« Tout homme est le reflet de l'autre »

Grégoire Kantoucar

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Grégoire Kantoucar, « « Tout homme est le reflet de l'autre » », Revue Quart Monde [En ligne], 168 | 1998/4, mis en ligne le 01 octobre 1999, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2821

La parole comme espace ? Un espace pour la parole ? Espace d'expression, de compréhension dans lequel se construit, se reconstruit la communauté lorsqu'elle fait place, en son centre, aux familles les plus pauvres, à la parole née au cœur de leur expérience, de leur combat pour la vie. Cet espace s'élargit, devient symbole partagé avec les autres cultures dans la gravure de ces répliques de la dalle du Trocadéro, à Paris. Celles-ci portent le sens universel de la lutte contre la misère. S'inscrivant dans les cultures, elles vivent ainsi, chargées du poids des vies dont elles rappellent l'existence.

Découvrir qu'on peut parler et être entendu.

Voilà maintenant des années qu'un bon nombre de familles assez pauvres de notre pays se rencontrent pour réfléchir et partager leurs expériences quotidiennes de lutte contre la pauvreté.

On nous dit que nous « suivons » ces familles ; dans notre cheminement tout comme dans nos réflexions communes, nous nous apercevons que finalement ce sont elles, plutôt, qui nous accompagnent dans notre action.

Il a fallu du temps pour qu'elles découvrent ce qu'elles avaient de précieux à nous apprendre dans leur combat de tous les jours. Elles exercent leur prise de parole lors des rencontres à la Cour aux cent métiers. Que ce soit pour leur première fois ou même leur deuxième fois, il faut toujours le courage de commencer à parler dans un groupe. C'est la découverte pour ces personnes très pauvres qu'il est possible de parler aux gens, et que ceux-ci vont les écouter, les respecter dans leurs mots.

Une confiance s'éveille peu à peu vis-à-vis des volontaires qui pourtant n'ont jamais eu de réponses toutes faites aux grands maux contrairement à ce que des familles nouvellement arrivées espèrent généralement. Elles sentent bien que nous n'avons pas les réponses mais que nous ne les avons jamais abandonnées, jamais trahies. Elles sentent et voient que c'est en elles que peuvent surgir les réponses, les chemins nouveaux.

Aujourd'hui, c'est le groupe des familles lui-même qui conduit chaque nouvelle famille à ce stade. C'est pourquoi il n'est pas rare qu'un membre de ces familles dise pourquoi il croit à ce chemin que personnellement il n'aurait pas imaginé s'il n'avait pas découvert le père Joseph, cet homme ayant lui-même vécu dans la grande pauvreté, qui leur témoigne et leur révèle profondément que la misère n'est pas une fatalité.

Les années passent et construisent des choses. Tout comme un enfant en qui ses parents trouvent une valeur, le groupe des familles ici, ayant comme référence le père Joseph, de plus en plus va puiser dans ses valeurs. Il est ainsi pleinement un membre du mouvement où tout homme est le reflet de l'autre, donc capable d'aimer et de se mettre ensemble.

« Nous avons à nous connaître. Non pas à faire connaissance dans la rue, mais chez nous, dans nos maisons, dans nos marmites, dans nos jarres. Nous sommes devenus une seule famille même père, même mère, qui ne devrait reculer devant aucune situation difficile de l'un d'entre nous »

Une délégation avait participé à la rencontre internationale des familles du Quart Monde, à Rome, en 1989. Depuis, les réunions du 17 de chaque mois ont pris place dans le groupe, comme en beaucoup d'autres pays. Ceci a permis d'affermir notre appartenance commune.

« C'est en se réunissant que chacun s'éveille : il gagne des conseils et des connaissances qui répondent à ce qu'il cherche ou qui le font réfléchir lui-même. On partage sans cesse entre nous pour améliorer notre existence. A la fin de chaque rencontre, on a le moral haut ».

Le 12 février 1996, à l'initiative d'un fils du pays, Maître Pacéré, une réplique de la dalle du Trocadéro1. est venue nous donner la chance de pouvoir aller plus loin dans notre combat. Nous pouvons nous sentir plus à l'aise dans notre route car un lieu-référence est là avec toute une signification et un sens à lui donner.

La dalle est le symbole du courage

Pour nous, que représente cette première réplique en Afrique ?

Voici ce qu'en disent les familles les plus fatiguées dans un message :

« Nous voulons que la pauvreté s'éloigne de nous. Alors ceci suppose une mise en commun de nos efforts, une union entre nous. Ceci suppose que nous formions une vraie famille en marche dans ce refus quotidien. La dalle alors vient le prouver, le traduire : que le monde bouge et doit bouger.

Cependant, elle n'est ni une providence, ni une baguette magique, mais plutôt un symbole, une ligne. S'asseoir sur cette dalle, nous y retrouver régulièrement pour réfléchir pour redonner la lumière...

Pour comprendre la dalle il faut voir ce qui s'y passe. On y va une fois, deux fois et on commence à avoir des réponses. Une troisième, une quatrième fois et on commence à se poser des questions comme celle-ci : et moi, qu'est-ce que je fais pour cette lutte ?

Il nous vient des réponses de courage, issues d'hommes qui sont plus bas que nous-mêmes. Devant cette vérité, nous nous relevons et nous reprenons vie. Ainsi la dalle est surtout le symbole du courage et la somme de toutes ces vies meurtries ou tronquées à cause de cette inacceptable maladie qu'est la misère. La dalle est le symbole de tous ces moyens dont usent les pauvres et qu'ils sont même obliges d'inventer pour s'en sortir.

C'est une chance pour nous d'avoir un lieu comme celui-là où nous partagerons nos expériences de réussite ou d'échec, et qui nous rappelle notre engagement.

Un lieu où nous entendrons aussi des gens plus expérimentés et que nous pourrons suivre.

Elle est un lieu d'unification de nos forces et aussi un lieu de ressourcement : notre lieu de rencontre comme dans une église, une mosquée, où les fidèles vont prier, vont parler à Dieu.

Là, on pense aux temps qui sont devant nous et on s'encourage entre nous pour mieux attaquer les jours suivants.

C'est notre lieu saint pour trouver le courage qui nous manque. C'est un peu comme nos ancêtres, quand ils cherchaient une solution à leurs problèmes. Ils se rendaient dans ces lieux fétiches pour un sacrifice. Le chef de terre disait sa parole, puis les autres aussi, et c'est ainsi qu'ils constituaient un verset qu'ils marmonnaient à la pierre fétiche, avant de tuer une bête en sacrifice. Car le mot de chacun était nécessaire. La dalle est donc un lieu d'échange où chacun a son mot à dire, où chacun doit arriver à s'exprimer de lui-même aux autres. Nous pouvons dire que la dalle est comme un lieu de pèlerinage pour tous les pauvres du monde entier et ceux qui refusant cette condition, s'engagent derrière eux.

Chez nous, au Burkina Faso, quand on se rend à la dalle, nous nous débarrassons un peu de nos problèmes, de nos cafards. Cela allège un peu le poids de la vie. On s'aperçoit de la pesanteur des problèmes des autres et qu'il y a toujours quelqu'un plus bas qu'il faut aller tirer.

« Le mal créé par les hommes doit être détruit par les hommes »

Madame Bana Ouandoago, ministre de l’Action Sociale et de la Famille du Burkina Faso, lors de l'inauguration de la réplique de la dalle à Manéga, le 12 février 1996).

« Dans le concret, il est des symboles qui touchent au plus profond le cœur de l'humanité. La dalle au Trocadéro est hautement significative. Vous avez préconisé une réplique de la dalle du Trocadéro pour l'Afrique, et dans l'Afrique profonde, dans le village de Manéga, pour que des hommes de ce pays, de ce continent, prennent le flambeau et rappellent à la communauté internationale que la misère n'est pas fatale, que le mal créé par les hommes doit être détruit par les hommes... »

La dalle est notre fer de lance, notre cheval de bataille. Un lieu où à chaque rencontre doit naître quelque chose dans le cœur des gens. Un lieu du refus de toutes formes de vice, de pensée, de parole ou d'action portant atteinte à la dignité et à la vie de l'homme ».

« Un combat pour des personnes »

« La réplique de la dalle à Toulon, pour moi, c'est la première fois que je prenais la parole.

Quand ça ne va pas dans ma tête, je vais sur la dalle, je me ressource, ça me fait du bien. Cette dalle, elle m'apporte le bien que le père Joseph a fait pour les familles...

Par exemple, un soir où ça n'allait pas, je suis allé sur cette dalle. Là, j'ai pensé à plein de choses : je suis malheureux, d'accord, mais il y a plus malheureux que moi.

Là, je suis relié à d'autres personnes, à des personnes qui n'ont rien du tout, même pas un toit sur leur tête. Elle est le symbole de tout ça.

Ce n'est pas un combat pour des idées, c'est un combat pour des personnes ».

Patrick Schmitt, France.

1 Dalle inaugurée par le père Joseph Wresinski, le 17 octobre 1987, lors de la première Journ6e mondiale du refus de la misère.

1 Dalle inaugurée par le père Joseph Wresinski, le 17 octobre 1987, lors de la première Journ6e mondiale du refus de la misère.

Grégoire Kantoucar

Grégoire Kantoucar a rencontré le Mouvement international ATD Quart Monde dans son pays, le Sénégal, en 1985. C'était lors de l'Année internationale de la Jeunesse. En 1995, il rejoint le volontariat de ce Mouvement. Depuis deux ans, dans l'équipe de volontaires à Ouagadougou (Burkina Faso), il est engagé plus particulièrement auprès des enfants et des jeunes vivant dans la rue.

CC BY-NC-ND