plus souvent, des formations qualifiantes sont réservées aux demandeurs d’emploi déjà qualifiés, tandis que les plus défavorisés n’ont accès qu’à des dispositifs quasi occupationnels, ne débouchant ni sur la qualification, ni sur l’emploi. Quelle analyse faites-vous de cette situation ? Comment pourrait-on en sortir ?
Michel Jadot : Les services de formation ont des obligations de résultats. Ce qui les intéresse est de placer auprès des employeurs un maximum de personnes. Leur tendance est de se préoccuper prioritairement des gens plus qualifiés. D'autre part les employeurs, face à une certaine disponibilité de la main d’œuvre, sont de plus en plus exigeants au niveau de la qualification. Alors quels remèdes ?
1) On sait que lorsqu’on part mal dans la vie, on cumule les handicaps. La première réponse, c’est donc une formation de base de qualité. Je crois qu’il faudrait valoriser notre enseignement technique, souvent considéré comme un enseignement de relégation. Cela permettrait d’avoir des gens immédiatement disponibles pour le marché du travail dans certaines professions.
2) Formation permanente et recyclage : les employeurs et les organisations syndicales devraient faire un effort plus sérieux vis-à-vis de groupes cibles.
3) Les services de placement régionaux devraient prendre en charge de façon plus personnalisée les demandeurs d’emploi dès leur sortie des écoles.
4) On nous dit que certains sont enfermés dans des dispositifs quasi occupationnels. Je suis assez d’accord avec cette idée, parce que les agences locales pour l’emploi, les programmes de transition professionnelle n'ont pas d’objectif précis. On devrait savoir si on fait de l’occupationnel ou de l’insertion. L’occupationnel est nécessaire car il y a quand même une certaine catégorie de gens qui ne vont pas pouvoir progresser dans la voie de l’insertion et il ne faut pas les laisser sur le côté. Mais dans les mécanismes d’insertion, il faut mettre l’accent sur la formation, débouchant sur un emploi convenable.
Anne-Marie Appelmans : Il ne faut pas confondre les dispositifs d’insertion mis en place avec le parcours d’insertion, innovation récente qui n’a pas encore été évaluée.
Les dispositifs actuels d’insertion s'adressent effectivement aux gens qui sont déjà qualifiés. Le parcours d’insertion se propose d’amener à une formation qualifiante des personnes qui, au départ, sont considérées comme cumulant des difficultés. En Belgique, il a été instauré pour une durée illimitée et est ouvert à tout demandeur d’emploi inscrit dans sa région. Il peut commencer par de l’alphabétisation. Mais il faut aussi se préoccuper à la fois de l'amont, et donc interpeller l’enseignement technique et professionnel, et de l’aval, c’est-à-dire de l’emploi. Parce qu'une des raisons de démotivation, c’est de se retrouver sans emploi au terme d'un parcours parfois long de qualification. Sont concernés non seulement les partenaires sociaux mais aussi ceux qui, dans notre système, sont en mesure d’œuvrer à la création d’emplois, les pouvoirs publics et les employeurs du secteur privé.
Paul Palsterman : Je voudrais avant tout que l'énoncé de la question n'incite pas à penser qu'on ne fait rien. Ce qui est indiscutable, c’est qu’on ne fait pas assez. Pourquoi ? Les responsables des organismes régionaux compétents diront qu’ils n’ont pas assez de moyens. Mais pourquoi ne leur donne-t-on pas assez de moyens ? Personnellement, j’y vois deux causes.
La première relève d'un enjeu de société extrêmement important. Dans certains milieux, on pense qu’il est inutile de proposer aux pauvres des formations ou des parcours d’insertion parce qu’ils ne souhaitent pas s’y inscrire, et même s’ils voulaient s’y inscrire, ils n’en seraient pas capables. Beaucoup pensent en effet que les pauvres n’ont rien à apporter à la société, et qu’il est inutile de chercher à les y intégrer. La seule chose à faire est de leur octroyer une aumône qui leur permette de survivre et qui les fasse tenir tranquilles. Je pense que combattre cette idée est vraiment une question majeure. Entre parenthèses, cette question n’a rien à voir avec l’opposition entre patrons et syndicats, entre la droite et la gauche.
Une autre cause est plus technique. Notre législation de sécurité sociale a été conçue dans un contexte où il y avait peu de chômeurs recensés, et surtout peu de chômeurs de longue durée. A cette époque, cela avait un sens de dire que la principale obligation du chômeur était d’accepter un emploi conforme à ce dont il avait l’habitude. Aujourd'hui, il faut pouvoir proposer aux chômeurs des dispositifs beaucoup plus imaginatifs, qui leur permettent de saisir les occasions qui se présentent, même dans les nouveaux secteurs d'activité.
Jan Van Holm : Avec les syndicats, nous connaissons bien la problématique des groupes à risques, mais très peu celle concernant la grande pauvreté. Je crois qu’il est important de bien réaliser qu’il y a là un monde de différences.
Nous pouvons être fiers d’avoir un système de chômage très poussé, qui recueille beaucoup de personnes. Même en situant la pauvreté à 50 000 ou 60 000 FB net par mois pour un ménage, nous n’avons que 6 % de personnes en dessous de cette limite, ce qui est très bien à l'échelle européenne. D’un autre côté nous avons maintenant, plus que dans les années 70-80, la possibilité de modifier les mesures passives afin de réinsérer plus de personnes dans le marché du travail.
En prenant la totalité des programmes ciblant les personnes avec une très faible qualification, nous voyons que 120 000 personnes y sont mises à l’emploi, sans compter celles qui le sont par les divers fonds sectoriels (environ 10 000). Mais dans l’avenir, les personnes avec de faibles qualifications auront beaucoup moins de chances de participer au processus de travail.
Néanmoins des choses bougent : l’Institut des Entreprises a fait une enquête d’où il ressort que 40 % des entreprises prennent des initiatives spécifiques pour les groupes à risques.
2. Les lignes directrices pour l’emploi adoptées par l’Union européenne proposent, à chaque étape, d’introduire dans la législation des types de contrats plus adaptables qui devraient en même temps permettre aux travailleurs de bénéficier d’une sécurité suffisante et d’un meilleur statut professionnel. Par quels moyens vous semble-t-il possible de concilier souplesse du travail et sécurité des travailleurs, tout particulièrement pour les plus défavorisés, qui ont toujours souffert de la précarité des emplois et des statuts ?
Paul Palsterman : Je crains qu’il ne s’agisse pas d’un appel à renforcer la protection des plus pauvres, mais plutôt d’un appel à moins de protection pour les travailleurs qui en bénéficient ! Je voudrais répondre à la question en rappelant quel est le sens et quelle est la nécessité d’une réglementation du travail.
La première fonction du droit du travail concerne toutes les formes de travail, quel que soit leur statut. Ce sont les réglementations qui tiennent compte de ce que le travailleur n’est pas seulement un travailleur, un agent économique, mais aussi une personne qui doit faire face à plusieurs responsabilités, à plusieurs besoins (durée du travail, jours de congé, repos de maternité, congé parental, etc.).
Ce sont ensuite les réglementations qui protègent le travailleur ( sécurité, hygiène, protection contre les produits dangereux, etc.).
D’autres fonctions du droit du travail sont spécifiques au statut de salarié. Le travailleur salarié est sous la dépendance juridique de l’employeur, qui peut lui donner des ordres ; il faut lui ménager des espaces de liberté, par exemple en rapport avec l’activité syndicale qu’il peut exercer. Le travailleur salarié est aussi sous la dépendance économique de l’employeur. Il ne maîtrise généralement pas l’organisation du travail, la structure et les choix économiques de l’entreprise. Il faut donc le protéger par des barèmes de salaires et d’autres règles qui compensent cette dépendance, et qui garantissent aussi une concurrence loyale entre les entreprises.
En ce qui concerne les sous-statuts, nous travaillons en tant qu’organisation syndicale à les réintégrer dans la solidarité de l’ensemble des travailleurs. Nous avons obtenu des améliorations souvent substantielles, par exemple au profit des travailleurs intérimaires, des travailleurs occupés dans les programmes de résorption du chômage, et même des ALE. C’est évidemment une action qui prend du temps, et qui est toujours à recommencer. A tout prendre nous préférons tout de même des sous-statuts à pas de statut du tout. En tant que juriste, je suis excédé d’entendre des gens qui identifient « la société duale » à des statuts juridiques comme celui du travail intérimaire. En Angleterre ou en Amérique, la société est bien plus « duale » que chez nous, mais il n’y a pas de « sous-statuts »”. Simplement, ceux qui chez nous travaillent comme intérimaires ou comme travailleurs à temps partiel travaillent là-bas sans protection du tout.
Anne-Marie Appelmans : Nous ne sommes pas du tout ravis des lignes directrices pour l’emploi adoptées par l’Union européenne : c’est la dérégulation du marché du travail et des statuts existants, au nom de la souplesse. Les employeurs peuvent y trouver leur compte mais il n’y a pas un seul travailleur qui soit content de cette affaire.
Prenons un exemple très simple. Il y a vingt ans, quelqu’un qui n’avait ni qualification ni droit au chômage avait quand même une chance de se faire embaucher dans un hôtel, comme femme de chambre ou homme d'entretien. Aujourd’hui, il n’y a plus personne qui puisse trouver un emploi de cette façon-là. Il faut d’abord entrer dans un parcours d’insertion et « bénéficier » d’une formation pour être simplement nettoyeur.
Je pense qu’on devrait revenir au droit à l’emploi. Le devoir élémentaire d’une société civilisée est d’offrir des emplois. L’accès à l’emploi doit être, à mon avis, prioritaire.
Jan Van Holm : Le grand problème, pour nous, c’est l'accès au marché du travail. Récemment, nous avons envoyé une lettre, avec des exigences de qualification pas très grandes, à 30 000 chômeurs : 170 seulement ont répondu. Donc il y a un équilibre à trouver entre d'un côté, la sécurité d’avoir un certain revenu sans prendre de risques et de l’autre côté, l'offre d'un contrat flexible.
Le problème ne se situe pas chez nous dans la sécurité, je pense qu’il y en a assez. Mais peut-être faudrait-il évaluer les mises à l’emploi afin de voir si elles peuvent évoluer vers un emploi normal.
Michel Jadot : La politique de l’emploi est désormais européenne. Nous sommes tenus de nous inscrire dans ces lignes directrices, sous peine de subir les foudres de l’Europe.
Il est peut-être heureux que l’Europe s’occupe de l’emploi après s’être occupée tellement du monétaire et du financier, mais il est vrai que j'ai aussi certains motifs d’inquiétude, en ce qui concerne les notions d’employabilité, d'adaptabilité, de flexibilité qui visent les contrats, le temps de travail et les modes de rémunération. Cela touche les groupes les plus fragilisés.
Que peut-on faire ? Aux Pays-Bas, chaque fois qu’ils introduisent un élément de flexibilité, ils introduisent immédiatement un élément de protection en faveur du travailleur. Je suis d’accord, il faut de la flexibilité, on ne peut pas y échapper dans le cadre européen, mais il faut introduire immédiatement, en parallèle, l’élément sécurité.
Comment faire pour certaines catégories ? Je ne suis pas contre l'activation d’un certain nombre d’allocations purement passives, à deux conditions : un différentiel de revenus par rapport à l’allocation et la récupération automatique et immédiate du statut antérieur dès l’instant qu’il y a interruption du travail. Dès que ces deux éléments sont réunis, les gens se sentent protégés. Il faut supprimer les conditions stupides comme celle d'avoir bénéficié d’allocations de chômage pendant six mois ou un an pour pouvoir entrer dans ces mesures actives en matière d’emploi. C’est dès le départ qu’il faut donner aux gens la capacité de s’insérer ; il ne faut pas les laisser s’enliser dans le chômage avant de leur donner la possibilité de s’insérer sur le marché du travail.
3. De véritables innovations juridiques nous semblent indispensables pour donner de réelles perspectives d’avenir aux jeunes et aux adultes les plus défavorisés. Nous proposons la mise en place d'itinéraires personnalisés vers l’emploi, qui devraient permettre à toute personne, même illettrée, d’acquérir une formation de base et une qualification professionnelle débouchant sur un emploi. Ces itinéraires pourraient durer de six mois à quatre ans, selon les besoins des personnes, leur donner un statut unique, leur garantir des ressources régulières et d’un niveau suffisant pour vivre. Que pensez-vous de cette proposition, pourriez-vous contribuer à sa mise en œuvre ?
Jan Van Holm : Je suis formellement contre un statut spécial. C’est une mauvaise manière de faire.
Tous les moyens autour de la formation doivent être mobilisés, mais de telle façon que la formation ait des chances de succès. Si elle est offerte, que les gens y viennent. Nous devons chercher comment nous pouvons leur faire comprendre que la formation est importante.
Paul Palsterman : Ce parcours d’insertion suppose des innovations juridiques, essentiellement dans la législation de sécurité sociale. Ce parcours d’insertion devrait devenir l’élément principal du contrat entre la sécurité sociale et le bénéficiaire d’allocations, et remplacer toutes les “ sanctions ” existantes. Peut-être est-il nécessaire de prévoir des innovations juridiques dans les dispositifs d’insertion proprement dits, mais l’essentiel est de créer une volonté politique qui accorde suffisamment de moyens au projet.
Il faudra aussi être très vigilant sur sa mise en œuvre concrète. Il faut que ce projet soit placé dans une perspective globale de développement de l’emploi. Il faut faire attention à l’écueil du « workfare », du travail forcé. Le projet doit aboutir à ce que les pauvres vivent mieux, et pas simplement à ce qu’ils gagnent la même chose en travaillant qu’en touchant des allocations. Et enfin, il doit être suffisamment imaginatif pour tenir réellement compte des besoins des intéressés. Je trouve par exemple que, dans les débats, on parle trop exclusivement de formation, comme si le problème du chômage provenait uniquement de son insuffisance. Certains chômeurs, certes, gagneraient par exemple à achever les études qu’ils n’avaient pu terminer à l’âge habituel en raison de problèmes familiaux ou de santé. D’autres pourraient se reconvertir dans de nouveaux métiers. Mais beaucoup ont moins besoin de formation que d’autres dispositifs, parfois d’ailleurs moins lourds qu’une formation.
Michel Jadot : Je suis également favorable au parcours d’insertion. Il existe pour certains, mais pas de façon suffisamment coordonnée et généralisée dès la sortie de l’école, avec une perspective de formation valorisante, avec des droits et des obligations réciproques. Un tel parcours d’insertion, demande plus que deux ou trois mois. On ne récupère pas en un temps aussi court une série de problèmes. Au bout d’une période de deux ou trois ans, qu’on fasse les passerelles nécessaires, avec ce que l’employeur pourrait réclamer. Vu les différentes formes de formation des chômeurs, je plaide pour un système normalisé de certification et d'accréditation, pour la reconnaissance des qualifications professionnelles individuelles. Ce système serait un atout tant pour les travailleurs que pour les chômeurs et les bureaux de placement.
Anne-Marie Appelmans : Je veux d'abord réaffirmer que le minimex et l’allocation de chômage sont des droits. Pour moi, il n’y a pas de côté passif dans le fait de recevoir son allocation de chômage. On y a droit, on doit l’utiliser.
Pour favoriser la sortie de la pauvreté, il faudrait commencer par arrêter de chipoter sur ces droits acquis, d'instituer des contrôles et des normes apparentés, à notre avis, au travail forcé. Par exemple on a mis un caractère obligatoire au travail en ALE avec la menace de perdre ses allocations de chômage, si on le refusait.
A partir du moment où tous ces droits sont respectés, on a aussi droit à un parcours d’insertion. Mais il faut travailler sur son accessibilité parce que tous les dispositifs d’insertion mis en place jusqu’à présent sont réservés aux chômeurs complets indemnisés, pour des raisons budgétaires.
Il faut étudier les droits réservés le plus rapidement possible. On discute par exemple, pour le moment, au CNT, de l’accessibilité des jeunes aux stages. Nous trouvons qu’un jeune, qui n’a ni diplôme ni accès au chômage, qui ne sera jamais chômeur complet indemnisé, devrait pouvoir accéder aux stages réservés aux jeunes (3 % des effectifs d'une entreprise). S’il se trouve un employeur qui peut l’engager tout de suite, parce qu’il reconnaît en lui la capacité de faire certains travaux, ce jeune devrait pouvoir compter sur un tel stage.