Entrer dans la ville

Jean-Marie Delarue

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Jean-Marie Delarue, « Entrer dans la ville », Revue Quart Monde [En ligne], 143 | 1992/2, mis en ligne le 05 août 1992, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3615

Les autres articles montrent le lien entre domiciliation et accès au droit. Il est clair que cette domiciliation est aussi liée à l'habitat disponible et aux politiques qui le régulent.

Comment comprendre aujourd'hui, en France, les contraintes des politiques d'accès au logement en ville pour les populations les plus défavorisées ? (Propos recueillis par Louis Join-Lambert et Josée Chartron)

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Revue Quart Monde : Monsieur le Délégué, pouvez-vous rappeler ce qu'est la délégation interministérielle à la ville ?

La délégation interministérielle à la ville, créée en 1988, rassemble les attributions de l'ancienne Commission nationale de développement social des quartiers, de l'ancien Conseil national de prévention de la délinquance, et de Banlieue 89. De même, moins institutionnelle, la délégation est chargée, auprès du ministre de la Ville et avec tous les ministres intéressés, de proposer et de mettre en œuvre la politique de la ville. Ce qui signifie une forte écoute du « terrain » et une non moins grande capacité à mobiliser les administrations centrales et déconcentrées de l'Etat, plus un dialogue constant avec les élus.

RQM : Du point de vue développé dans notre dossier il ne va pas de soi de faire partie de la ville. Pourriez-vous nous aider à comprendre comment la ville s'est ouverte aux populations défavorisées qui voulaient y pénétrer ?

Alfred Sauvy a dit un jour que l'histoire de la ville n'était jamais que l'histoire des plaintes contre sa croissance. C'est une observation très juste. En fait, la ville n'a pas cessé de croître.

Elle a crû par des mouvements un peu organisés quelquefois, mais surtout par agrégations spontanées. Vous savez que banlieue ou faubourg sont des mots très anciens de notre langue. Au fil des incertitudes de l'économie rurale, des populations venaient, plus ou moins légalement d'ailleurs, s'installer à proximité du centre de la ville. Par la suite on décidait que cette partie agrégée spontanément faisait désormais partie de la ville. La croissance de Paris est tout à fait caractéristique à cet égard, ainsi que celle d'autres villes de France et d'Europe.

Mais ce processus historique d'accroissement de la ville se termine avec la construction des grandes cités dans les années 50 et 60. Le nouveau processus est alors tout à fait diffèrent .

Première différence, nous assistons à un double mouvement. Un premier mouvement d'entrée parce qu'avec l'exode rural et l'immigration on a fait venir dans ces cités des gens qui n'avaient jamais été urbanisés. Mais on y a fait venir aussi, c'est la nouveauté, des gens qui sortaient du centre ancien de la ville, de logements beaucoup trop vétustes qu'il fallait rénover dans le contexte d'une pénurie grave de logements. Ce double mouvement est tout à fait patent pour Paris et beaucoup d'autres villes.

La deuxième différence est qu'on a implanté ces cités là où il y avait des espaces, si possible pas trop chers, par conséquent assez loin, quelquefois très loin du centre ville. Au-delà de ces cités on aurait dû voir ensuite dans les années 70-80 une nouvelle forme d'agrégation spontanée, c'est-à-dire des maisons ou des lotissements plus ou moins volontaires. Or, bien souvent, la frontière entre la cité HLM et la campagne a marqué la pointe extrême de l'avancée de l'agglomération. L'agglomération a continué à croître après la construction des cités, mais ailleurs, dans d'autres endroits. L'excroissance HLM, en quelque sorte, marque la terminaison d'un mouvement déterminé. Je ne sais si vous connaissez le Val-Fourré à Mantes-la-Jolie : c'est extrêmement frappant. L'ouest de la ville c'était l'orientation naturelle, et son accroissement. Or, depuis qu'on a construit la cité du Val-Fourré, rien ne s'est bâti au-delà. La cité se termine par une ligne droite sur la campagne.

RQM : Cela veut dire que le pavillonnaire, s'est bâti ensuite tout à fait ailleurs et n'a rien a voir avec la ZUP…

Absolument. Et les gens des ZUP ont le sentiment d'être devenus des urbains, mais des urbains différents. Ils sont restés définitivement à l'écart de l'ensemble de l'espace bâti. De plus on a construit, croissance urbaine oblige, beaucoup de voies de communication qui ont enserré ces quartiers. Les canaux, les voies de chemin de fer et plus encore les autoroutes ont fait beaucoup de mal. Par ailleurs, il n'y a pas de rues dans ces cités. On a construit des blocs d'immeubles séparés les uns des autres, afin de faire entrer dans ces logements un maximum d'air et de lumière. C'était un choix architectural en partie justifié. Mais toute une vie collective sur « l'espace rue », avec ses maisons mitoyennes alignées de chaque côté, n'y a pas trouvé place.

Il résulte de tout ceci que les habitants ont l'impression de vivre une vie urbaine différente de celle de l'agglomération à laquelle ils se rattachent. Pour eux, l'entrée dans la ville, est une demi- entrée dans une demi-ville. Elle ressemble par bien des points à une espèce de vie rurale dans un habitat complètement différent, dans une insuffisance de services publics très significative, dans une espèce de rupture avec la vie urbaine normale.

Ne schématisons pas trop. Il faut nécessairement que dans une ville, des quartiers d'habitat et des quartiers du centre soient distincts. L'autre jour à Châteauroux nous parlions avec les habitants de l'implantation d'activités dans leur cité. Une personne très spontanée, qui habitait là me disait : « Surtout n 'en mettez pas trop, parce qu'on n’aura plus besoin d'aller au centre ville. ». Il est évident que le centre ville doit continuer à avoir une force d'attraction, à être un peu magique, un peu différent du quartier que l'on habite. Le boulevard Saint-Michel est le boulevard Saint-Michel...

Mais cette différence-là paraît bien ténue par rapport aux contrastes urbains évidents d'aujourd'hui :

D'une part la vie urbaine normale telle qu'on l'a vécue ou dont on a l'habitude depuis des siècles dans notre vie collective.

D'autre part la déshérence, la pauvreté, la réclusion, appelez cela comme vous voudrez, l'enfermement en tout cas dans une cité dortoir sans âme et sans issue.

RQM : Il semble quand même qu'au départ, les gens ne restaient pas définitivement dans ces cités. Il y avait un certain renouvellement de la population. Ensuite ce mécanisme s'est bloqué…

On dit souvent, en effet, qu'à l'origine les gens dans ces cités avaient un niveau de vie convenable, et qu'ils sont partis au fur et à mesure de leur enrichissement dans les années de croissance. Ils se sont installés dans des endroits où ils sont devenus propriétaires ou bien ont construit eux-mêmes. Ils ont été remplacés par des gens dont le niveau de vie se comparait à celui qu'eux-mêmes avaient au départ, et ainsi, on a eu pendant un certain nombre d'années, un cycle de renouvellement à peu près régulier. On dit qu'il n'est est plus de même aujourd'hui puisque les gens qui entrent dans ces cités n'ont plus les moyens de s'enrichir ; ce sont les exclus de la société et par conséquent ils restent sur place. Il y a donc deux thromboses, si je puis dire, la thrombose de sortie, qui engendre la thrombose de l'entrée, car il n'y a plus de logements disponibles pour ceux qui en auraient maintenant besoin. (Une personne d'un organisme bailleur de la région parisienne me disait tout à l'heure que dans son parc de logement, actuellement, le taux de vacance est de 1,5 % :c'est extrêmement faible.) Cela, c'est un peu l'image d'Epinal.

En réalité, il y a des trajectoires beaucoup plus inégales, plus compliquées. Les années de croissance ont laissé au bord de la route un certain nombre de gens.

Par ailleurs, cette image d'Epinal repose sur l'idée que les très pauvres ont remplacé les moins pauvres... En réalité les choses sont un peu diversifiées. On retrouve dans ces cités-là des Français de souche, qui ont réussi avec beaucoup de difficultés à y trouver un appartement où ils sont souvent en surpeuplement, des immigrés de fraîche date qui sont dans un état similaire, mais aussi des immigrés de plus ancienne date, qui eux sont plutôt en phase d'ascension sociale. Ils sont attachés à ce quartier qu'ils ont toujours connu et, s'ils n'en sortent pas encore, vraisemblablement leurs enfants, quand ils le pourront, en sortiront.

Il y a donc encore des gens qui se croisent dans ces quartiers-là et puis la situation est aussi très variable d'un quartier à l'autre. Il y a aussi dans les cités HLM des privilégiés, aux revenus moyens ou plus que moyens qui habitent ces logements pour des raisons X ou Y. Tant mieux pour eux et nous savons bien d'ailleurs que le plus grand nombre de pauvres aujourd'hui en France est hébergé non pas dans le parc HLM mais dans le « parc social de fait », ce parc de logements privés, bon marché à cause de sa mauvaise qualité, même si celui-ci diminue très rapidement. Par conséquent les situations sont plus nuancées que cette image-là, que l'on répète sans avoir encore pris soigneusement les moyens de vérifier.

RQM : Quel bilan peut-on faire du rôle des « bidonvilles » pour l'entrée dans la ville des populations les plus défavorisées ?

Il faut laisser à ceux qui les ont habités le soin de s'exprimer là-dessus. Selon leur dire, il y avait des conditions matérielles épouvantables, mais les conditions de vie collective étaient meilleures. Je pense à ce film très intéressant qui s'appelle « Beurs » où l'on a trois témoignages de jeunes issus de l'immigration. L'un d'entre eux dit sa douleur de voir sa mère échoir un jour dans le bidonville de Nanterre et un autre dit : « C'était bien cette période, pour jouer avec les copains, pour se faire de relations, c'était formidable. »

Aujourd'hui, le nombre des gens logés dans des conditions extrêmement précaires a diminué, nous ne sommes plus à l'ère de ces bidonvilles croissants. A tel point, que l'on fait souvent ce jeu de mots : « On est passé des bidonvilles aux villes-bidon. »

Il n'en reste pas moins vrai qu'il faut toujours se demander dans un pays où et comment sont logés les plus pauvres. Les formes sont variables suivant les périodes. Dans les zones rurales on a eu pendant très longtemps, jusqu'à aujourd'hui quasiment, une espèce de continuum d'hébergement de ceux que l'on appelait, il y a bien longtemps, « les chemineaux ». Mais en ville les formes d'habitat précaire ont été très différentes.

Ce que nous n'avons encore pas réglé, c'est le problème des hôtels meublés, situés presque exclusivement dans la région marseillaise et la région parisienne. Il s'y entasse une population très démunie et qui est largement exploitée. Autre exemple de logement des pauvres : le parc social dit « de fait », dont j'ai parlé tout à l'heure, ces maisons très vétustes, mal entretenues, sans confort. On en trouve notamment dans les villes industrielles anciennes. Il y a enfin des bidonvilles dont vous parlez mais leur nombre a diminué dans ce pays. Même si quelques-uns renaissent aujourd'hui, ils ne sont pas les modes d'hébergement les plus courants des populations qui nous occupent.

RQM : Ce sont plutôt les caravanes

Les caravanes sont un problème particulier. On a souhaité aussi trouver des lieux qui, à défaut d'être plus confortables, soient au moins pourvus en énergie et en eau. Une disposition de la loi Besson est faite pour cela. En réalité on s'est aperçut que cette disposition ne remplissait pas son objet parce qu'elle n'était pas assez contraignante. Les aires de stationnement des caravanes restent, en effet, un problème encore mal résolu.

RQM : Beaucoup de familles vivent en caravanes et squattent en fait un terrain. Souvent, si la caravane roule encore, elles n'ont pas de voiture pour la déplacer. Dans le Val-d'Oise, il y a certainement des centaines, probablement des milliers, de familles vivant en caravane. C'est un peu le problème bidonville avec l'isolement en plus.

Oui, tout à fait, et il n'y a sûrement pas cette vie sociale dont j'ai parlé tout à l'heure. Ce sont les plus fragiles, ceux dont la citoyenneté aussi est la plus fragile.

Ce qui figure dans l'ouvrage de Mme Lefeuvre1 c'est que le domicile au sens juridique du terme, est le premier pas de la vie privée, laquelle est le premier pas de la citoyenneté. Je ne sais pas si elle le dirait dans ces termes mais je crois que c'est ainsi. Lorsque les gens sont expulsés de leur logement, pour non-paiement de leur loyer par exemple, on voit bien que c'est le début de la spirale qui va les mener à l'errance, à la grande pauvreté, à la clochardisation, et donc à la perte de leur citoyenneté.

Alors reste à s'interroger sur la manière de préserver ce domicile fixe. Je reste persuadé, et je me suis permis de l'écrire, qu'on n'a pas faut attention à ce qui était désormais ce risque de notre société contemporaine. En 1945-1946 de très brillants esprits, je pense à Pierre Laroque, se sont interrogés sur les risques sociaux que courait l'individu et ont cherché à l'en protéger. A l'époque, les expulsions de logement étaient vraisemblablement moins fréquentes, en termes relatifs en tout cas, qu'aujourd'hui parce qu'il existait un patrimoine. On avait souvent sa maison à soi. Le nombre de propriétaires étaient moins élevé, mais cependant beaucoup de gens pouvaient être hébergés.

Aujourd'hui les gens sont locataires, ne peuvent plu payer leur loyer, parce que le père a disparu, parce qu'on se retrouve au chômage du jour au lendemain, etc., et la perte de ce logement est irrémédiable, beaucoup plus irrémédiable que celle du travail. Sauf cas particuliers, certes fréquents, la perte d'un travail n'induit pas en elle-même, l'impossibilité d'en retrouver un et par conséquent de s'en sortir.

Il faut que cette collectivité que nous sommes tous se mette en recherche d'un système qui évite à des personnes de se retrouver brutalement du jour au lendemain à la rue, comme on vient de le voir le 15mars en revenant dans la période des expulsions. Cela, il faut y parvenir.

J'avais imaginé, mais c'est peut-être irréaliste, qu'on pourrait protéger les personnes contre le risque d'expulsion, de disparition du domicile, sous forme d'une assurance liée par exemple, au loyer. Les calculs avaient déjà été faits. Il existe d'ailleurs quelques mutuelles qui fonctionnent suivant ce mode-là : vous versez une cotisation modique grâce à laquelle si un jour vous ne pouvez plus payer le loyer, il vous est assuré jusqu'au moment où vous retrouvez votre revenu. Ceci existe déjà dans l'accession à la propriété par exemple, et fonctionne. Cela existe aussi pour quelques loyers. Certains organismes disent, en toute hypothèse, le loyer ne doit pas dépasser X % du revenu. Donc si le loyer, par suite de la baisse brutale d'un revenu par exemple, dépasse ce pourcentage, ils écrètent le loyer jusqu'à ce qu'il soit en proportion du revenu. Cette aide est en général conçue comme temporaire. Elle me paraît être le bon chemin.

A mes yeux, il serait justifié de soutenir une telle assurance avec tous les mécanismes du social par derrière si l'on ne peut pas la financer. C e système-là aurait un avantage majeur : aujourd'hui quand vous êtes en difficulté de revenus, vous vous gardez bien d'en aviser votre bailleur, car vous avez intérêt à rester dans votre logement le plus longtemps possible. Or, à la comptabilité, notamment des offices publics, on met plusieurs mois à s'apercevoir que vous ne payez pas votre loyer. Il est alors trop tard pour pouvoir espérer remonter la pente. Dans un système d'assurance où la personne paye elle-même une cotisation, elle a intérêt à demander tout de suite l'application de son assurance.

RQM : Qui peut faire progresser ce genre d'idée aujourd'hui ?

Je crois qu'il faut que tout le monde s'y mette. Le mouvement mutualiste est tout à fait intéressé, certaines expériences existent en la matière. Les calculs sont faciles à faire. La cotisation à une assurance de cette nature serait de l'ordre de 80 F par mois environ. Naturellement 80 F c'est une somme importante pour un foyer qui a peu de revenus. Mais je pense tout de même que dans la France d'aujourd'hui, la majorité des locataires peuvent assumer cette cotisation. Alors c'est une affaire de justice sociale, c'est-à-dire de savoir comment la majorité des locataires supporteront un risque qui n'existe que pour une minorité d'entre eux. Je veux dire qu'en payant une assurance maladie, je paye son seulement pour mes congénères, mais aussi vraisemblablement pour moi parce que j'imagine mal ne jamais être malade. Même chose pour la retraite. Mais ce risque-là, d'être expulsés de leur domicile, peu de gens le courent.

Néanmoins, dans la période de chômage que nous traversons, il y a une grande sensibilité à ce genre de chose. Le chômage a frappé certes les plus pauvres de cette société, mais n'a pas épargné des gens qui s'en croyaient tout à fait à l'abri. Ce type de risque, à mon sens, peut être plus facile à faire courir aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Mais il faut que tout le monde agisse : il faut que les mutuelles fournissent leur témoignage, il faut que nous fassions l'analyse de ce qu'elles ont pu faire, il faut sensibiliser les mouvements der locataires à cette affaire, il faut sensibiliser les bailleurs, les pouvoirs publics, les associations caritatives.

RQM : Reste le problème de ceux qui n'ont pas de loyer parce qu'ils n'ont pas de logement... Où en est le droit à un logement ?

J'ai participé un petit peu à l'élaboration de la loi Besson. Nous avions réfléchi à ce problème-là à l'époque et nous avions du mal à dire « Loi portant sur le droit au logement. » On a dû mettre finalement « Loi relative à la mise en œuvre du droit au logement. » Ce n'était pas une question de courage, ni d'objectif politique, mais une question de simple bon sens. Le réalisme nous commandait de ne pas dire qu'on pouvait garantir dans la France de 1990 le droit au logement.

Est-ce que pour autant on n'a pas progressé depuis quelques années ? Je pense que si. Malgré le ralentissement de la croissance dont nous avons été les victimes et qui a rendu difficile la croissance du nombre de logements nécessaires, nous avons aujourd'hui une amélioration quantitative et qualitative par rapport aux années d'après-guerre.

Ne faut-il pas aller au-delà ? En réalité nous butons sur des problèmes de croissance physique. Nous pourrions imaginer des solutions décentralisées. Il reviendrait à chaque collectivité décentralisée d'assurer les besoins en logement sur son territoire sous diverses formes. On pourrait avoir, à la fois, à la marge le centre d'hébergement collectif, ensuite l'hôtel meublé convenablement géré, le foyer, et puis au-delà bien entendu, le logement de tout un chacun. Revenir à ce genre de politique aurait son petit relent de XIXème siècle ; on serait au plus près des besoins, au niveau local, mais avec toutes les déviations que cela peut comporter... Inversement, si on se place au niveau national, on voit bien que jamais une machine nationale ne sera en état de mordre d'assez près sur la réalité pour répondre à ces besoins.

Entre le national et le local je vois une troisième direction : s'efforcer de revenir aux exigences des années 50 et 60 sur le logement social des plus défavorisés et de reconfier aux HLM cette mission.

Le pari de la IVème puis de la Vème République commençante n'était pas mauvais, de confier à des organismes de type HLM le soin de loger les plus pauvres. J'ai regardé les textes du Code de la construction de l'habitation. Ils sont très exigeants ; on les a un peu perdu de vue...

RQM : C'est tout à fait ce que proposait le Rapport Wresinski, mais les HLM disaient : « Nous n'avons plus cette mission en pratique puisqu'on ne nous en donne plus les moyens. »

L'Etat a mis trop souvent et trop longtemps l'accent sur la bonne gestion des organismes HLM. Il faut donner des moyens financiers. C'est le but de la loi du 31 mai 1990, la loi Besson. Mais, il faut que cette loi soit suivie de relais efficaces, principalement dans les départements. Il faut que cette politique soit portée et donc ici nous devons veiller à ce qui se fait, notamment dans les préfectures. C'est indispensable.

La loi Besson a aussi créé une sorte de convention entre l'Etat et les communes intéressées, appelées POPS : « Protocole d'Occupation du Patrimoine Social. » Son objet est que le logement social héberge ceux pour lesquels il est fait. Tout simplement. Ces POPS demandent aux maires et aux préfets, et aux bailleurs bien entendu, de négocier par convention la façon dont les plus pauvres sont hébergés dans la commune ; ou mieux encore, (car la commune n'a pas grand sens) dans un ensemble intercommunal. Aujourd'hui un certain nombre de ces protocoles commencent d'être négociés, certains d'entre eux ont été achevés.

Or, ils montrent bien que le souci de ceux qui les signent, est de limiter l'arrivée des « vrais pauvres » (passez-moi cette expression affreuse), plutôt que d'avoir une certaine quantité de logement pour les héberger. Le résultat va être à terme l'augmentation inévitable du nombre des squatters, notamment dans les copropriétés. Nous n'avons encore que très faiblement connu ce phénomène, fréquent aux Etats-Unis, de propriétés dégradées dont plus personne ne s'occupe, et qui sont vouées à la misère la plus sordide. Si nous verrouillons complètement l'accès des plus pauvres au logement social, c'est ce qui risque de nous arriver. Il faut donc que l'Etat se montre très vigilant dans l'application de la loi Besson.

RQM : Vous considérez donc que l'Etat doit jouer un rôle de garant ?

Oui, mais il n'en a pas beaucoup pris l'habitude. L'Etat c'est vrai n'est qu'un des partenaires. Les communes sont associées à ces opérations ainsi que d'autres partenaires qui sont les régions, les associations, diverses personnes morales ou quelquefois privées.

Mais il importe que l'Etat ne signe pas n'importe quoi puisqu'il a la liberté de contractualiser. Le contrat n'est pas un dû, quelque chose que le préfet est prêt à signer automatiquement. Sur ce point, l'Etat n' a pas été jusqu'à maintenant, assez exigeant. C'est d'autant plus important que si nous passons, comme nous le souhaitons, d'une politique de la ville limitée à un quartier, à une politique d'intercommunalité, il y a risque qu'on s'intéresse davantage aux quartiers aisés qu'aux quartiers pauvres. Car dans ce pays de nombreuses politiques sociales, toutes, serais-je tenté de dire dans un moment de pessimisme, ont été au fil des années déviées de leur clientèle. Nous ferons tout pour qu'il n'en aille pas de même de la politique de la ville. Et nous n'obtiendrons cela que si l'Etat se montre, disons impitoyable, dans les objectifs qu'il poursuit.

Je me suis trouvé, dans un quartier que je visitais, face à des gens qui m'ont interrogé sur les personnes inemployables. Je leur ai répondu : « Personne n'est inemployable. Nous avons désormais au bout, hélas, de près de vingt ans de chômage important, les moyens qui permettent de sortir quelqu'un du sous-emploi, même quasiment chronique et permanent. Quand même vous, vous n'y seriez pas prêts, moi c'est ma mission de sortir ces gens-là, les plus inemployables des inemployables, les plus démunis des plus démunis. C'est là qu'est la mission de l'Etat. »

Il se peut que pour différentes raisons, tel maire ait des partis-pris ou insuffisamment de moyens, ou d'outils, pour venir en aide aux plus pauvres. Si l'Etat ne le fait pas, qui le fera ? Il ne le fera pas seul, certes, il y a des associations comme la vôtre, ou d'autres, qui portent aussi cette préoccupation. Je ne représente pas l'exclusivité en la matière ; je dis seulement que si l'Etat perd cette notion-là, beaucoup de choses seront perdues dans la politique sociale.

1 « Grande Pauvreté et droit : l'exemple du domicile », Thèse de droit , Lyon III
1 « Grande Pauvreté et droit : l'exemple du domicile », Thèse de droit , Lyon III

Jean-Marie Delarue

Jean-Marie Delarue est délégué interministériel à la Ville depuis 1991. Né en 1945, marié et père de cinq enfants. Il est ancien élève de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé d'histoire, licencié en sociologie. Il a enseigné de 1970 à 1976. Ancien élève de l'Ecole nationale d'administration, il appartient au Conseil d'Etat dont il a été auditeur de 1977 à 1984 et nommé maître des requêtes en 1984. Conseiller technique des ministres des Finances puis du Travail en 1984-1985, chef du service des affaires sociales au Commissariat au Plan de 1985 à 1988, il est ensuite directeur adjoint du cabinet des ministres des Affaires sociales en 1988, des Transports en 1988-1989 et de l'Equipement et du Logement en 1989-1990.

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