Comment nous sommes devenus des défenseurs des droits de l'homme

Francine de la Gorce

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Francine de la Gorce, « Comment nous sommes devenus des défenseurs des droits de l'homme », Revue Quart Monde [En ligne], 168 | 1998/4, mis en ligne le 01 octobre 1999, consulté le 13 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2814

En 1957 comme aujourd'hui, la résistance des familles à la misère ne cesse d'éveiller à travers le monde celle des personnes qui s'engagent avec elles. La défense des droits de l'homme est toujours d'abord un visage…

« Tout homme porte en lui une valeur fondamentale inaliénable qui fait sa dignité d'homme. Quels que soient son mode de vie ou sa pensée, sa situation sociale ou ses moyens économiques, son origine ethnique ou raciale, tout homme garde intacte cette valeur essentielle qui donne à chacun le même droit inaliénable d'agir librement pour son propre bien et pour celui des autres ».

C'est en ces termes que débutent les « options de base » du Mouvement ATD Quart Monde. Elles ont été rédigées en 1965 par le père Joseph Wresinski et les 7 premiers volontaires qui avaient accepté de s'engager durablement avec lui aux côtés des familles les plus démunies. La vie quotidienne avec celles du camp de Noisy-le-Grand et du bidonville de La Campa à La Courneuve, près de Paris, puis avec celles du Lower East Side à New York, montrait à chaque instant combien la misère engendrait la déshumanisation de ceux qui la subissent. Nous avons ressenti le besoin d'écrire ces « options » parce qu'il était impossible de persévérer avec des familles si meurtries par la misère, d'endosser avec elles le mépris et l'incompréhension, si nous ne déterminions pas les bases d'une spiritualité, ou à défaut d'un idéal commun. Nous étions d'origines sociales, de croyances et de pays différents. Mais nous sentions ce que nous avions en commun : l'amour des personnes victimes de la misère, l'indignation devant la façon dont elles étaient traitées et considérées, la conviction qu'elles voulaient et pouvaient s'en sortir, la volonté d'y consacrer toutes nos forces et d'en payer le prix qu'il faudrait.

Aucun de nous n'était militant des droits de l'homme, et peu sans doute avaient lu la Déclaration universelle. C'est en cherchant un idéal commun qui laisserait la porte ouverte à tout engagement auprès des plus pauvres que nous avons abouti à cette formulation, si proche de l'esprit de la Déclaration : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits... ».

L'originalité du Mouvement ATD Quart Monde ne peut se comprendre qu'à travers la personnalité et l'histoire de son fondateur.

En 1957, 27 œuvres charitables intervenaient au camp de Noisy-le-Grand pour apporter vêtements et colis ou pour emmener des enfants en vacances afin qu'ils n'aient pas à subir l'hiver dans le froid glacial des « igloos ». Plusieurs de ces enfants n'ont jamais été rendus à leurs parents. Ils ont été adoptés par les familles belges ou suisses qui les avaient choyés. Les parents n'osaient guère protester : qu'avaient-ils à offrir à leurs enfants pour leur prouver qu'ils les aimaient ? L'insécurité, le froid, la faim, le risque d'incendie, aucune chance de faire des études et d'accéder à un métier ! Le véritable amour n'était-il pas de les laisser à ces parents de substitution tellement mieux nantis qu'eux-mêmes ?

Au début de l'hiver, certaines de ces œuvres ont organisé la distribution d'une « soupe populaire ». En quelques jours, les hommes qui jusque-là tenaient le coup au travail malgré le froid se sont mis « aux intempéries ». Le père Joseph Wresinski savait bien ce que voulait dire cette démission des hommes. Il avait lui-même grandi dans une famille si démunie et si méprisée que son papa dût partir pour tenter sa chance ailleurs et sa maman éleva seule ses quatre enfants en dépendant du bureau de bienfaisance. Rupture de la famille, dépendance chronique, humiliations : que de forces ne faut-il pas pour résister à tout cela ! Quand donc il a vu les hommes du camp se laisser glisser vers le chômage et les mamans faire la queue pour obtenir quelque nourriture, pour la première fois peut-être il a exprimé publiquement ce refus de l'assistance que les familles ne pouvaient formuler clairement, tant elles en avaient besoin pour survivre. Il s’est posté devant les distributeurs de soupe, haranguant les femmes qui tendaient leur gamelle : « Vous n'avez pas honte d'attendre votre repas des autres, au lieu que vos maris aillent le gagner ? » Les femmes, soudain la tête haute, la fierté retrouvée, ont dit avec malice : « Mais qu'allons-nous donner à manger à nos chiens, si nous n'avons plus leur soupe ? » Sans le savoir sans doute, ce jour-là elles ont renoncé à l'assistance où on les avait toujours acculées, pour entrer dans une conquête de leurs droits et responsabilités. Et pour les soutenir dans cette fierté, le père Joseph leur ouvrit un atelier de travail afin qu'elles puissent s'y faire un salaire d'appoint, malgré leurs nombreux enfants.

« Il nous a rendu l'honneur. » C'est ce que disent encore aujourd'hui des familles très pauvres lorsqu'elles parlent du père Joseph. Elles ont en tête ses gestes très concrets : à la famille qui sollicitait une aumône, il demandait de lui préparer un bon café. Aussitôt celle-ci s'agitait, allait emprunter un peu de café chez un voisin, une bouteille de gaz chez un autre, et la vie reprenait, le trou du désespoir était dépassé...

Puis le père Joseph proposa à ces familles de se regrouper en association autour de lui, de ne plus attendre leur salut du bon cœur ou de la mauvaise conscience des nantis. Ensemble, ils ont paré au plus pressé avec les quelques sous qui commençaient à arriver : isolation des igloos où vivaient des nouveau-nés, assèchement d'un marécage dangereux pour les enfants, construction d'un jardin d'enfants. Chacun assumait une tâche, une responsabilité. Mais aussi une solidarité se créait entre les familles et en particulier avec les plus rejetées.

Chacun assumait une responsabilité...

Un très beau foyer pour les femmes fut construit en 1959. Beaucoup de personnes extérieures au Camp protestèrent contre un tel investissement : "Ces gens-là ne vont pas apprécier" disaient les détracteurs. "Plus les êtres ont été privés, plus ils ont besoin de beauté" rétorquait le père Joseph. En 1964, lorsqu'il demanda à une esthéticienne de proposer ses services dans ce foyer, c'est la population elle-même qui eut du mal à comprendre ! Les premières femmes à avoir osé se faire soigner le visage sont revenues le lendemain avec un œil au beurre noir, tant leurs maris étaient convaincus de ne pas mériter un tel effort. Mais quelques mois plus tard, ils venaient remercier l'esthéticienne, car leurs femmes avaient retrouvé le goût et le courage de lutter pour leur environnement et les enfants étaient fiers qu'elles aillent enfin rencontrer leurs instituteurs.

La peur de la misère reste ancrée chez ceux qui l'ont vécue, longtemps après que son spectre a cessé de les menacer. Ils redoutent d'en retrouver les signes chez leurs voisins. Peut-être est-ce là une des racines profondes de l'exclusion sociale qui frappe les plus démunis, et qui sans cesse désagrège leur propre milieu.

Cette solidarité avec le plus démuni, sur laquelle le père Joseph a rassemblé ceux qu'il appelait « son peuple », était une véritable gageure. Comment accepter, par exemple, qu'il ferme le foyer féminin au moment où il fonctionnait le mieux sous prétexte que les femmes les plus démunies n'osaient pas y venir ou en étaient chassées par les autres ? « Elles sentent mauvais ; elles volent les fers à repasser, elles nous font honte... » « Justement, c'est pour elles que ce foyer est indispensable » répondait le père Joseph. « C'est à vous de les faire venir, c'est là votre responsabilité. »

Quelques années plus tard, en 1967, lorsque, après huit ans de combat, nous avions enfin obtenu des autorités la construction d'une cité de promotion familiale et sociale à l'emplacement du camp, il fallut reloger les familles qui vivaient toujours dans les igloos. Les responsables des offices d'HLM, convoqués par le sous-préfet, ont commencé à « trier » les familles : celles qui pouvaient payer un loyer, celles qu'on pourrait accepter avec un épaulement social sérieux, et les « irrécupérables ». Une fois de plus, on allait casser la solidarité née entre les pauvres.

Ceux-ci ne peuvent vivre durablement la solidarité avec les plus démunis d'entre eux que si elle est partagée, encouragée, reconnue, renforcée par d'autres citoyens. C'est tout le sens de l'engagement des volontaires et des alliés qui composent le Mouvement ATD Quart Monde. « La misère qui fait changer le monde », dira le père Joseph à Bonnecombe en 1984, « c'est lorsque ceux qui la vivent prennent position ensemble. » Les familles du camp l'ont prouvé avec grandeur en 1967. Le risque était grand que les plus démunies ne soient renvoyées sur les routes de l'errance, ou séparées de leurs enfants. Les familles ont alors décidé de s'organiser pour envoyer chaque jour une lettre au président de la République, afin qu'une solution soit trouvée pour toutes, sans considération de ressources. Quelques-unes ont été jusqu'à refuser un relogement, aussi longtemps que la famille la plus pauvre resterait sans proposition.

Des « Cahiers de doléances » ...

L'année suivante, en 1968, alors que toute la société était en effervescence, le père Joseph demanda aux volontaires de faire circuler, dans les bidonvilles et les cités où ils étaient implantés, des « Cahiers de doléances ». Pour la première fois, ces familles purent exprimer ce à quoi elles aspiraient vraiment. Elles demandèrent le respect de leur dignité, la reconnaissance du droit de vivre en famille, l'accès au travail, au logement et aux soins, l'éducation pour leurs enfants, le droit d'agir et de parler pour leurs proches, le refus de l'injustice et de la misère... les droits de l'homme, pour ainsi dire.

Ces familles prenaient en fait conscience de constituer ce peuple en marche auquel le père Joseph avait proposé un nom, « le Quart Monde ». Le Mouvement publia un résumé de ces cahiers sous le titre « Un peuple parle ». Sur la base de cette parole rendue publique, le Mouvement élabora un dossier qui fut remis au président de la République. Et, en 1972, s'ouvrit la première université populaire du Quart Monde où ces familles purent apprendre ensemble à exprimer leur pensée commune, à dialoguer avec des représentants de toutes les sphères de la société.

Mais il a fallu encore des années d'efforts, de luttes, de concertations, d'expérimentations pour que l'opinion publique, nationale et internationale, accepte que la persistance de l'extrême pauvreté dans les pays riches puisse questionner la validité de notre système économique, de nos politiques et de nos lois. Notre premier combat politique (obtenir une cité de promotion familiale et sociale pour remplacer le camp de Noisy-le-Grand) dura près d'une vingtaine d’années. Il en a fallu onze pour aboutir à cette loi d'orientation votée en juillet 1998, demandée dès 1987 par le Conseil économique et social, avec le soutien progressif de beaucoup d'autres personnes, associations, institutions.

Le Mouvement ATD Quart Monde est aujourd'hui présent dans de nombreux pays. Il rassemble des personnes de toutes races, religions, convictions politiques ou philosophiques. Ce qui les réunit, c'est leur engagement à détruire la misère, avec les plus fatigués de la terre. Les droits de l'homme, tels que nous les avons appris des plus pauvres en Europe d'abord puis dans d'autres continents, sont inhérents à notre Mouvement. « Tout homme est un homme », comme disent nos amis d'Afrique. Il s'agit pour nous de mettre en lumière et à l'honneur cette force commune à tous les hommes et à toutes les civilisations : ne pas laisser ses semblables vivre l'intolérable de la misère.

L'une des plus grandes gageures du Mouvement ATD Quart Monde est peut-être précisément de retrouver une rencontre possible entre ceux dont les chemins ne se croisent plus : les citoyens insérés dans la société et les plus humbles, les plus oubliés, les plus exclus, ceux qui sont souvent considérés comme socialement inutiles. Nous sommes témoins que, soutenus par d'autres, ceux-ci deviennent les premiers acteurs de leur libération. Il faut rendre hommage à tous les militants du Quart Monde qui, après avoir eux-mêmes vu le bout du tunnel, ont accepté de rester solidaires de ceux de leur peuple encore dans l'ombre et le silence. Il faut rendre hommage aussi à toutes les victimes des atteintes graves aux droits de l'homme à cause de la misère, à tous ces hommes humiliés qui tiennent le coup pour trouver de quoi faire survivre les leurs, à toutes ces mamans qui endossent toutes les privations et qui continuent de dire à leurs maris ou à leurs aînés « il ne faut pas baisser les bras » et à leurs enfants « gardez toujours la tête haute. » Leur résistance, souvent muette et inconnue, éveille notre propre résistance. Les plus pauvres nous proposent (et peut-être est-ce là l'essentiel de ce que nous cherchons tous) une vraie raison de vivre et de se battre.

Rétablir une société faite pour l'homme est un défi qui reste devant nous, surtout en cette période de transformation technologique et de mondialisation de l'économie, qui réclame un nouveau partage du travail, une nouvelle morale, une nouvelle conscience de la dignité de l'homme.

« L'expérience de terrain dans toits les continents nous apprend que ce retour aux sources de la dignité de l'homme est une démarche naturelle pour des hommes et des femmes de toutes cultures et croyances. Là où des hommes sont sans réponse aux angoisses et aux souffrances de la misère, là où des hommes sont enfermés dans le désespoir et empêchés de se faire entendre, d'autres hommes et femmes se rendent volontairement libres et disponibles, prêts à entendre le cri qui monte vers eux, prêts à y répondre et à le répercuter. Là où des peuples entiers sont tenaillés par la faim, honteux de leur ignorance, humiliés par le chômage, minés par la maladie, le corps et l'esprit usés par la misère, j'ai toujours vu des hommes et des femmes les rejoindre pour, avec eux, lutter et obtenir réparation »1.

1 Joseph Wresinski, « Les plus pauvres, révélateurs de l'indivisibilité des droits de l'homme », Cahiers de Baillet, Editions Quart Monde, 1998

« La gaffe de Dieu », 1978, Ed. Quart Monde (épuisé)

« L'espoir gronde », tome 1 (1956-1962), 1992, 256 pages et « Un peuple se lève », tome 2 (1962 1971), 1995, 326 pages, Ed. Quart Monde.

1 Joseph Wresinski, « Les plus pauvres, révélateurs de l'indivisibilité des droits de l'homme », Cahiers de Baillet, Editions Quart Monde, 1998

Francine de la Gorce

L'une des toutes premières volontaires du Mouvement international ATD Quart Monde dont elle a retracé les débuts dans trois ouvrages, Francine de la Gorce représente ce mouvement à la Commission nationale consultative des droits de l'homme (France).

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