Un pacte pour la citoyenneté

Hugues Feltesse

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Hugues Feltesse, « Un pacte pour la citoyenneté », Revue Quart Monde [En ligne], 153 | 1995/1, mis en ligne le 01 septembre 1995, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2885

Comment l'Etat et toutes les forces vives du pays peuvent-ils donc manifester leur volonté et leur engagement à combattre la grande pauvreté, au-delà des réponses partielles et des rapports de force ? Afin que les citoyens les plus démunis ne soient pas comme des choses, des problèmes dont d'autres sont des traitements, des solutions.

En dix ans, de 1982 à 1992, force est de constater que les phénomènes de pauvreté et d'exclusion ont continué de s'aggraver. Pendant la même période, la France n'est pourtant pas restée passive : la loi garantissant un minimum de ressources, celle sur le droit au logement, les mesures relatives à l'emploi constituent des progrès notables. Aussi cette aggravation fait-elle prendre conscience qu'une nouvelle croissance économique ne réglera pas tout. La pauvreté et l'exclusion interrogent les bases structurelles du développement économique actuel, elles mettent à jour les dysfonctionnements de notre société.

Les manifestations de la pauvreté ou de l'exclusion sociale rappellent l'attention qu'il faut porter aux multiples fractures pouvant affecter le processus d'intégration sociale. Ces fractures sont globales et cumulatives et peuvent concerner aussi bien la scolarité, l'emploi, le logement, la santé, que l'identité sociale, c'est-à-dire la possibilité d'être un acteur économique et social à part entière, plutôt qu'un citoyen de « second rang ». Les réponses individuelles effectuées en urgence face aux problèmes de détresse matérielle ne peuvent en aucun cas être suffisantes. Le refus de l'exclusion est donc éminemment politique et engage la responsabilité des pouvoirs publics.

Les bases d'une stratégie globale

Nous avons absolument besoin d'une mise en perspective et d'une véritable action stratégique impulsée par l'Etat. Au regard d'une telle ambition, les mesures adoptées par le gouvernement, en octobre 1994, n'ont laissé entrevoir, par leurs domaines d'intervention, que des progrès limités devant l'ampleur de l'exclusion.

Le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE) a adopté1 des propositions quant au contenu et aux modalités d'une stratégie de lutte globale, contre la pauvreté et l'exclusion. Elles s'articulent autour de plusieurs idées auxquelles je souscris pleinement et que je me permets de commenter brièvement.

Affirmer une volonté politique forte

L'Etat doit exprimer une volonté politique hardie face au déchirement du tissu social. Il doit faire de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion une priorité dans l'ensemble des interventions publiques, et le faire savoir. Pour cela, il doit favoriser, avec le concours des associations à vocation sociale, caritative ou de défense des droits de l'homme, un débat public et une adhésion plus large possible de toutes les composantes de la société. La pauvreté est un problème éminemment politique et son aggravation engage la responsabilité des gouvernements. Seule une volonté politique forte permettra à tous les échelons, des décisions et actions contrariant les réticences et les frilosités diverses. Rappelons à ce propos qu'un certain nombre de mesures législatives imprimant des options essentielles à la société française ont été prises alors qu'elles n'étaient pas portées par des sondages favorables. Pour preuves, la suppression de la peine de mort ou la loi concernant l'interruption volontaire de grossesse. Ces décisions n'ont pu être adoptées qu'à travers un engagement ferme pris au sommet de l'Etat.

Un engagement durable

La deuxième notion importante pour une stratégie globale est celle de la durée. Des mesures ponctuelles et partielles, dont la portée est limitée à un an, voire six mois, même reconduites, ne permettent pas d'aller au fond des choses. Il faut, par conséquent, un engagement pérenne de l'Etat. Cet engagement doit être mis en œuvre au travers de politiques publiques qui ne doivent pas être élaborées et appliquées de manière uniquement verticale et sectorielle. Elles doivent aussi être transversales pour répondre aux besoins qui s'interpénètrent de plus en plus.

Mobiliser l'ensemble des acteurs

Le troisième aspect est la mobilisation de tous les acteurs : Etat, collectivités territoriales, associations et personnes défavorisées elles-mêmes. Une telle mobilisation signifie que la lutte contre la pauvreté et l'exclusion n'est pas une affaire de spécialistes mais de toute la société. Il faut changer le regard porté sur les pauvres, les reconnaître comme acteurs et participants, ayant un point de vue sur les mesures les concernant.

Coordonner les acteurs et les politiques

La coordination des actions et des politiques est un quatrième thème cher à l’UNIOPSS. Nous ne cessons depuis plusieurs années d’y dénoncer la superposition des mesures sans cohérence, appliquées par des administrations différentes, qui se traduisent pas un « saucissonnage » des personnes. Cette coordination passe par un pilote clairement désigné pour chacun des sujets. Seule elle permettra aux acteurs sociaux et économiques de travailler efficacement ensemble avec des données communes.

Agir avec rigueur et dans la transparence

Enfin, l’action publique doit être conduite avec rigueur et dans la transparence. L’évaluation des politiques est nécessaire et doit tenir compte de la parole de l’ensemble des acteurs concernés, avec une attention particulière à l’avis et aux réactions des plus pauvres et des associations qui luttent avec eux contre l’exclusion sociale. L’Etat, en France, a de la « chose publique » une vision encore trop « descendante ». Les décisions touchant à la vie sociale doivent adopter en même temps une démarche ascendante pour faire remonter les propositions, les attentes, les solutions émanant de l’expérience des personnes concernées. Un tel processus, permettant de revaloriser la citoyenneté de chacun, est vital en matière de lutte contre l’exclusion.

Avancer par une loi-programme ?

L’action stratégique impulsée par l’Etat doit faire l’objet d’engagements votés par le Parlement, c’est-à-dire ayant la force de la loi.

Les discussions menées au sein du CNLE tendent à identifier la lutte contre la pauvreté et l’exclusion comme pouvant relever d’une loi-programme. Une telle loi ne se substituerait pas aux autres lois. Elle devrait permettre d’éviter de créer un droit spécifique pour les plus démunis et de stigmatiser tel ou tel groupe social. Elle est de nature à matérialiser un engagement consistant de l'Etat en terme d’objectifs précis à atteindre et de garantie de moyens pour les actions à mener, sur une durée de plusieurs années – cinq ans étant la référence la plus courante – à l’issue de laquelle une évaluation doit être prévue.

Pour progresser dans cette voie, il faut bien identifier les mesures opérationnelles à attendre de l’Etat. A partir de cet inventaire, il convient d’examiner avec le concours de responsables ministériels et de parlementaires, lesquelles de ces mesures doivent relever du vote du Parlement - règles et moyens définis par la loi – et lesquelles relèvent de textes d’application administrative.

Dans le contenu de cette loi pourrait être retenu un certain nombre de mesures renforçant la pleine application des lois organisant la solidarité (en matière de logement, de soins, de scolarité, de formation, de culture, etc) et assurant un meilleur partage des activités et des richesses (dispositions fiscales, crédits budgétaires, droits sociaux élargis…)

Ces mesures devraient permettre de sortir de l’urgence et d’engager de véritables politiques structurelles de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, à moyen et à long terme. Ces politiques favoriseraient la création de « richesses non marchandes » porteuses de sens et de lien social (comme la famille, par exemple, ou la vie associative…) et assureraient une plus juste contribution, en matière de fiscalité et de charges sociales, assise sur l’ensemble des gains des entreprises et des particuliers plutôt que prélevée aux seuls dépens du travail salarié.

D’autres questions, également importantes, ne peuvent toutefois être incluses dans une loi-programme dont la durée, même renouvelable, serait limitée à cinq ans. Par exemple, le droit de vote d’une personne disposant d’une carte nationale d’identité avec une domiciliation dans un organisme humanitaire. Ce dernier relève par essence du code électoral qu’il faut modifier à cet effet.

Rétablir l’Etat de droit

A travers la campagne Alerte2, les associations réclament un pacte social contre l’exclusion pour concrétiser le passage d’une solidarité émotionnelle à une solidarité pour la justice.

« Abandonner les droits des exclus c’est abandonner ses propres droits »

Garantir les droits fondamentaux – droit à la parole, au travail, au logement, à l’alimentation, à une vie sociale et familiale, à la formation, aux soins médicaux, à la culture et aux loisirs –  de tous les citoyens, y compris des plus démunis, doit être le socle du combat pour le maintien ou le rétablissement de l’Etat de droit. Il s’agit notamment ici de s’opposer à la tentation de sous-droits spécifiques à une partie de la population – droits « ghettos », voire droits « au rabais ». L’enjeu est en effet la pleine citoyenneté pour tous.

Notre pays s’honore d’avoir affirmé des volontés généreuses au fronton de sa Constitution (Préambule de la Constitution de 1946 repris dans la Constitution de 1958) ainsi que dans les lois récentes (droit au logement, droit à l’insertion, droit à la formation…) ou à travers des chartes ou déclarations internationales auxquelles il adhère (Charte sociale du Conseil de l’Europe, Convention internationale des droits de l’enfant…) Toutefois, proclamer des droits sociaux dans des textes déclaratifs ne peut suffire à assurer la réalité et l'efficacité de ces droits pour les pauvres et les exclus.

Au-delà d’un effet trop souvent éphémère d’entraînement, la pleine affirmation de droits fondamentaux nécessite que soit précisé pur chaque droit son contenu concret. Sinon, ces textes risquent au bout de quelques années de générer de graves désillusions dans l’opinion publique et des violences supplémentaires pour les plus démunis.

« Objectiver » le droit implique plusieurs choses

Tout d’abord, définir dans la loi concernée, ou requise, le contenu objectif du droit en question de manière la plus précise possible. Ainsi, quand on parle de logement, de quoi parle-t-on ? d’un appartement, d’un abri provisoire sur un terrain vague, d’un hébergement collectif ?

Ensuite, il faut définir les modalités concrètes du bénéfice de cette loi – c’est-à-dire qui sont les personnes concernées – et prévoir un calendrier de sa mise en œuvre progressive. Enfin, délimiter l’espace géographique de son application.

Pour que le droit en question atteigne tous ses bénéficiaires potentiels et pour qu’ils puissent se l’approprier, il importe de renforcer la puissance des plus faibles devant ce droit. A cette fin doivent être définis, en même temps que le droit :

- les procédures et lieux d’information qui le rendront accessible à tous,

- les instances de médiation qui permettront de mieux le faire entendre,

- les modalités de recours devant les juges qui permettront de le rendre réellement opposable,

- les moyens mis à la disposition des personnes et groupes en difficulté de se faire accompagner dans l’obtention ou la mise en œuvre de ce droit, à titre individuel ou collectif,

- l’obligation d'une évaluation périodique tant quantitative que qualitative de sa mise en application par des comités d’experts indépendants auprès desquels peuvent faire valoir leurs observations non seulement l’ensemble des administrations, syndicats, instances regroupant des politiques… mais aussi les associations développant la solidarité avec les personnes et les groupes en situation de pauvreté et d’exclusion.

Au nom de l’universalité du droit, il est en effet nécessaire que les droits fondamentaux soient non seulement des droits « pour tous », c’est-à-dire ne pouvant être appliqués « à la tête du client », mais également des droits « avec tous », c’est-à-dire mis en œuvre et évalués en faisant « remonter » régulièrement la parole et l’expérience des plus pauvres et des exclus qui souvent se trouvent trop à distance de ces droits ou n’arrivent pas à se mobiliser suffisamment.

Objectiver le droit est une façon de le renforcer, de le rendre plus opérant. L’exemple de la loi Besson, en matière de logement, illustre parfaitement la nécessité d’une telle démarche. En effet, si cette loi constitue un progrès en exprimant la volonté de solidarité impulsée par l’Etat, son évaluation a montré qu’elle n’avait pas encore débouchés sur un véritable droit au logement pour les personnes sans logement ou mal logées. Elle n’a pas subordonné les transferts de ressources de l’Etat vers les collectivités locales à l’application effective de la loi. Le droit au logement, affirmé par la loi, n’est pas opposable aux tiers et n’offre pas de possibilité de recours individuel ou collectif. A la différence, par exemple, du droit à l’instruction qui génère une obligation d’être scolarisé, et pour lequel des moyens de recours sont prévus.

Droit des plus pauvres, droit de tous

Il est évident que la lutte contre la pauvreté et l’exclusion ne concerne pas seulement l’Etat. Il est plus que jamais nécessaire de mobiliser très largement les composantes politiques, économiques, syndicales, administratives et associatives qui structurent notre société, tant au plan local que régional, national, sans oublier la dimension européenne. Il faut des engagements clairs à tous les niveaux, créer une dynamique   que les décisions soient prises, et qu’elles soient de plus en plus collectives. Chacun a un espace de pouvoir pour faire avancer les choses.

Les associations de solidarité ont le sentiment que bien des droits inscrits dans les lois ne sont pas appliqués parce que ceux qui doivent les appliquer ne sont pas suffisamment soutenus par l’opinion publique. C’est le cas des maires, obligés de tenir compte des réactions de leurs électeurs hostiles à l‘intégration des plus pauvres dans leurs communes. C’est aussi celui des enseignants face à des parents d’élèves réticents à l’accueil des enfants en grande difficulté dans l’école, par crainte d’une baisse de niveau de la classe. C’est aussi le cas des chefs d’entreprises dans lesquelles l’embauche des travailleurs sans qualification et en grande précarité requiert de gros efforts de persuasion de l’ensemble du personnel.

Face à des mutations en profondeur de tous ordres, notre société semble être, collectivement, inquiète de son devenir. Ses membres sont, individuellement, peur des difficultés qui risquent de les faire tomber dans l’exclusion. Cette peur engendre le repli sur soi-même et un réflexe de mise à distance.

Dans cette conjoncture, les associations ne peuvent se satisfaire de la « solidarité spectacle. » Au-delà de la simple organisation de l’assistance, elles demandent à l’ensemble de la société de rester une société citoyenne et de remettre en cause le sort qu’elle réserve aux plus démunis d’entre les siens. Elles proposent un changement de regard et d’attitude à l’égard des pauvres et des exclus, de reconnaître l’autre comme un autre soi-même, dans l’acceptation de la différence.

L’expérience actuelle d’un grand nombre d’associations de solidarité démontre que les personnes en difficulté sont, le plus souvent, prêtes à être acteurs. Il faut mobiliser les énergies pour instaurer de l’échange, de la citoyenneté, là où il y a que dépendance et assistance. Défendre les droits des plus pauvres, c’est défendre ses propres droits. Cette solidarité nécessaire est une relation de gagnant-gagnant, car elle profite de tout le monde. Même si elle comporte des coûts, ces investissements profiteront à la société tout entière. On est dans une société beaucoup moins immobile que ce que l’on veut croire. Mais il y a un manque de visibilité de nombreuses actions et initiatives de solidarité et de promotion des droits de l’homme développées dans un grand nombre de lieux. Notre société doit retrouver la confiance en elle pour relever les défis mondiaux d’aujourd’hui. Elle ne pourra faire face aux changements que si elle y fait face avec l’ensemble de ses membres.

1 En septembre 1994.

2 Initiative de trente associations qui luttent contre la pauvreté et l’exclusion, réunies sous le label « Grande cause nationale 1994 », pour alerter

1 En septembre 1994.

2 Initiative de trente associations qui luttent contre la pauvreté et l’exclusion, réunies sous le label « Grande cause nationale 1994 », pour alerter l’opinion publique. VoirQuart Monde n°152.

Hugues Feltesse

Hugues Feltesse, né en 1948, marié et père de 4 enfants, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, est Directeur général de l'UNIOPSS, confédération de 6 000 associations françaises œuvrant dans le domaine de la santé et l'action sociale. Il a été cofondateur du Réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l'exclusion.

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