Composition, décomposition de la citoyenneté
Le mot « citoyenneté » jouit aujourd’hui d’une valeur si évidente qu’il semble inutile de le questionner. Il est assez récent puisque le Littré le tient pour un néologisme. Plutôt que de m’attarder sur son archéologie, je m’efforcerai de montrer la diversité des significations actuelles de la citoyenneté.
Tout se passe comme si l’on avait une série de cercles concentriques et que de l’un à l’autre, il y avait un élargissement de l’idée de citoyenneté. Parcourons tous ces cercles : le plus restreint désigne la citoyenneté comme appartenance à la ville (à la cité), à la collectivité locale. Exercer la citoyenneté c'est ici avoir la possibilité d'exercer pleinement le rôle, la responsabilité d’un membre de la ville et, en même temps, bénéficier des droits que donne cette appartenance.
Mais il est difficile d’isoler ce premier cercle d’un environnement dont il dépend complètement. On dira alors qu’il y a, dans la citoyenneté, la participation à des collectivités intermédiaires, notamment régionales. Mais l’aspect territorial n’est pas le seul à examiner. Car la participation active à des associations, à des mouvements qui sont médiateurs de la vie collective, qui contribuent à tisser la totalité sociale, permet l’exercice d’une forme de citoyenneté.
Si le cercle qu’on vient de décrire n’est pas facile à délimiter, c’est qu’il se situe comme intermédiaire entre la citoyenneté locale et la globale. Car il est un sens bien établi de la citoyenneté : celui qui la définit comme appartenance à une communauté historique dont la liberté et la responsabilité s’exercent à travers la nationalité et par la forme institutionnelle de l’Etat.
Cependant, sauf à tomber dans cette perversion qu’est le nationalisme, il faut tracer encore deux autres cercles de la citoyenneté : celui qui fait entrer l’Etat dans un ensemble plus vaste, celui qui désigne une citoyenneté mondiale, ce citoyen du monde qui a trop tendance, depuis les Stoïciens, à se déconnecter de la cité.
La grande utilité de ce schéma des cercles de la citoyenneté tient au fait qu’il permet de concevoir une citoyenneté réelle grâce seulement à la prise en compte de tous ces cercles. Trop souvent, la citoyenneté est définie à l’intérieur d'un ou de plusieurs cercles à l’exclusion des autres. Ou bien elles présentent la rupture des interdépendances qui existent cependant entre ces divers cercles. La vraie citoyenneté consiste à chercher une harmonie entre les divers cercles, elle travaille à surmonter les contradictions inévitables, elle met chaque cercle en mesure de médiatiser les autres au lieu de les exclure1.
La personne, au sens plein du terme, serait l'individu actif qui s’engage dans un travail d’harmonisation des divers cercles de la citoyenneté.
Dans chacun des cercles qui la symbolisent, l’idée de citoyenneté désigne un certain type de relation entre l’individu et un certain degré de la collectivité humaine. Dans chacune de ses formes, la citoyenneté présente des traits communs. Elle est toujours un rapport entre l’individu et le collectif où :
1. l’individu n’est pas écrasé dans son essentielle liberté ;
2. le collectif visé est libre, autant que possible, par rapport à d’autres niveaux de collectivité ;
3. l’individu participe pleinement à l’exercice de la liberté collective possible à ce niveau. Il a conscience d’exercer sa liberté avec autrui, d’assumer une part de la liberté collective ;
4. les structures du collectif considéré, non seulement permettent l’exercice de la liberté et de l’appartenance individuelle au groupe, mais assurent le respect de la personne, de la dignité de chacun. En d’autres termes, il n’y a pas de citoyenneté sans droits de l’homme et sans valeurs communes ;
5. la possession des moyens matériels de survivre est essentielle à l’exercice de la citoyenneté.
L’implosion du social dans l’exclusion
Or, nous ne le savons que trop, le défi de la citoyenneté est aujourd’hui cette forme de décomposition de la société qu’on nomme l’exclusion. Ce mot ne doit pas être limité à son indispensable signification éthique. De plus en plus, la réflexion sur la société lui donne une place décisive.
Tout se passe comme si la fonction naguère exercée par le concept marxiste de lutte des classes devait être aujourd’hui exercée par cette notion clef d’exclusion. On est passé d’une société marquée par le clivage des classes sociales, antagonistes mais fortement unifiées par leur intégration au mode de production, à une société menacée fondamentalement dans sa structure même par l’exclusion qu’elle ne cesse de produire. C’est toujours la question sociale, la question même du pauvre, aliéné et spolié, mais elle a changé de contexte historique.2 On avait une société fortement unifiée par sa capacité de mobiliser indéfiniment ses membres comme prolétaires du système de production . Et la rupture interne due à l’antagonisme des classes, loin de menacer l’existence de la société, semblait porter l’espoir de la nouveauté historique. On est devant une société où la question sociale ne parvient plus à se présenter dans un face à face bien typé entre les acteurs sociaux collectifs, et qui semble s’effondrer, imploser. Bref, jamais la survie de sociétés fortement structurées n’est apparue aussi problématique.
D’aucuns seraient tentés d’objecter ici qu’il est quand même étonnant que dans ces sociétés tolérantes, pluralistes, on se mette à évoquer l’exclusion, comme un phénomène important. C'est qu'ils ne voient pas assez comment se déroule le phénomène d’exclusion. En fait, on n’exclut directement personne de la société… Le processus est plus subtil : on casse un des liens sociaux et par une série de conséquences, la victime est exclue de la plupart des autres liens sociaux, voire de l’humanité même. Jean-Baptiste de Foucauld fait remarquer, dans une analyse éclairante, qu’il faut donc aujourd’hui se préoccuper de savoir comment, là où un lien social se détruit, on doit se poser comme responsable non pas de laisser filer la désocialisation, mais de rendre possible la recréation d’un autre lien social. « A chaque fois que l’on coupe un lien social aujourd’hui, que ce soit dans la famille, l’emploi, que ce soit lorsque quelqu’un quitte une organisation, ou perd une prestation de l’Etat-providence, on n’est jamais sûr qu’il va retrouver autre chose »3. On retrouve là une problématique très classique dans la réflexion sur les inégalités. En effet, alors qu’on croit ne tolérer qu’une inégalité, il arrive que celle-ci ait pour effet d’expulser l’autre hors de l’humanité.
Une réflexion sur le sens de l’intégration à la société pourrait éclairer la question de l’exclusion. Dans un ouvrage déjà classique, Bernard Perret et Guy Roustang4 montrent comment ont évolué les processus d’intégration sociale. D’après ces auteurs, le rapport économique s’est inversé. En effet, davantage de croissance dans la production signifiait plus de richesse, donc un meilleur partage : « le travail était le grand intégrateur ». Aujourd’hui, au contraire l’économique est devenu une fin de soi : « Il est de plus en plus difficile d’admettre que la croissance économique consolide l’infrastructure de la vie sociale, qu'elle est un facteur de développement de la culture et d’amélioration des relations entre les hommes.» On est devant ce constat : l’importance du travail comme intégrateur à la société s’est accrue et, parallèlement, tous les autres facteurs d’intégration s’écroulent… Il existe un paradoxe : une crise de la socialisation par le travail lui-même et, en même temps, la raréfaction du travail.
On voit donc quelle serait la bonne direction pour aborder le problème de l’exclusion. Il s’agirait de restaurer la diversité et la pluralité des processus intégrateurs de société, en ne se limitant pas à la sphère économique. Fort heureusement, celle-ci n’a pas tout éliminé et, sauf à professer un économisme vulgaire, on ne peut nier la possibilité de revivifier d’autres sphères de la vie humaine que l’économique : la sphère culturelle - elle-même incluant la mémoire, les repères communs - la sphère de l’éducation, du religieux, des valeurs, du politique, etc. Autant de sphères grâce auxquelles l’individu peut s’intégrer à la société, à l’humanité. Si l’intégration dans la diversité des sphères fonctionnait normalement, on pourrait espérer que l’écoulement de l’une d'elles n’entraînerait pas une chute dans l’exclusion globale. Une autre piste est indiquée dans un récent travail de Maurice Bellet5. Celui-ci montre que l’économique a capturé ce qu’il appelle « la fonction majeure du social ». C’est pourquoi l’intégration par le travail devient le tout, et sa mise en cause mène donc à l’exclusion radicale.
En complément à cette réflexion sur l’exclusion déshumanisante, il faudrait mener une analyse plus précise sur la dialectique de l’intégration et de l’exclusion. S’intégrer, c’est toujours s’inclure dans un espace social particulier. Mais il n’y a pas de société sans intériorité et extériorisé. En ce sens, toute socialité se paie d'une forme d’exclusion, au sens de la perception d’une extériorité ou mieux, d’une altérité. Il faut mener l’analyse jusqu’à ce point car on y voit la source des bonnes raisons que se donne impunément l’exclusion : « Nous sommes nous, eux sont eux… » On passe aisément d’une affirmation de l’altérité à un rejet de celle-ci. Le désir d’exclure est une perversion du sens de l’autre. Parce qu’ils sont autres, on vient à leur refuser cette essentielle similitude : la commune humanité. Il importe donc d’apprendre à rejeter la confusion entre exclusion et altérité, exclusion et extériorité. Car « la seule exclusion légitime porte sur l’exclusion même. »5
Ainsi, l’exclusion décompose le lien social dans deux directions. Tout d’abord, elle casse les appartenances à partir desquelles l’individu peur s’impliquer dans les cercles de la citoyenneté. Ensuite, elle induit deux dérives complémentaires quant à la diversité nécessaire des processus intégrateurs ou composant le lien social. La première dérive tient au fait que la fonction économique en vient à signifier la totalité du lien humain, vouant à la marginalité les sphères éthique, culturelle, politique, etc. Tant qu’il y a davantage de travail que n’en peuvent assumer les travailleurs, le grave déséquilibre ainsi produit demeure quasi indolore. Seulement,, vient le moment où la fonction économique révèle son échec à signifier la totalité du lien humain. Et quand elle s’écroule, apparemment, il n’y a plus rien : c’est la « déliaison » sociale, le passage à l’exclusion. La seconde dérive tient alors au fait que l’exclusion par rapport au travail remet en cause l’appartenance à tous les cercles de la citoyenneté.
L’exclusion, révélatrice du social
Enfin, cette analyse de divers aspects de l’exclusion serait gravement incomplète si l’on ne questionnait pas à ce propos le récit biblique. N’oublions pas que dans le modèle chrétien, c’est la pierre rejetée qui devient la clef de voûte. L’exclu est une forte figure prophétique : c’est à partir de lui, rejeté, que le sens même de la vie sociale se révèle. Marx avait tiré de ce récit son messianisme prolétarien… Nous avions oublié que la mort du marxisme n’était pas la suppression de la question sociale. Le récit évangélique demeure dans sa radicalité : « Heureux vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous. » (Luc, VI-20). Le même appel retentit du psalmiste à Isaïe : « …mais les humbles posséderont la terre… » Le regard du pauvre et de l’exclu sur ceux qui sont intégrés, socialisés, justifiés, conteste ce monde. Faut-il de niveau imaginer une reconstruction du social à partir des exclus ? Car ils sont notre vérité, ils détiennent la clef du sens de ce que nous vivons.
C’est pourquoi, il faut mettre en relation la crise actuelle de la représentation de la société et le consentement à l’extension du nombre des exclus. La société fonctionne à l’exclusion. Le culte voué à l’égalité et aux droits de l’homme est d’autant plus fervent qu’il sert à dissimuler sous le voile des « valeurs », la réalité du fonctionnement social. S’il en est ainsi, c’est parce qu’un déséquilibre s’est produit dans le système culturel d’institution de la société. L’enjeu serait de retrouver, pour ce type de société, un instrument d’interprétation de l’illusion que nous nous faisons sur nous-mêmes, aussi performant que fut, dans la pensée de Marx, la théorie de l’idéologie. Or, le retrait des grands systèmes d’interprétation et de dévoilement de la réalité sociale laisse l’homme contemporain comme enfoui sans distance critique dans le mensonge des systèmes d’images médiatiques. Ce manque doit être tout d’abord bien repéré. Mais en même temps, on peut examiner la pertinence du changement du point de vue suggéré plus haut.
Représentation des exclus, représentation du social
Or, l’une des formes les plus accablantes de l’exclusion est la non–représentation. Car il n’y a pas de citoyenneté vivante sans l’aptitude à se projeter comme représenté, dans l’espace social. Sans la représentation, c’est le non-être, la non-existence sociale. Et outre la perte d’identité en l’absence du travail, le drame du chômage est l’engrenage qui conduit du non-travail à la perte de toute représentation dans le social. Mais la représentation suppose toujours une appartenance, qu’elle soit passive ou active.
Chacun des cercles de la citoyenneté est porteur d’une forme de représentation et permet surtout de construire ou de reconstruire de l’appartenance. Entre appartenance et représentation, le chemin est possible dans les deux sens : s’il faut un sens de l’appartenance pour assumer de la représentation, on peut dire également que l’initiative de construire de la représentation permet de reconstituer de l’appartenance active.
Il faut s’arrêter sur ce terme de représentation car il est essentiel, et il joue sur plusieurs registres. En un premier sens, je me représente comme membre de la société, à travers des appartenances, en m’appuyant sur les divers cercles de la citoyenneté. Il s’agit de la construction d’une identité de soi dans le social. En un second sens, c’est la globalité du social qu’il s’agit de représenter et, de manière synthétique, en s’y incluant soi-même.
Tout ceci peut paraître évident et toujours réalisé. Pourtant, si l’on s’intéresse à la représentation dans ce système démocratique, l’exclusion met en question la possibilité même de la représentation. Car la démocratie est le système où tous les membres de la société sont censés participer à la représentation, à travers les divers cercles de la citoyenneté. Cela signifie qu’ils sont parties prenantes dans la construction de la société comme un tout. Or l’exclu manifeste par son existence un échec de la constitution du tout social.
Comment répondre à cet échec ? Si l’on parvenait à représenter les exclus, ils ne seraient plus exclus. C’est un paradoxe. L’exclusion implique non-représentation, expulsion des cercles de la citoyenneté. Elle produit des assistés, des administrés, de la passivité.
Doit-on aller vers une représentation des exclus comme exclus ? Si l’analyse faite plus haut sur l’exclusion comme sens d’une certaine société est juste, alors apparaît une issue. Il s’agit moins de représenter les exclus comme exclus - ce qui serait à la limite du non-sens - que d’une représentation de la réalité même de la société, par les exclus devenus conscients de leur situation.
La question portant sur la représentation des exclus pourrait être utilement transformée, voire déplacée. Ne faudrait-il pas accepter d’accueillir la représentation du social par les exclus, ou encore, d’assumer, en décentrant le point de vue, un bouleversement de la représentation de la société, dès lors que cette représentation ne reposerait plus sur le déni de ce que les exclus révèlent de la société ?
L’exclu révèle la société qui l’expulse. Son existence met à jour quelque chose de l’inhumanité sur laquelle repose l’ordre humain, elle manifeste une vérité de cette société. Il y a plus. Ecouter la parole des exclus est le moyen d’accéder à cette vérité qu’ils portent, celle de cette société. En prenant conscience du sort qui leur est fait, ils comprennent le sens de cette société. Exprimant ce qu’ils sont, ils apportent une vérité sur la société et cela doit conduire à bouleverser la représentation que la société a d’elle-même. C’est ici le passage obligé pour une conversion culturelle et spirituelle, à partir de laquelle cette société pourra entreprendre une transformation d’elle-même et une destruction des racines de l’exclusion.
Poser de cette façon la question de l’exclusion permet de dépasser la double vision aliénée du social, ou encore, les représentations illusoires. D’une part, le regard sur lui-même de l’exclu est invité à se déplacer de la dépréciation de soi à l’analyse d’une maladie du social qu’il peut aider à traiter, et qu’il doit tout d’abord analyser. Une telle perspective ouvre, à celui que menace l’exclusion, la voie d’un sens à construire à partir de la réalité de la société. Du coup, il n’est plus dans le non-sens et l’extériorité. Sa situation révèle non un échec individuel dont il devrait s’estimer coupable, mais un échec de la société. Il ne doit plus se regarder comme l’être en trop que la société expulse, mais plutôt comme le sujet militant d’une réalité sociale à transformer.
D’autre part, le regard sur l’exclusion devient remise en cause de la représentation que la société a d’elle-même. Il ne suffit plus de renvoyer la question de l’exclusion aux largesses de l’action caritative, mais d’accéder à la conscience qu’elle remet fondamentalement en question notre manière de faire société. La société qui se met à fabriquer massivement de l’exclusion est fondée sur une sociabilité pervertie. Et, si, comme on l’a vu plus haut, c’est la désappartenance qui défait la citoyenneté, l’urgence est de construire de l’appartenance.
L’exclusion révèle l’extrême fragilité du social. Elle est en elle-même défaite du lien social. De plus, elle menace l’unité symbolique de l’espace social. Se résigner à la non-représentation des exclus revient à démolir l’idée démocratique, celle d’un droit de tous à composer l’unité du peuple, sans lequel l’idée de république se vide de sens.
Une société qui estime nécessaire, pour survivre, d’expulser d’elle-même une partie de ses citoyens n’est plus une république. Il faut partir du sens de ce que l’exclusion révèle de notre société pour reconstruire une idée de la société plus conforme à son idéal de République. Celle-ci suppose l’idée d’un peuple entier. Dès lors qu’une partie de la société est exclue de l’espace commun, la démocratie est mutilée. Que signifie le droit de vote si l’on est privé du droit d’appartenir à la société ? Dérisoire.
L’enjeu ici est d’aboutir à ce que les exclus soient représentés. Tout d’abord, une forme élémentaire d’appartenance doit être reconstituée, sur la base du quartier, de la localité, sous forme associative ou autre. Et dès que le citoyen se reconstruit dans l’un des cercles, c’est un appui pour se refaire sur les autres. Certes, dans le contexte culturel qui est le nôtre, il est évident que la forme d’appartenance donnée par un travail statutaire permet de recomposer les autres dimensions de la citoyenneté. La rupture de civilisation que nous devons assumer contraint à considérer que toute autre appartenance doit pouvoir servir de point d’appui à la reconstruction du citoyen à part entière de la République. Au demeurant, la position même de l’exclu est un point de vue qui rend possible la saisie de sens de cette société, dans sa globalité. Elle est susceptible de donner une conscience de l’essence de cette société plus vraie que l’illusion des intégrés. Du coup, se révèle aujourd’hui la possibilité d’une conscience désaliénée de l’exigence républicaine, à partir d'une prise de conscience de l’exclusion.