Un phare : la commune

Jean-Claude Van Cauwenberghe

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Jean-Claude Van Cauwenberghe, « Un phare : la commune », Revue Quart Monde [En ligne], 143 | 1992/2, mis en ligne le 01 décembre 1992, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3616

La Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux d'Europe (Conseil de l'Europe) en coopération avec la ville de Charleroi a tenu un colloque dans cette ville de 5 au 7 février 1992 sur le thème : « Europe 1992-2000 : Communes européennes et démocratie, exclure la pauvreté par la citoyenneté. »

On lira ici des extraits de la conclusion du bourgmestre de Charleroi. Elle contient une perspective dynamique du rôle de la commune dans la lutte contre l'exclusion.

Toutes les interventions et tous les témoignages entendus lors de ce colloque nous ont confirmé l'existence de poches de misère et de situations de grave précarité dans les villes et communes européennes.

Cette situation représente un véritable défi pour la démocratie européenne en cette fin de siècle. En effet, les conditions de vie des personnes et groupes défavorisés constituent une violation flagrante des droits de l'homme et brisent ainsi le droit fondamental de citoyenneté, à savoir le droit de toute personne ou groupe de participer à l'édification et à la gestion d'un monde commun.

Chacun convient qu'on ne peut pas se résigner à un certain taux der pauvreté, à l'existence même de la pauvreté et, dès lors, qu'il faut éviter le piège des ghettos physiques mais aussi verbaux et culturels qui apparaissent dès qu'il est question d'une spécificité permanente, constante de l'approche de la grande pauvreté. L'exclusion sociale met en péril la démocratie ; elle génère la peur, le mépris, l’intolérance, le racisme, le refus de l'autre.

Les participants ont réaffirmé avec force que les droits fondamentaux, droits civils et politiques, droits économiques, sociaux et culturels sont interdépendants car ils procèdent d'une racine commune : il n'y a pas de liberté sans justice et il n'y a pas de justice sans liberté. Leur mise en œuvre ne peut-être qu'indivisible.

Les villes et communes sont un lieu privilégié où liberté et démocratie peuvent se combiner en s'y enracinant et réaliser ainsi concrètement les droits des citoyens de participer à la gestion des affaires publiques. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l'on constate que ni le développement économique, ni la protection sociale ne sont arrivés dans les pays européens à éradiquer la misère et à maîtriser les processus qui la génèrent. Les institutions et les mécanismes sociaux des Etats ont marqué des progrès considérables pour la majorité de leur population. Mais aujourd'hui, le moment est venu de compléter et de corriger le fonctionnement de l'Etat social à la lumière des exigences posées par la lutte contre la pauvreté et ses origines.

Il s'agit donc pour les pouvoirs locaux de concevoir et de mettre en œuvre une nouvelle politique communale de lutte contre la pauvreté et la précarité en la fondant sur les principes suivants :

- Une solidarité active avec les personnes et groupes défavorisés, ce qui implique de mettre leur participation au centre même du processus qui doit les conduire hors de l'état de dépendance ; seule une participation du plus grand nombre pourra rendre aux plus démunis leurs droits de citoyenneté.

- Donner aux groupes les plus démunis de la population les moyens d'accéder à la liberté de parole et d'expression ; favoriser une véritable vie associative et la rencontre entre citoyens de tous horizons et les personnes, familles et groupes démunis.

- Passer du traitement et de la gestion de situations particulières à l'adoption par chaque ville et communauté urbaine d'un plan d'ensemble visant à la fois à l'élimination de la pauvreté et à la maîtrise des processus qui la génèrent.

- Prendre appui sur les personnes, familles et groupes défavorisés pour penser la forme même des actions et des interventions publiques.

Ce n'est pas seulement parce que nous rassemblons des municipalités mais aussi parce que nous sommes démocrates que nous croyons profondément que la commune a, à l'égard de la grande pauvreté, un rôle de phare extraordinaire à remplir.

Par sa solidarité naturelle, par sa proximité des problèmes quotidiens, par sa convivialité, la commune doit être le phare qui permet aux plus pauvres d'échapper aux écueils de la marginalité, de l'irresponsabilité, de l'aide sociale qui marginalise, qui étiquette les pauvres. Elle peut et doit leur rendre la dignité.

Mais la commune est aussi un phare pour les autres pouvoirs.

Elle dénonce les causes profondes de la pauvreté, elle met en évidence les lacunes législatives, elle force les autres pouvoirs à tenir compte des plus pauvres ; elle doit être utilisée systématiquement comme révélateur des actions à mener pour que la grande pauvreté soit vaincue.

Les communes sont souvent été initiatrices du progrès social ; il suffit de penser au développement historique de la sécurité sociale, aux logements sociaux, aux revenus minima dans différents pays européens ; elles doivent rester des pionniers et avoir les moyens adéquats.

Les recommandations proposées à l'issue du colloque de Charleroi et qui s'adressent aux autorités des autres collectivités territoriales et aux autorités régionales et nationales sont les suivantes :

- Il s'agit tout d'abord de reconnaître le rôle essentiel que les villes et communes doivent jouer pour promouvoir une véritable citoyenneté locale, notamment des personnes, familles, et groupes qui en sont exclus en raison de leurs conditions de vie.

Cette réhabilitation du rôle de la ville, comme lieu premier de développement de la démocratie, de concrétisation des droits de citoyenneté, de lutte contre l'exclusion, est importante. Il ne peut exister de ville à deux vitesses, avec ses privilégiés d'un côté, ses exclus de l'autre. Toute ville « devrait avoir mal à sa 'non-ville'. »

- Seule, la ville ne peut pas tout. L'effort qu'elle mène pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion doit s'inscrire dans un cadre plus large. Sans effort parallèle et conséquent engagé aux différents niveaux de compétence territoriale, les politiques menées par les villes et communes ne peuvent aboutir.

- Les politiques de lutte contre la pauvreté doivent prendre en compte les expériences locales. On a dit à juste titre que les villes étaient des laboratoires d'expérimentation et d'innovation. L'exemple des expériences municipales de revenu minimum d'insertion est typique de ce processus ascendant qui devrait être plus systématiquement généralisé.

- Il est nécessaire de déterminer, avec les représentants des villes et les mouvements associatifs représentatifs, les conditions qui doivent permettre aux villes d'atteindre les objectifs qu'elles se fixent pour lutter contre la pauvreté et ses causes.

- Pour mener une politique efficace de lutte contre la pauvreté, il faut également remédier aux inégalités entre les communes quant à leurs responsabilités et à leurs moyens financiers, en instaurant des mécanismes de péréquation. La solidarité doit également jouer activement entre les villes elles-mêmes.

- Il est également recommandé de mettre en œuvre les moyens et les initiatives visant à assurer la défense et la promotion de la citoyenneté aux différents échelons territoriaux.

Les participants au colloque de Charleroi demandent à la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux d'Europe de consolider l'action des villes :

- Entre autres, en lançant un projet « Ville exemplaire européenne », promouvant l'exclusion de la pauvreté par la citoyenneté.

- En invitant les villes intéressées à se constituer en réseau européen.

La construction européenne qui dans un premier temps a consacré de larges moyens au maintien d'un tissu rural, puis, s'est attachée dans un deuxième temps aux problèmes de la reconversion industrielle, devrait maintenant prendre en compte de façon prioritaire les problèmes de la pauvreté et de la désocialisation des zones urbaines, et soutenir les villes qui investissent dans une politique active contre l'exclusion. Il conviendrait également de généraliser au moins au niveau de la Communauté européenne l'expérience de revenu minimum d'insertion impliquant une participation active des personnes aidées.

La conclusion essentielle qui se dégage de ce colloque et qui doit nous guider pour l'avenir est la suivante : la lutte contre la pauvreté ne se fera pas prioritairement par un renforcement des mesures et dispositifs d'aide sociale qui atténuent les effets de la pauvreté mais ne s'attaquent pas à ses causes profondes. Elle passe avant tout à tous les niveaux de pouvoir, y compris européens, par une consolidation et un renforcement des systèmes de solidarité, principalement par le développement des droits économiques et sociaux, la sécurité sociale, des politiques dynamiques de l'emploi, la démocratisation du savoir et de la culture et un investissement dans la formation et la qualification.

Le jour où les pauvres participeront vraiment à notre économie, à notre système juridique, à notre instruction, il n'y aura plus de pauvres.

Si le nombre des exclus augmente, l'espace de la liberté rétrécit : on ne peut pas être libre tout seul. C'est une responsabilité et un honneur pour les municipalités mais aussi pour les pauvres eux-mêmes d'étendre l'espace de liberté. Leur rencontre à Charleroi, nous l'espérons, contribuera à cet objectif.

Résumé de la déclaration de Charleroi « Exclure la pauvreté par la citoyenneté »

A. Cette déclaration a été adoptée par les participants à la conférence « Europe 1992-2000 : Communes européennes et Démocratie, Exclure la pauvreté par la citoyenneté » qui s'est tenue à Charleroi, Belgique, du 5 au 7 février 1992. Cette conférence a été organisée par la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux d'Europe (Conseil de l'Europe) en coopération avec la ville de Charleroi.

B. Constatations et considérations générales

« Les conditions de vie des personnes et groupes très défavorisés constituent une violation flagrante des droits de l'homme et brisent ainsi le droit fondamental à la citoyenneté, à savoir le droit de toute personne ou groupe de participer avec d'autres à l'édification et à la gestion d'un monde commun. » (art. B.3)1.

« Il convient de se tenir à une définition de la pauvreté qui, comme celle adoptée par le Conseil économique et social français à la suite du rapport Wresinski, sous-tend une démarche visant à reconstituer les droits fondamentaux de ceux qui en sont exclus ainsi que leur pleine dignité de citoyen. » (Art B.15).

C. « Les participants recommandent aux villes, communes et autres collectivités territoriales ainsi qu'à l'ensemble des autorités locales, régionales et nationales, de concevoir et mettre en œuvre une nouvelle politique communale de lutte contre la grande pauvreté et la précarité par l'association des couches défavorisées à la politique de la Cité, fondée sur les PRINCIPES suivants : »

« Une solidarité active avec les personnes et groupes défavorisés implique qu'il faut mettre leur participation au centre même du processus qui doit les conduire hors de l'état de dépendance. » (Art. C.1.3).

« Reconnaître que la prise de parole et l'expression publique des personnes et groupes défavorisés et de leurs représentants produisent un effet libératoire et bénéfique non seulement pour les êtres soumis à une nécessité écrasante, mais aussi pour l'ensemble de la communauté des citoyens. » (Art. C.2.3).

« Donner aux groupes les plus démunis de la population les moyens d'accéder à la liberté de parole et d'expression, par exemple en soutenant l'action d'accompagnateurs qui ont leur confiance, en créant des occasions de rassemblements, en mettant à leur disposition des espaces appropriés, etc. » (Art C. 2.4).

« Les élus locaux et les maires devraient procéder périodiquement à des rencontres ou auditions publiques avec les couches défavorisées de la population et leurs associations. » (Art. C.2.5)

Soutenir une véritable vie associative des plus pauvres demande de « reconnaître et consolider le tissu de solidarité existant entre les personnes et groupes défavorisés en soutenant notamment les efforts de ces derniers. » (Art. C.3.1), de « détecter les expériences de vie associative exemplaires » (C.3.4), « d'associer les groupes et associations qui se créent en milieu défavorisé à la conception et à la mise en œuvre d'une véritable politique associative à l'échelle de la commune » (C.3.7), de « procéder à une évaluation périodique, si possible annuelle et publique, de tous les aspects qui touchent à la vie associative et aux politiques suivies pour la rendre effective » (C. 3.8.3). Cette vie associative ne doit pas se limiter au quartier, mais être ouverte sur la ville et le monde (C. 3.8.3)

Il est « nécessaire et urgent » d'adopter dans chaque commune « un plan d'ensemble visant à l'élimination de la pauvreté et à la maîtrise des processus qui la génèrent. » (Art. C.4.3). « Il convient de prendre appui sur les personnes, familles et groupes défavorisés pour penser la forme même des actions et structures publiques. » (Art. C.4.5). Ce plan suppose « la mobilisation de toutes les structures publiques et sociales autour d'un centre d'action et de coordination inter services et pluridisciplinaire sous l'impulsion du maire. » (Art. C.5.2). Il se base sur une connaissance nouvelle des « situations » et des « politiques » faites avec les plus pauvres (C.5.5)

Ce plan d'urgence est une première étape d'une « démarche à moyen et long terme qui doit » progressivement transformer les mentalités, la structure et la façon d'agir de tous les acteurs publics » (Art. C.6). Cette démarche vise à travers les droits fondamentaux (ressources, logement, emploi, formation, santé) en concertation avec les plus défavorisés, leurs associations et leurs représentants (C. 6-2-3). Elle privilégiera l'approche familiale, car la famille « est un facteur de dynamisme car tourné vers l'avenir de la descendance et le refus systématique et prononcé de la misère. » (C. 6.5). Elle sera évaluée périodiquement et publiquement ; elle permettra d'indiquer « le degré et le type des interventions nécessaires au niveau territorial plus large d'une région, d'un pays et de l'Europe. » (C.6.8).

D- Les participants recommandent aux autorités régionales et nationales « de déterminer, avec les représentants des villes et communes et les mouvements associatifs représentatifs, les conditions qui doivent permettre aux villes et communes d'atteindre les objectifs qu'elles se fixent pour lutter contre la pauvreté et ses causes. » (Art D.4)

E. « Les participants en appellent aux acteurs économiques à prendre de façon volontariste des responsabilités dans la lutte contre l'exclusion sociale. »

F- Les participants demandent à la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux d'Europe de « consolider l'action des villes en lançant un projet Ville exemplaire européenne promouvant un développement intégré visant à exclure la pauvreté par la citoyenneté » et « d'inviter les villes intéressées par cet objectif à se constituer en réseau européen. » (Art. F.4.5). Le point des suites de cette Déclaration devrait être fait en 1994-1995 (Art. F10)

G. « En conclusion, les participants estiment que :

1- La lutte contre la pauvreté doit trouver la voie prioritaire par la vie associative des plus pauvres plutôt que par un renforcement des mesures et dispositifs d'aide sociale qui atténuent les effets de la pauvreté mais qui ne s'attaquent pas aux causes de la précarité.

2- Elle passe avant tout et à tous les niveaux, y compris européen, par une consolidation et un renforcement des systèmes de solidarité, principalement par le développement des droits économiques et sociaux, la sécurité sociale, des politiques dynamiques de l'emploi et du logement et la démocratisation du savoir et de la culture et un investissement dans la formation et la qualification.

3- Le jour où les pauvres participeront vraiment à notre économie, à notre système juridique, à notre instruction, il n'y aura plus de pauvres. »

1 Entre parenthèses, les numéros des articles de cette Déclaration. Le texte intégral peut être obtenu auprès de : Conférence permanente des pouvoirs

1 Entre parenthèses, les numéros des articles de cette Déclaration. Le texte intégral peut être obtenu auprès de : Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux - d'Europe, Conseil de l'Europe - F 67006 Strasbourg Cedex.

Jean-Claude Van Cauwenberghe

Jean-Claude Van Cauwenberghe, né en 1944 et Bourgmestre de la Ville de Charleroi depuis janvier 1983. A ce titre et en tant que Vice-Président International du Conseil des Communes et Régions d'Europe et Président de l'Association des Villes et Communes de Wallonie, la lutte contre la pauvreté et la précarité constitue, parmi les questions que pose la vie urbaine, une de ses principales préoccupations.

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