Au politique de créer les instruments

Jean-Marie Delarue

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Jean-Marie Delarue, « Au politique de créer les instruments », Revue Quart Monde [En ligne], 153 | 1995/1, mis en ligne le 05 septembre 1995, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2892

Quelle responsabilité assume l'Etat dans la mise en œuvre d'une politique globale de lutte contre la grande pauvreté, pour garantir la cohérence des politiques publiques ? (propos recueillis par Louis Join-Lambert)

Revue Quart Monde : Dans ce dossier de Quart Monde, nous voulons afficher une ambition pour les plus défavorisés. Nous ne nous satisfaisons pas de solutions qui ne bâtissent pas l'avenir. Nous aimerions réfléchir avec vous sur ce que veut dire une « politique globale »

Jean-Marie Delarue : Pour moi, le mot « global » signifie trois choses bien distinctes, qu'il ne faut surtout pas mélanger, même si la globalité suppose qu'on la traite comme un tout !

La première signification correspond au fait qu'il faut partir du vécu des gens. Ils se sentent les victimes d'interventions, d'analyses et de conditions de vie contradictoires. Parfois ils se sentent encouragés et, à d'autres moments, vilipendés, méprisés. C'est psychologiquement difficile à supporter et matériellement incohérent. Surtout, cela crée entre la personne qui subit ces contradictions incessantes et le reste de la société une incompréhension profonde.

Comme le disent les sociologues, tout se passe comme si la société était contradictoire afin d'interdire toute prise sur elle.

La deuxième signification est assez différente de la première : les personnes publiques désireuses de combattre la pauvreté doivent adopter une politique globale dans le temps - c'est-à-dire stratégique - et une politique globale dans l'espace, à savoir des dispositions législatives et réglementaires aussi cohérentes que possible.

Il faut bien sûr agir à court terme, car il existe des situations d'urgence inadmissibles. Les réponses à ces urgences ne peuvent prendre que si elles s'inscrivent dans le long terme : un projet d'insertion, de réhabilitation, de reconstitution, de reconstruction - qu'importent les mots - plus simplement, il faut que les pauvres entrent dans notre société à nous qui sommes plus riches. Beaucoup de pratiques administratives, et même associatives, ne prennent pas en compte ce problème.

Voici un exemple : un certain nombre de villes lancent actuellement l'idée d'un Samu social. D'un certain côté, c'est bien car cela rend plus efficace l'intervention d'urgence. Mais, d'un autre côté, je suis effrayé et inquiet si le contact avec les personnes les plus démunies doit passer par le seul Samu social. On médicalise le rapport au plus pauvre, comme on médicalise le problème des enfants inadaptés à l'école. Une médecine d'urgence suppose le regard d'un tiers, celui du médecin, qui est forcément distant, inégal.

RQM : Etes-vous inquiet du fait que cela existe ou du fait que cela apparaisse à certaines autorités publiques comme une solution ?

Je trouve que c'est une bonne initiative, mais qu'on ne peut s'en satisfaire. Je vais vous citer un autre exemple. Au cours d'une discussion, un maire me dit : « Il y a de moins en moins de travailleurs sociaux dans ma commune. Je pense donc créer une police municipale pour suppléer à cette absence. » Cela donne le vertige : d'abord le visiteur médical, ensuite le policier...

J'ai dit aussi « globaliser dans l'espace », faire en sorte que toutes les interventions soient cohérentes entre elles. Une personne seule ne peut remédier à toutes les difficultés. La diversité des situations oblige à faire appel au maire, au maître d'école, à l'assistante sociale ... Toutes ces personnes doivent adopter un même langage et une action commune, faire en sorte que leurs efforts aillent dans le même sens. On est encore bien loin du compte, même si, en ce qui concerne la politique de la Ville, cela s'améliore.

Trop nombreux encore sont les actes qui sont en contradiction les uns avec les autres : ainsi, dans la banlieue lyonnaise, une jeune Tunisienne, inquiète de la violence qui règne dans son quartier, essaie d'agir. Comme elle le fait bien, on lui donne des responsabilités et un peu d'argent... Cette jeune femme demande la nationalité française, mais, pour d'obscures raisons, indique qu'elle est célibataire alors qu'en fait elle est mariée avec un Tunisien. L'administration s'en aperçoit et lui refuse la nationalité française. Comment peut-elle comprendre cette logique ? D'un côté on lui donne de l'argent public pour l'aider dans son action, de l'autre on lui dit : « Non, vous ne méritez pas la nationalité française. »

J'en viens au troisième point qui me paraît être le plus important. Il faut voir la globalité dans la relation entre les personnes déshéritées et le reste de la société. Mon souci est de na pas regarder les plus pauvres comme ils sont, mais d'analyser les rapports qu'ils sont avec nous.

En ce qui concerne la politique de la ville, j'ai été frappé par la tentation généralisée de s'intéresser uniquement aux quartiers. Pourtant, le problème vient de la relation que le quartier entretient avec le reste de la population. Car les misères morales et la détresse matérielle sont d'autant plus scandaleuses qu'il existe à côté une véritable opulence, des affichages de « paillettes. » Ce qui m'intéresse, c'est d'améliorer les rapports qui existent entre les personnes, entre les institutions, entre les lieux... et dans le temps.

La politique en faveur des plus défavorisés ne doit pas s'enfermer dans la pauvreté, mais doit questionner notre société. Elle ne doit pas tirer les pauvres d'affaire et les laisser dans leur coin. Elle doit faire en sorte qu'il y ait toute une spirale bienfaisante de réconciliation.

Aujourd'hui des observateurs nous disent que nous avons vécu cinquante années de parenthèse et que la croissance laissera au bord de la route des personnes qui ne peuvent suivre le train social. La pauvreté serait-elle redevenue un fait structurel de notre société, comme elle l'a été tout au long de notre histoire ?

Je ne sais pas si cette analyse est vraie, mais si elle l'était, il faudrait s'interroger de façon pressante sur les rapports entre la société des pauvres et la société des riches.

Les médias, ceux qui font l'opinion publique, ont tendance à séparer et à gommer soigneusement ces rapports. Pourtant, je suis l’obligé du pauvre et le pauvre est mon obligé.

RQM : Est-ce une question de compréhension ou une question de technique ? La génération entrée dans la vie publique avant les années 80 avait l'idée que la pauvreté-exploitation faisait sens. On s'est éloigné de tout cela et on est maintenant en quête d'une nouvelle vision à propos de l'exclusion. Quel est votre regard d'historien sur cette question ?

Cette question de la relation ne se pose la plupart du temps qu'en termes brutaux et naïfs. En tant qu'historien projeté dans l'action politique, j'ai été frappé par cette myopie que nous avons les uns et les autres, myopie qui tient aux intérêts que nous défendons, les uns et les autres.

Très souvent, je me suis insurgé contre l'idée que la politique de la Ville était consensuelle. Deux illustrations de ce fait. Première illustration, le fait que de nombreux maires ont eu du mal à justifier leur politique de la Ville ; certains d'entre eux ont eu de graves difficultés avec leurs conseillers municipaux et surtout avec leur électorat. Deuxième illustration, le fait que les attributions de logements sociaux se font par l'intermédiaire de commissions issues des HLM, dans lesquelles le maire a beaucoup de poids. Il peut même exister une grande connivence entre les maires et les offices d'HLM. On constate alors qu'il n'y a plus de diversité sociale, et que, au contraire, des familles réputées scandaleuses, insupportables sont rejetées car elles ne doivent pas se mêler aux autres.

Où est le consensus ? S'il y en a un, il est à l'opposé de la réconciliation dont nous parlions tout à l'heure ! Chacun croyant faire le bien, défend en réalité ses propres intérêts.

RQM : Il y a trente ans, ces intérêts contradictoires existaient. Leurs représentations n'étaient-elles pas plus claires qu'aujourd'hui ?

Je sais que votre travail d'association de lutte contre l'exclusion - et celui de bien d'autres - est de faire s'exprimer ceux qui ne le peuvent pas, ou plus. Il faut rappeler qu'il y a trente ans, sur le terrain de la politique globale, il y avait des représentations et des expressions très fortes qui, à mon sens, ont disparu. On dit souvent que le poids des Eglises, du patronat, des associations laïques, des associations de locataires, des syndicats, des partis politiques pesaient plus lourd il y a trente ans qu'aujourd'hui.

RQM : Vous nous disiez tout à l'heure qu'un maire qui essayait d'agir contre la pauvreté pouvait avoir des problèmes avec son électorat. Ne peut-il s'appuyer sur des lois, qui sont une référence commune et supérieure au rapport avec l'électorat ?

Le rôle de la loi est d'imposer une norme, même si une opinion majoritaire ne l'accepte pas. C'est la grandeur de la politique. L'élaboration des lois incombe au gouvernement et au parlement, elles doivent ensuite être appliquées. En général, l'opinion publique est sensible à l'application des lois. C'est le cas pour la protection des malades du sida. En revanche, celle des pauvres ne fait pas recette !

On peut éternellement parler de la loi d'orientation pour la Ville et se demander ce que fait le parlement en ce moment. Ce sont les classes moyennes qui profitent des logements sociaux, même s'ils sont encore trop chers pour elles ! Ni les communes, ni les offices HLM n'appliquent la loi.

La loi Besson1 n'est pas appliquée parce que personne ne désire la prendre en charge. Depuis quelques mois, le ministère du Logement est soucieux des logements ruraux, parce qu'on se préoccupe du devenir de la campagne. Au détriment du logement urbain. Peut-être aussi la haute administration reste-t-elle éloignée de certaines réalités.

Il faudra donc former le corps préfectoral à la réalité de la pauvreté, comme il a été formé à celle du chômage. En principe les sous-préfets à la ville, de jeunes sous-préfets, ont été confrontés aux réalités d'un monde qu'ils ne connaissaient pas. Ils ne sont peut-être pas tous descendus dans des immeubles dégradés mais tous ont rencontré des personnels associatifs, des gens de terrain. C'est pour moi le levain de la pâte préfectorale ! Il existe des facteurs d'évolution : le Délégation interministérielle à la Ville ou la Délégation au RMI. Mais l'évolution sociale est plus rapide que celle des fonctionnaires, le décalage s'accroît.

RQM : Lors d'une réunion de préparation du Plan, la discussion portait sur les expulsions. Un magistrat, partie prenante de la politique de la ville, a permis aux participants de se rendre compte que le juge pour enfants, placé devant le danger que courent, dans ce cas, les enfants, peut avoir de par la loi, le devoir de les placer. Mais qu'en aucune façon, il n'a le devoir de dire à l'Etat que la situation du logement viole, violera dans cinq ans, dans dix ans et peut-être davantage, les droits fondamentaux de la personne et des enfants de vivre en famille. Chaque fois que l'on réduit l'ambition de ces droits fondamentaux, n'occulte-t-on pas la nécessité d'en actualiser l'application et la signification ?

Je vais d'abord raisonner en juriste. Dans la Constitution de 1958 figure une grande partie des normes admises comme nécessaires. Le meilleur exemple est le droit au travail. Le constituant a fait des normes qui sont, les unes, d'application légale car elles sont à la fois nécessaire et réalisables, et les autres, qui sont aussi nécessaires, sinon plus, mais dont le caractère réalisable n'est pas du tout aussi évident.

Par conséquent, ce droit au travail, ce droit à une vie familiale normale représentent des fins plus que des réalités juridiques sur lesquelles un juge peut s'appuyer pour dire : « Monsieur, vous avez droit au logement, par conséquent, je réquisitionne tel logement pour vous. »

Le problème du droit au travail est encore plus simple. On ne peut demander à des juges, dans la situation économique actuelle, de prendre la responsabilité, qui est essentiellement politique, de faire les choix nécessaires pour rendre ce droit au travail possible. Le droit, tel qu'il est, ne peut faire prendre de telles décisions. Mai on peut demander aux hommes politiques, qui ont en charge la conduite de l'Etat, de voter les lois nécessaires.

Prenons maintenant un autre exemple : le droit à une vie familiale normale. Il n'est pas inscrit tel quel dans le Préambule de la Constitution de 1946, mais quelque chose s'en approche dans la Déclaration des droits de l'homme de 1948. Il ne figurait dans aucune loi. C'est le Conseil d'Etat qui l'a mis en œuvre, depuis 1979, de manière concrète et pratique, au moins pour le regroupement familial des ressortissants étrangers en France. Depuis, il est constamment appliqué.

Le juge a pu le faire , même s'il a mis trente ans entre 1948 et 1979. Et pourquoi a-t-il pu le faire ? Parce que cela n'a nécessité aucun bouleversement des normes admises. Cela n'a nécessité que des décisions juridictionnelles. Mais, si aujourd'hui, j'obligeais telle entreprise qui vient de licencier, parfaitement régulièrement, trois cents salariés, à les réintégrer, ma décision serait jugée parfaitement irresponsable, à juste titre vraisemblablement. Le droit représente à la fois une norme applicable et une fin à rechercher. C'est pourquoi on distingue souvent « droit à » et « droit de ». Il y a donc le droit applicable et ce qu'il faut rechercher comme fin politique.

J'ai envie de vous retourner, sans esprit partisan, la question suivante : « Les politiques aujourd'hui, de gauche comme de droite, sont-ils engagés de telle sorte que les fins inscrites dans notre Constitution soient en voie d'être atteintes ? » Autrement dit, la loi Besson sur le droit au logement, est-elle suivie ? Si oui, que fait-on de plus pour concrétiser définitivement ce droit au logement ? Si non, il faut faire davantage pour qu'elle soit appliquée.

RQM : Ne vivons-nous pas dans une société où l'accélération du changement est telle qu'elle ne laisse pas au droit le temps de s'adapter ?

Je ne suis pas de ceux qui pensent que la société change vite. Je pense plutôt que nous sommes confrontés à une série de problèmes, comme celui de se loger, de manger à sa faim ou de travailler.

Le discours du changement renvoie au discours d'incompréhension de la société. L'alibi du changement, est de dire : « Cette société change si vite que tout le monde a du mal à suivre. Moi, politique, je fais ce que je peux, mais je ne peux pas faire mieux ».

Une première réponse à votre question est de se demander si nous sommes assez attentifs aux instruments dont nous disposons déjà. Ce sont des instruments très simples. Un juge d'Aix-en-Provence peut dire qu'avec les instruments juridiques dont il dispose, il aurait pu éviter cinquante pour cent, au moins, des expulsions qu'il est amené à faire. Mais il est obligé de les faire parce qu'il a été prévenu trop tard, parce qu'on s'est aperçu du non-paiement des loyers quand il était trop tard. C'est au premier hoquet, à la première difficulté, qu'il faut agir.

Il faut dire que des instruments existent et que le rôle des juges est de s'en servir. Si les instruments n'existent pas, c'est alors au politique de les créer.

1 Loi du 31 mai 1990 visant à mettre en œuvre le droit au logement. Voir l'article « Ne pas isoler un droit » de Louis Besson.
1 Loi du 31 mai 1990 visant à mettre en œuvre le droit au logement. Voir l'article « Ne pas isoler un droit » de Louis Besson.

Jean-Marie Delarue

Jean-Marie Delarue, marié et père de 5 enfants, est ancien élève de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud et de l'Ecole nationale d'administration. Il a été Délégué interministériel à la Ville de 1991 à 1994.

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