Quand le plus pauvre donne l’intelligence du combat

Daniel Fayard

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Daniel Fayard, « Quand le plus pauvre donne l’intelligence du combat », Revue Quart Monde [En ligne], 168 | 1998/4, mis en ligne le 01 juin 1999, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2823

Comment vivre ensemble sans nous apprendre mutuellement à respecter la dignité de tout être humain ? Comment prétendre à cet apprentissage sans aller à la recherche incessante de la dignité de plus déconsidéré que soi ? Cette recherche engage chacun, car elle ne va de soi pour personne. Elle est en elle-même un combat pour les droits de l’homme.

La dynamique inhérente à ce que nous appelons communément les droits de l’homme, leur spiritualité en quelque sorte, recèle une force, délivre une lumière, offre une voie à tout être humain pour qu’il façonne sa conscience, son jugement et son action de telle sorte qu’il puisse s’acquitter de ses responsabilités à l’égard d’autrui, à hauteur de ce qu’autrui est en droit d’attendre, sinon de lui en particulier du moins de la communauté humaine à laquelle il appartient.

C’est ce que rappelait René Cassin en 1958 : « La Déclaration universelle des droits de l’homme est un document qui vise à nous tourner vers le service d’autrui. Chacun doit se sentir débiteur et garant des droits des autres individus »1 Et encore en 1974 : étudier les droits de l’homme, c’est « étudier les rapports entre les hommes en fonction de la dignité humaine, en déterminant les droits et les facultés dont l’ensemble est nécessaire à l’épanouissement de la personnalité de chaque être humain »2.

Entrer dans la dynamique des droits de l’homme suppose et ce service et cette étude, ainsi qu’une progression dans la prise de conscience de l’égale dignité de tous les êtres humains, quelle que soit leur situation.

Cette prise de conscience est plus ou moins vive, affinée, exigeante selon les époques et les sociétés, selon que des hommes et des femmes se sentent plus ou moins personnellement concernés, précisément par le sort d’autrui et en particulier de ceux et celles qui paraissent les plus faibles, les plus vulnérables, les plus souffrants, les plus exclus. Encore faut-il que ceux-ci soient suffisamment connus et chéris. Encore faut-il que des chemins soient rendus possibles pour entreprendre, avec eux comme partenaires, des relations plus humaines et des projets plus solidaires. Encore faut-il que ceux et celles qui exercent des responsabilités publiques manifestent leur volonté de combattre prioritairement tout ce qui peut porter atteinte à l’intégrité physique et morale d’une personne, d’une famille, d’un groupe social. Cela n’est possible que s’il existe dans le corps social une perception suffisamment vigilante de ce qui n’est pas normal, de ce qui est inhumain, et une capacité cultivée de bâtir une communauté plus fraternelle.

Dès lors la question se pose de savoir comment concrètement nous stimuler mutuellement pour apprendre jusqu’où va le respect dû à ceux qui nous apparaissent ici ou là comme les plus méprisés et les plus humiliés.

Pouvons-nous y prétendre sans les rechercher activement, sans mobiliser autour d’un tel enjeu, et surtout sans acquérir une certaine « conscience », une certaine intelligence de la nature du combat à entreprendre ?

Une certaine vision de l’homme

Entrer dans la dynamique des droits de l’homme suppose encore en effet d’être habité intérieurement par une certaine vision de l’homme et de la société, qui transcende notre manière propre de ressentir et de réagir, qui trouve son fondement dans des idéaux et des références extérieures à nous-mêmes, communs à un grand nombre, formalisés dans une tradition religieuse ou philosophique, dans une affirmation de valeurs à portée universelle.

En rejoignant d’autres personnes qui partagent cette même vision, nous acquérons un langage plus approprié pour en parler, une analyse plus pertinente pour en comprendre les implications, une détermination plus cohérente pour prendre des responsabilités nouvelles.

La dynamique des droits de l’homme génère une culture de transformation des relations sociales. Elle rappelle à notre conscience que nous avons vocation à devenir des acteurs du développement solidaire de notre commune humanité, en abolissant toutes formes de discrimination attentatoires au respect de la dignité de chaque être humain.

Ainsi nous savons aujourd’hui que toute personne est fondée à se voir garantir, par le truchement de ses communautés d’appartenance (familiale, locale, nationale, internationale), la satisfaction des droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité.

Il s’agit là, bien sûr, d’un idéal à atteindre, mais qui doit nourrir dans chaque communauté une ambition se traduisant par des initiatives et des programmes d’action, susceptible de mettre un terme à l’indifférence voire au mépris dont sont encore l’objet, de la part de leurs propres concitoyens, certaines personnes, certaines familles, certains groupes du seul fait qu’ils ne disposent pas encore des moyens humains et matériels nécessaires pour pouvoir assumer pleinement leurs responsabilités et participer à la vie de leur communauté.

Nous comprenons mieux aujourd’hui que cela passe d’abord par la mise en œuvre d’un droit d’association les concernant : droit de ces personnes à ce que d’autres s’associent avec elles :

- Pour entreprendre la juste représentation de leurs intérêts et des intérêts non encore pris en compte de ceux et celles avec lesquels ces personnes elles-mêmes se solidarisent.

- Pour obtenir des autorités compétentes la reconnaissance des mêmes droits fondamentaux que ceux dont jouissent les autres citoyens.

- Pour veiller à l’effectivité de ces droits et exercer si nécessaire les recours les plus appropriés.

Devenir un défenseur des droits de l’homme

Dans « Les plus pauvres, révélateurs de l’indivisibilité des droits de l’homme »3, le père Joseph Wresinski va jusqu’à dire : « L’homme le plus pauvre a un droit absolu à l’engagement des autres à son service ». Et Pierre-Henri Imbert, directeur des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe, écrit dans la préface de cet ouvrage : « (le père Joseph) m’a aidé à mieux comprendre que, fondamentalement, les droits de l’homme sont le droit d’être un homme et surtout que ce n’est pas pour le respect des droits qu’il faut se battre mais pour le respect des personnes privées de ces droits ; car chaque droit doit avoir pour nous un visage ».

Voilà une notation précieuse pour bien percevoir de quelle façon, par exemple, ATD Quart Monde est une école des droits de l’homme. Les membres de ce Mouvement sont habités par la quête incessante « du plus pauvre », de son visage et de sa rencontre, au point de faire de lui la source de leur pensée et de leur action. C’est lui qui inspire le meilleur de ce qu’ils portent dans leur message au monde.

C’est pour cela qu’ils sont des ambassadeurs du Quart Monde, qu’ils préparent les esprits de leurs contemporains à repenser leurs activités et leurs solidarités en fonction des questions et des attentes venues de l’extrême pauvreté, et qu’ils s’emploient à ouvrir des chemins de partenariat pour y répondre.

C’est pour cela que des pauvres peuvent rejoindre ce Mouvement. Ils y sont reconnus comme des êtres humains à part entière, égaux en dignité et en droits. Ils y sont légitimés à oser prétendre devenir ce qu’ils sont fondamentalement. Ils y trouvent des appuis pour accéder à un développement et à un avenir jusqu’alors compromis et entravés. Ils accèdent en outre à la conscience, à l’intelligence, à la co-responsabilité du combat pour le respect de la dignité et des droits de tous. Cette école ne trahit l’espoir d’aucun des leurs.

On ne réalise pas assez que le message de la Déclaration universelle des droits de l’homme, proclamant « comme la plus haute aspiration de l’homme » « l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère », est destiné à être entendu par le plus pauvre des hommes.

C’est pourtant ce qui a été voulu par les protagonistes de cette Déclaration, selon le discours de M. Carton de Wiart, délégué belge à l’ONU lors de son adoption en décembre 1948 : « L’homme, le pauvre homme, l’homme de la rue qui se réclamera de cette Déclaration aura pour lui, pour appuyer sa protestation, le poids de toutes ces volontés concordantes, de ces volontés des peuples et des gouvernements dont le vote dans cette assemblée va affirmer la solennité. Ce ne sera donc plus une voix isolée se perdant dans le désert. Ce sera vraiment le consentement, la conscience universelle des peuples qui parleront avec lui »4.

Effectivement, l’accès au texte de cette Déclaration est souvent une révélation pour beaucoup de gens pauvres qui en ignoraient sinon l’existence du moins le contenu. Ils découvrent à sa lecture que ce à quoi ils aspirent au plus profond d’eux-mêmes est précisément ce qui est, dans les principes, voulu par la communauté internationale. Dès lors ils peuvent porter sur leur situation un tout autre regard, rejoindre déjà en pensée d’autres situations humaines semblables ou analogues à la leur qui sont également des violations des droits de l’homme, et oser protester au nom du respect de ces droits.

C’est ainsi, par exemple, que le responsable d’un groupe familial très pauvre, appartenant par ses origines au monde du voyage, chassé de lieux en lieux par le refus des maires et des populations de le voir s’installer sur leur territoire, peut se permettre de dire publiquement : « Nous sommes comme les Juifs, un peuple errant persécuté... Nous sommes comme les Indiens d’Amérique qui ont été décimés, mis à l’écart... Nous sommes repoussés de plus en plus loin... »5 De tels propos dénotent une aptitude à révéler à des concitoyens inconscients la gravité de leurs démarches, classées ordinairement dans leur presse à la rubrique des faits divers.

Devenir un défenseur des droits de l’homme suppose donc de développer une certaine conscience et une certaine lecture des réalités vécues et des souffrances endurées, une meilleure connaissance aussi des textes fondateurs ou de référence dans ce domaine. Cet apprentissage conduit encore à mieux cerner la manière dont peut être perçu le concept de dignité humaine dans diverses cultures et milieux sociaux, à mieux analyser dans le détail telles ou telles violations des droits fondamentaux, telles ou telles actions significatives entreprises pour y mettre fin, à se familiariser avec les implications diplomatiques, politiques et judiciaires de ce genre de combat. C’est en fait toute une culture à acquérir, ce qui veut dire que les droits de l’homme ont à être appris et transmis, et que l’on peut en découvrir chaque jour de nouvelles implications.

On pourrait souhaiter que le 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme donne lieu à de nouvelles initiatives pour permettre à un plus grand nombre de citoyens de se rassembler, de se livrer ensemble à un tel apprentissage, de se faire partenaires de ceux et celles qui subissent encore l’intolérable et l’inhumain que sont « la terreur et la misère ». Et cet apprentissage d’une société démocratique fondée sur les droits de l’homme ne commence-t-il pas dès l’école ? Ne devrait-il pas être au cœur de toutes les universités du monde ?

Un homme

Jacques avait une trentaine d’années quand je l’ai rencontré. Il vivait dehors depuis sa majorité. Il avait dû quitter la ferme où, depuis son enfance, il avait été placé par l’Assistance Publique. L’armée n’avait pas voulu de lui. Sans aucune qualification ni savoir reconnu, assez maladroit dans ses gestes, ne sachant ni lire ni écrire (bien qu’il ait été à l’école), il frappait aux portes pour demander de quoi manger, ou de quoi s’habiller, ou quelque chose qu’il pourrait aller vendre. Si on ne lui donnait rien, il disait : « Oh, ça ne fait rien ! », ou bien il insistait, quand il faisait vraiment trop froid ou qu’il avait trop faim. C’est comme cela que j’ai fait sa connaissance : il était venu frapper à ma porte. Il passait de plus en plus souvent. Je ne l’ai pas toujours bien reçu. Mais toujours il revenait.

Un jour, profitant du fait que j’étais seul à la maison et donc plus libre de mon comportement, je l’ai invité à partager mon repas. Cela s’est renouvelé plusieurs fois. Il me parlait de sa vie de misère et disait combien il souffrait de n’avoir ni travail, ni logement, ni famille, de toujours être obligé d’aller mendier sa vie ou de voler, ce qui lui avait valu déjà plusieurs séjours en prison. Il était très connu des services sociaux de la ville qui lui avaient fait obtenir une pension d'handicapé et un hébergement. Mais l’argent était vite dépensé et il se faisait souvent mettre à la porte faute de pouvoir se plier aux règles imposées par le bailleur. La solution était alors de l’envoyer à l’hôpital psychiatrique. En prison ou à l’hôpital, j’allais lui rendre visite.

Quand il était de nouveau libre, c’est-à-dire à nouveau seul et sans rien, il reprenait contact avec moi. Nous commencions à nous connaître. Progressivement, il m’a demandé plusieurs choses. D’abord si quelqu’un ne pourrait pas lui apprendre à lire et à écrire et si je ne pourrais pas lui trouver une occupation qui lui permette de rendre service, d’être utile. On a pu répondre à ces demandes-là. Et puis, peu après, il m’a demandé si je ne pourrais pas faire quelque chose pour d’autres comme lui qu’il connaissait. Il m’a fait rencontrer quelques compagnons d’infortune. Je l’avoue : ce jour-là, j’ai découvert à quel point un homme, fût-il misérable (et Dieu sait qu’il l’était !) pouvait devenir grand à partir du moment où il pouvait jouer un rôle par rapport à ses frères humains.

J’ai réfléchi à tout ce qu’il avait fallu pour qu’il parvienne à m’en parler et aussi au fait que c’est seulement à partir de ce moment, où il a pu établir un lien entre ses compagnons et moi, que lui-même a accepté de venir participer aux réunions du Quart Monde. Avant, il avait peur et honte de s’y rendre. Désormais, il pouvait y venir parce que, devant les autres, il n’était plus un mendiant, mais un homme capable de prendre le risque de faire connaître ses liens avec plus pauvres que lui, afin de créer avec eux aussi des relations d’amitié.

1 Cf. Jean Fernand-Laurent « Droits de l’homme, fondement de toute éthique et idéologie », in « 1989. Les droits de l’homme en questions », Commission

2 Cf. note précédente.

3 Cahiers de Baillet, Editions Quart Monde, 1998.

4 Les Droits de l’homme 1948-1988. 40ème anniversaire de la Déclaration universelle. Unesco Colloque international 8-10 Décembre 1988.

5 Rapport « Grande pauvreté et droits de l’homme », in « 1992. La lutte contre le racisme et la xénophobie. Exclusion et droits de l’homme ».

1 Cf. Jean Fernand-Laurent « Droits de l’homme, fondement de toute éthique et idéologie », in « 1989. Les droits de l’homme en questions », Commission nationale consultative des droits de l’homme. La Documentation française, 1989.

2 Cf. note précédente.

3 Cahiers de Baillet, Editions Quart Monde, 1998.

4 Les Droits de l’homme 1948-1988. 40ème anniversaire de la Déclaration universelle. Unesco Colloque international 8-10 Décembre 1988.

5 Rapport « Grande pauvreté et droits de l’homme », in « 1992. La lutte contre le racisme et la xénophobie. Exclusion et droits de l’homme ». Commission nationale consultative des droits de l’homme. La Documentation française, 1993 (page 485).

Daniel Fayard

Volontaire du Mouvement international ATD Quart Monde depuis vingt-cinq ans, Daniel Fayard travaille actuellement à l’Institut de Recherche et de Formation aux Relations humaines de ce Mouvement.

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