Le père Joseph était un anxieux. Il faut dire que dans ces premières années à Noisy, il y avait de quoi ! Sans un sou, environné d’une population qui ne comptait pour personne, soumis aux pressions extérieures, aidé par des jeunes qui défilaient chaque année sans envisager un engagement durable dans un projet qui semblait voué à l’échec, n’y avait-il pas de quoi s’angoisser ? Sa santé aussi était source d’insécurité : malgré une apparente force physique, il avait quand même déjà fait un an de sanatorium ; il souffrait parfois de palpitations du cœur. En 1960, à l’âge de 43 ans, il dut être opéré des amygdales, ce qui n’est pas une opération anodine pour un adulte... Le chirurgien lui a dit : « Vous avez une gorge de pauvre, de quelqu’un qui n’a pas toujours mangé à sa faim. »
Toutes ces fragilités, ces insécurités le laissaient parfois sans défense, et provoquaient en lui des moments de doute et d’anxiété. Il a souvent douté – de lui-même, du bien fondé de ce qu’il entreprenait, des familles qui ne le comprenaient pas toujours, des volontaires qui refusaient de se donner aussi totalement qu’il l’avait espéré, du Mouvement qu’il a créé et de sa fidélité aux plus pauvres, sans parler de la société qui au début recevait ses propositions avec indifférence ou suspicion. Mais le doute est le signe d’un esprit ouvert, prêt à se remettre en question au moindre espoir de collaboration nouvelle.
Le doute peut faire fuir ceux qui sont en recherche de sécurité pour leur avenir, mais il peut également enraciner plus profondément ceux qui rejoignent un homme qui s’interroge avec sincérité, chez qui ils sentent un besoin crucial de support. C’est ce dont témoigne, en 1989, Eugène Notermans : « Il m’est arrivé plusieurs fois, et aux autres aussi au début, de voir un homme si grand, si fort, de temps en temps être un homme comme nous, ça veut dire qu’il pouvait très fortement douter de tout ce qu’il faisait, de l’avenir. (...) Le fait d’être à l’ombre d’un homme qui avait aussi ses moments de questionnement, de remise en question... Je l’ai vu pleurer plus d’une fois devant des bêtises des hommes, des plus pauvres, des familles du Camp.
C’était le cas surtout quand ces familles faisaient des choses qui étaient une entrave à leur propre libération, et ça, elles le faisaient en permanence, et de temps en temps j’ai senti de tout près à quel point c’était difficile pour le père Joseph. Je pense personnellement que c’était une des choses les plus dures à supporter. »
Le père Joseph a-t-il jamais douté de Dieu ? Pendant son adolescence, il dit que c’est à la JOC qu’il se remet à prier, ce qui laisse supposer qu’il s’était arrêté de prier auparavant. Par la suite, il est très discret à ce sujet. Pendant les sept années où je lui ai servi de secrétaire, j’ai plutôt été frappée de la force de sa foi. J’avais parfois l’impression, dans la petite baraque qui nous servait de bureau, que Jésus-Christ était assis à notre table et partageait notre impuissance face à la multiplicité des catastrophes qui déferlaient sur nous...
Il y a un moment crucial, qui se situe au début 1967 après son premier voyage aux États-Unis, dont Gabrielle, qui m’a remplacée pour assurer son secrétariat, se souvient1 : « Je vous confierai qu’un matin, lorsque par la police j’ai appris que le père Joseph avait eu un accident de voiture, j’ai réellement douté de son désir de continuer à vivre. Il me l’avouera plus tard : A cette époque, plus rien n’avait de sens pour moi. Et je me suis mis à douter de Dieu. »
Est-ce parce que dix années passées au Camp de Noisy ont eu raison de ses forces ? Est-ce à cause de ce qu’il a découvert en Amérique, où la violence et la drogue s’allient au racisme pour détruire les communautés noires ? Il traverse alors une période de dépression qui nous inquiète tous, et nous déstabilise.
Gabrielle se rappelle2 : « Il était très tendu et pour un rien il se mettait à pleurer, il ne disait rien. (...) En fait on s’est rendu compte que le père Joseph n’allait pas s’en sortir, qu’il avait vraiment été cassé : il disait sa messe et n’arrivait pas à l’achever... On a beaucoup réfléchi ensemble et comme il voulait absolument retourner en Amérique on a trouvé des cours d’anglais accélérés, et il a accepté d’aller à ces cours à Royan. »
Il aspire à se mettre dans la situation de ceux dont il pressent qu’ils sont les plus rejetés, et demande même à Gabrielle comment se faire pigmenter la peau, lui confiant : « J’ai découvert le peuple américain, traumatisé par les Noirs, coupables de négritude. J’ai découvert une sorte de haine sourde qui opposait deux communautés. (..) Les Noirs sont devenus les pauvres de mon cœur. Je voudrais venir comme balayeur dans un hôpital. Je dois absolument entrer dans un hôpital qui soigne les Noirs. Un hôpital, parce que c’est là que se trouvent toutes les misères et tous les abandons. »
Mary, qui l’accompagnait pendant le voyage aux USA, en parle également en 1989 : « C’est sûr que le père Joseph était quelqu’un de toujours très entamé, c’est un homme qui a su ce que c’était la souffrance, de tous les points de vue : la souffrance de la faim, tout ce qu’il a souffert dans son enfance, toutes les sortes d’expériences que peut avoir un homme... »
Pendant son absence intervient ma décision de me marier. Le père Joseph ne croit pas à l’époque que deux engagements aussi prenants que le mariage et le volontariat soient compatibles. Il est convaincu que le peuple des plus pauvres appelle des hommes et des femmes engagés inconditionnellement et totalement, et c’est ce volontariat célibataire qu’il tentait de créer, jour après jour, à Noisy, s’étant appuyé tout d’abord sur moi. Ma décision le bouleverse donc, surtout en cette période où il va si mal, mais il ne s’y oppose pas. Notre mariage se fait en mai 1967, pendant son stage intensif d’apprentissage de l’anglais à Royan ; une jaunisse l’empêche de venir le célébrer à la chapelle du Camp comme prévu. Il nous écrit : « Mon stage d’anglais est fichu. Je l’avais mené par amour pour les Noirs et je me suis donné beaucoup de mal. Mais il faut aussi en amour n’espérer que le possible. (...) J’ai eu beaucoup de peine de n’être pas là à l’arrivée et au départ de votre vie nouvelle. Ce sont des sacrifices qu’il faut faire et qui déchirent. Mais c’est quand même extraordinaire que ce ne soit pas moi qui vous ai mariés. C’est grand. »
L’angoisse qui vous envahit et ne vous lâche plus, l’angoisse qui vous détruit et semble vous entraîner vers le fond du gouffre, peut aussi vous propulser vers une étape nouvelle. « Les pauvres ont le secret de l’Espérance3 » nous rappelle Geneviève de Gaulle, s’appuyant sur Georges Bernanos, mais aussi sur sa propre expérience de l’extrême vécue à Ravensbrück. Et tous ceux qui ont connu des familles meurtries par la misère ont un jour ou l’autre été frappés par leur capacité de recommencer à vivre et à espérer alors que rien, apparemment, n’avait changé... En ce temps de printemps, je regarde pointer les vigoureuses pousses de jacinthes, de jonquilles et de tulipes, sorties d’oignons apparemment desséchés que j’ai enfouis à plusieurs centimètres sous terre il y a quelques mois. Comment savent-ils que c’est le printemps, qu’il faut ramasser son énergie pour envoyer des feuilles vers la lumière ? L’espérance n’est-elle pas une force essentielle à la continuation de la vie ?
Le père Joseph est un pauvre, « têtu pour les pauvres » comme il dit lui-même à propos de Jésus-Christ ; au moment où il semble le plus détruit, il entrevoit des pistes d’espérance. Mary Rabagliati nous met devant cette apparente contradiction : « L’Amérique, cela représentait pour lui aussi bien la déchéance de la misère que l’ouverture, la possibilité de tout faire. (... ) Toute la jeunesse américaine – je ne parle pas des pauvres – était en plein engagement pour ou contre la guerre4, et le père Joseph était passionné par cette ambiance, cette lutte pour la paix. (...) Il cherchait à voir si l’on pouvait raccrocher l’engagement pour la paix et l’engagement contre la misère... »
A son retour de Royan, il décide de quitter le Camp, et de s’installer à Pierrelaye où il formera les volontaires. Il va quitter physiquement ces familles avec lesquelles il a vécu tant de choses depuis plus de dix ans, qui comptent sur lui, qui comptent pour lui, et il demande à Gabrielle de le suivre. Vivre son engagement loin des familles est une souffrance personnelle que découvrent alors l’un et l’autre, et qui n’est pas toujours reconnue par ceux qui sont encore sur le terrain, ni par certaines familles qui se croient une fois de plus abandonnées.
Pour le Mouvement, cela marque un véritable tournant ; jusque-là, il n’y avait chaque année qu’une ou deux personnes qui résistaient au choc de la misère, et qui acceptaient de se lier de destin avec les plus pauvres ; à partir de 1967, c’est entre dix et vingt par an qui s’engagent, parce qu’elles trouvent à Pierrelaye un lieu de recul, de formation, de compréhension de ce qui leur est proposé de vivre. Pierrelaye permet aussi de donner de l’ampleur aux recherches, aux groupes d’études ouverts à des personnes de toutes professions et tous engagements, d’assurer un arrière-pays aux équipes qui se multiplient. D’autre part, le père Joseph accepte d’assumer personnellement un rôle croissant auprès des responsables nationaux, surtout en France, et internationaux.
Pourtant, les plus pauvres restent au cœur de sa vie, et dans les années qui suivent, il y aura encore des moments où il subit l’agonie, les sueurs froides, les larmes, et même une fois l’évanouissement. Dans son message de Pâques 19805, il nous raconte sa première visite au camp pénal d’Abidjan :
« Au-delà des frontières de l’humain il y a le désespoir (...) Dans cette prison, cette même angoisse que j’ai connue tant de fois en Europe m’étreignait à nouveau. J’étais là au milieu d’un enchevêtrement de bras, de corps, de regards qui se fixaient sur moi. (...) C’est alors que la panique s’empara de moi, que mes yeux se remplirent de larmes, qu’une sueur froide se colla à mes vêtements... Je ne pouvais plus avancer... Ces hommes emprisonnés, entassés les uns sur les autres, m’entraînaient aux limites du soutenable. En hâte, je dus me retrancher à l’infirmerie, comme une bête blessée. Après un moment je redescendis vers la cour pour la prière du matin, celle que les prisonniers m’avaient demandé de présider, celle que désormais je ne pourrai plus faire sans penser à eux, sans penser à ces milliers d’hommes qui, de par le monde, sont ainsi enfouis et retranchés des humains. (...) Quand la prière fut achevée, d’autres descendirent de leurs bat-flanc, ils s’approchaient, quémandaient, suppliaient, réclamaient argent, chemises, caleçons, pyjamas... Les demandes jaillissaient de partout, terribles, non pas par la force des voix de ces hommes minés par la maladie, la faim, et la peur, mais terribles à cause de leur humilité même. (...) Des dizaines d’hommes, le corps nu pour la plupart, rongés de vermine, couverts de gale, incapables de supporter un linge quelconque, se serraient contre vous, vous bousculaient presque, en vous reprochant d’être venu là sans rien leur donner : « Alors, pourquoi es-tu là ? », criait quelqu’un. »
Monsieur Anoman, procureur de la République de Côte d’Ivoire, est présent, et raconte notamment la stupéfaction des prisonniers : « Un Blanc a pleuré sur le sort de Noirs ». Désormais, il fera partie de nos amis fidèles. Simone Viguié, religieuse infirmière, explique comment elle a dû ranimer le père Joseph évanoui, à l’infirmerie : ce moment l’a déterminée à devenir volontaire.
Un peu comme lors de l’incendie qui causa la mort de deux enfants de Noisy en décembre 60, le malheur prend du sens parce qu’il est partagé ; une fois surmontées, de telles épreuves traversées ensemble engendrent un mûrissement, des engagements, une nouvelle étape. Pour Abidjan, ce fut l’implantation du Mouvement en Afrique.