Revue Quart Monde : Nous avons la conviction que, pour lutter contre la pauvreté, il est nécessaire de redistribuer non seulement les richesses mais aussi le savoir qui est absolument fondamental. Sinon les plus pauvres seront toujours exclus et ils resteront dominés.
René Passet : « Les pauvres », dites-vous, alors qu’en général nous ne savons parler que de « la pauvreté », du « chômage », c’est-à-dire d’abstractions derrière lesquelles nous ne voyons plus les hommes. Nous devons apprendre à considérer la réalité concrète, vécue quotidiennement par les laissés-pour-compte. Le mouvement des chômeurs a eu cet immense mérite de nous faire prendre conscience que, derrière le chômage, il y a les chômeurs, des êtres humains bien réels. Nous devons aussi accepter de découvrir que derrière “ la pauvreté ” se trouvent des êtres plongés dans une profonde détresse qui n’est pas seulement financière mais, les causes s’accumulant, également psychologique, intellectuelle, sanitaire... C’est sur tous ces plans qu’il convient d’intervenir, non sous l’angle de la redistribution mais celui d’une distribution équitable dès le départ des chances de chacun.
RQM : Un militant Quart Monde, qui a longtemps été à la rue, a expliqué que, dans son parcours pour s’en sortir, il a eu un Contrat emploi solidarité. Il travaillait dans le service de voirie de sa commune. Une semaine, on lui a proposé de faire neuf heures de travail supplémentaires. Bien sûr, il a accepté mais, à la fin du mois, le complément du RMI de sa compagne a été amputé d’autant. Ce militant en a tiré cette leçon : « Je n’ai plus jamais fait d’heures supplémentaires »
Suite à toutes les manifestations des chômeurs en France, vous vous êtes prononcé clairement pour l’augmentation des minima sociaux. Vous êtes également favorable à la création de statuts autorisant des cumuls. Comment, dans le contexte actuel, les promouvoir ?
Autoriser les cumuls permet d’éviter les effets de seuil : si tout gain supplémentaire dû au travail d’un allocataire est compensé par la baisse des allocations, cela revient à l’imposer à 100%. Il faut éviter cela. Une première solution est de lui permettre d’exercer une activité dans des limites plus larges que celles admises actuellement. Viendront alors les questions de la mise en œuvre pratique ainsi que d’un éventuel télescopage avec le S.M.I.C. Sur ce dernier point, il faut préciser que les trois quarts des RMIstes ne sont pas concernés, étant donné l’écart qui les sépare des smicards.
D’un autre côté, de nombreuses personnes travaillent à temps partiel, rémunérées sur la base du S.M.I.C. horaire. Elles gagnent souvent moins que celles qui reçoivent des allocations. Néanmoins, elles tiennent à garder leur emploi. Cela prouve que les gens recherchent dans le travail non seulement un revenu mais surtout une dignité et une reconnaissance sociale. « A tort ou à raison », ajouterais-je, parce que je ne voudrais pas que l’on croie que je lie la dignité de la personne au fait qu’elle travaille ou non. Dans certaines sociétés, avant la révolution industrielle, le facteur d’intégration était le non-travail. Aujourd’hui, le travail est une valeur ; c’est lui qui permet l’insertion sociale.
Une deuxième solution à mettre en œuvre pour limiter les effets de seuil serait d’imaginer un système de prélèvement progressif, en biseau, au fur et à mesure que s’élèvent les gains des individus accumulant les deux sortes de revenus.
RQM : Votre approche de l’allocation universelle est très pragmatique : il faut avancer vers un revenu garanti mais en commençant par les plus pauvres.
J’ai toujours été partisan de l’allocation universelle pour plusieurs raisons. Il y a ce phénomène non négligeable du respect de la dignité des plus pauvres qui doivent, pour bénéficier de soutien, déclarer leur pauvreté. Beaucoup ne le font pas. Je lisais récemment que 37 % des RMIstes ne se font pas soigner car ils ignorent qu’ils ont droit aux soins de santé. C’est une réalité. L’allocation universelle permettrait de supprimer l’humiliation de devoir ainsi rendre publique sa précarité.
Je pense que le revenu se socialise, qu’on le veuille ou non. La production est un phénomène social dû à des interdépendances, à un patrimoine universel qui est le savoir. On ne sait plus dire quelle part de la production est due au travail, ou au capital. Cette socialisation du revenu se traduit par l’importance croissante de revenus sociaux qui ne sont pas la contrepartie directe d’un travail. Cette évolution est inscrite dans l’histoire. Autant en être conscient afin de l’orienter et de lire notre présent à la lumière du long terme.
Un revenu universel doit être d’un niveau suffisant pour permettre de garder une totale liberté de travailler ou de ne pas travailler. Il doit permettre à chacun d’organiser son cycle de vie : travailler, prendre des loisirs, des temps sabbatiques, suivre des formations... - Le contrat à durée déterminée, que je suis le premier à vilipender aujourd’hui, sera peut-être alors le mode normal consacrant cette liberté, dans un contexte nouveau. - C’est toute la différence avec ce que certains libéraux appellent « l’impôt négatif ». Mais, le « revenu minimum suffisant généralisé » ne peut jouer pleinement son rôle que dans une société où l’homme et la machine ont trouvé un nouvel équilibre. Il nous faut donc y aller progressivement.
Une telle conception sous-entend que l’on doit donner aux gens de quoi vivre dignement. En effet, si on ne leur accorde pas un revenu suffisant, ils sont obligés de trouver un travail. Ils sont alors en position de demandeurs face à des employeurs qui peuvent en profiter pour leur verser des salaires de misère. Et, en dernier ressort, les véritables bénéficiaires du revenu minimum généralisé seraient les employeurs.
Liberté de ne pas travailler mais aussi liberté de travailler, ce qui implique la possibilité de trouver un emploi lorsqu’on le désire. Il faut donc considérer deux situations différentes. En période de sous-emploi, comme aujourd’hui, je serais beaucoup plus généreux pour les minima sociaux parce que c’est, pour les gens, le seul moyen de vivre. La société devrait assumer la couverture de ce que Perroux appelait les coûts de l’homme. On pourrait définir un panier de provisions à partir duquel on déterminerait ce que chacun doit recevoir pour vivre avec une petite marge d’aisance, cependant n’allant pas jusqu’à faire disparaître toute différence avec ceux qui travaillent. Par contre, dans la situation où le plein emploi est possible, je fixerais le revenu minimum au seuil de pauvreté pour ne pas encourager les gens à être des parasites sociaux. Ceux à qui cela ne suffit pas ont, dans cette situation, la possibilité de travailler. A ce moment-là, celui qui ne reçoit que le revenu minimum garanti, a choisi sa condition, ce qui n’est pas le cas pour une large majorité des allocataires d’aujourd’hui, parce que le sous-emploi a fait disparaître cette liberté de choix.
En fait, le revenu minimum, la réduction du temps de travail, doivent pouvoir évoluer ensemble et aboutir à un autre type de société, un autre type d’équilibre social.
RQM : A quelle condition pensez-vous que la réduction du temps de travail peut contribuer à la lutte contre la grande pauvreté ?
A première vue, le progrès technique crée du travail. Ainsi, en 1973 en France, il y avait près de vingt et un millions de travailleurs occupés, et en 1993, il y en avait vingt-deux millions. Des postes ont donc été créés mais cela ne prouve pas que la machine n’a pas remplacé le travail. En effet, si on considère les nombres d’heures travaillées en France en 1973 et en 1993, on s’aperçoit que l’on est passé de 1 900 à 1 600 heures de travail annuel par individu, soit, au total, une baisse de cinq milliards des heures travaillées par an dans la nation. Il y a donc une relève du travail par la machine. Si aujourd’hui, on travaillait autant en durée qu’en 1973, on aurait trois millions de chômeurs de plus, et en Allemagne, il y en aurait quatre millions de plus. Donc c’est quand même la réduction du temps de travail qui a permis de créer des emplois.
L’accent mis aujourd’hui sur la nécessaire négociation des acteurs concernés est justifiée. Les situations sont diverses et une connaissance précise des conditions particulières peut permettre de trouver des solutions telles que des réorganisations des entreprises permettent d’éviter des hausses inconsidérées de coûts sans pénaliser les salariés.
RQM : D’accord. Mais en quoi la réduction du temps de travail va-t-elle bénéficier aux plus pauvres ? Il semble qu’une majorité des postes de travail qui peuvent être créés, seront des emplois relativement qualifiés.
Que la réduction du temps de travail profite essentiellement aux plus qualifiés, je n’en suis pas si sûr... N’oubliez pas qu’en France, il y a deux millions trois cent mille petites et moyennes entreprises qui occupent les deux tiers de la main d’œuvre des secteurs agricole et industriel, que pour celles de moins de dix salariés, la proportion de smicards est de l’ordre de 21,7 % alors que pour celles de plus de cinq cents salariés, elle est voisine de 3 %. Quand nous disons « les entreprises », il faudrait donc tout de suite distinguer entre les grandes entreprises, qui suppriment de l’emploi, et les PME-PMI qui en créent. Chez ces dernières, je pense qu’il y aura des postes requérant un faible niveau de qualification.
Mais la réduction du temps de travail ne doit pas être le seul outil pour lutter contre le chômage et l’exclusion. Il y a, en effet, des activités de proximité à faible productivité directe apparente mais à très forte productivité sociale pour lesquelles le travailleur, ou l’employeur, pourrait bénéficier d’une aide de l’État qui ne coûterait rien à la collectivité. Prenons un exemple. Je connais un homme qui a monté une petite entreprise de poneys pour les enfants. Il a une dizaine de montures. Il a choisi d’employer des jeunes délinquants, non pas des récidivistes endurcis mais des jeunes prédélinquants ou « primo-délinquants ». A chacun, il a confié la responsabilité d’un animal et, bien sûr, la responsabilité de la sécurité des enfants. Il fait cela depuis une dizaine d’années, il n’a pas eu un cas de récidive. Il n’y a pas eu de rechute parce que ses employés se sentent motivés et ont retrouvé leur dignité : « J’ai une responsabilité. » L’économie faite par la société, du fait des séjours en prison évités, est conséquente. On a donc là un fort effet induit grâce à une petite activité, plutôt faiblement rémunérée. Il me semblerait normal alors que les pouvoirs publics encouragent financièrement de telles activités. Ceci permettrait de mieux payer les salariés tout en ne coûtant rien à la collectivité puisque ces financements seraient compensés par des économies sociales.
Je pense qu’il faudrait mener une enquête systématique pour détecter de telles activités porteuses de ce qu’on appelle les « effets externes » positifs, c’est-à-dire porteuses d’économie, en termes financiers, mais également de bénéfices sociaux pour la collectivité. Je suis sûr que l’on en trouverait des tas, qui ne seraient pas forcément folkloriques ou marginales.
On pourrait aussi parler de faire reculer la pauvreté d’âme des mieux pourvus. Mais il y aurait là matière à un autre entretien !