Chantal Pot : Depuis juillet 1989, je représente le Quart Monde au Conseil économique et social Rhône-Alpes, au titre de « porte-parole des populations défavorisées et représentant des associations de lutte contre la pauvreté et la précarité. »
Au moment où la revue Quart Monde m’a demandé ma réflexion sur cette représentation, j’ai pensé qu’il serait plus pertinent d’interroger des personnes avec lesquelles j’ai souvent travaillé. A partir de cette collaboration qui m’a paru positive, j’ai cherché à comprendre en quoi cette représentation nouvelle complétait celles des autres organisations, et à quelles conditions.
M. Dominjon, selon vous, cette tentative de représentation du Quart Monde, qu’a t-elle apporté ?
Paul Dominjon : Cette représentation a été bénéfique, c’est incontestable. Maintenant, après une récente réunion nationale, avec tous les présidents des Conseils économiques et sociaux régionaux (CESR) et le Commissaire au plan, M. Jean-Baptiste de Foucauld, je pense que la première des actions serait d’introduire cette représentation dans tous les autres conseils économiques et sociaux régionaux. Cet essaimage est en train de se faire. A partir du moment où nous serons tous, en tant que présidents de CESR, face à une représentation de même nature, où nous aurons tous la présence de l’exclusion dans nos débats, la sensibilisation aux questions de la grande pauvreté et l’exclusion s’élargira.
A cette représentation dans les Conseils économiques et sociaux régionaux, on peut lier la généralisation des missions telles que la Mission Régionale d’Information sur l’Exclusion (MRIE) qui existe en Rhône-Alpes. Le fait que nous soyons plusieurs du CESR à être aussi membres de la MRIE a permis de multiplier des sujets d’intérêt commun, par exemple récemment les problèmes de logement car la réintégration par le logement me paraît fondamentale pou les populations très exclues. Et je souhaite vivement que ces travaux communs soient poursuivis.
Jean Vanoye : Cette représentation a permis l’irruption de questions, d’interpellations, de problèmes et de solutions que nous ne saisissions pas auparavant. Une représentation spécifique des populations les plus défavorisées me paraît importante : même pour ceux qui sont habités par la question de la lutte contre l’exclusion - que ce soit dans le camp patronal ou dans le camp syndical - leur légitimité à aborder ces questions repose sur des fondements venus d’ailleurs que de l’exclusion.
Ils ne peuvent donc pas porter autant qu’il le faudrait l’attention prioritaire à ceux qui sont les plus en difficulté, les plus exclus. Il importe que ces derniers soient représentés pour obliger chacun à les prendre en compte, à se situer, à infléchir ses positions et, surtout, à poser les problèmes de manière pertinente. Je ne vois que du positif dans les débats et travaux portés au CESR, au nom du Quart Monde, et la manière dont il a été représenté m’a paru fidèle et percutante.
Un danger à éviter était celui d’enfermer la représentation du Quart Monde dans les stricts problèmes du Quart Monde, le danger du ghetto. Il était important que cette représentation restitue les questions du Quart Monde dans un cadre plus général et soit en capacité de dire son point de vue sur l’éducation, l’orientation professionnelle, l’université, l’économie, les grandes orientations budgétaires, etc…, de proposer ou de contribuer à des projets globaux concernant l’ensemble des populations. Et ce, sans jamais oublier de dire, en même temps, la particularité des personnes du Quart Monde et l’intensité de l’effort qu’il fallait porter en leur direction.
Chantal Pot : Quand nous évoquons la situation des personnes en grande pauvreté, cela dérange, et nous nous heurtons à des freins, des réactions très fortes, soit de rejet, soit de défense, soit d’agressivité, soit de fatalisme. A quoi cela tient-il ?
Je repense plus particulièrement à la période où le CESR travaillait au rapport sur la « Promotion des potentiels humains », dans le cadre de l’aménagement du territoire. Nous avions été assez loin dans cette question de l’exclusion et cela a soulevé beaucoup de remous : pour certains, le CESR devenait trop « social » et perdait sa vocation économique.
Jean Vanoye Oui, ce travail a suscité de vives réactions, aussi bien du côté syndical que patronal, et d’une partie du monde associatif. Il est vrai que, le choix de ne pas défendre seulement les acquis, de ne pas défendre seulement les salariés, pas seulement l’économie, mais de prendre en compte les fractures sociales et la lutte pour la cohésion de la société, peut engendrer des réactions violentes.
Paul Dominjon : Il y a plusieurs raisons à ces réactions. La première est que spontanément, naturellement, parler de l’exclusion et s’en préoccuper ne fait pas partie des choses valorisantes. La deuxième raison vient du débat sur les compétences attribuées à la Région. Il n’est pas du tout évident, d’après les textes de loi, que les problèmes de l’exclusion soient de la compétence d’un Conseil régional.
A mon avis, on est en train de franchir un cap, à la fois sous la pression des politiques et par nos propres évolutions au Conseil économique et social. Aujourd’hui, la séparation, théorique, entre l‘économique et le social est dépassée. Nous sommes confrontés à des problèmes qui menacent profondément la société, nous ne pouvons plus nous abriter derrière les questions de compétence.
Marie-Thérèse Geffroy : Je ferai la même analyse. Il est vrai que, jusqu’en 1986, le Conseil régional était quelque peu une collectivité d’élites, qui ne s’occupait pas des affaires sociales et semblait s’en abstraire. Je trouve que c’est grave. Le fait de travailler en relation avec le CESR et la MRIE a commencé à « ouvrir les yeux » de la Région. Pour reprendre l’exemple de l’aménagement du territoire, une de ses grandes compétences, je crois que l’action d’associations, comme ATD Quart Monde, et leur présence dans les Conseils économiques et sociaux, fondent en humanité cet aménagement du territoire. Sans cela, il reste encore très technique. La Région doit aménager pour tous, et dans ce « tous », il y a précisément les populations les plus défavorisées.
Il est important que les mentalités des élus évoluent au sein des Conseils régionaux et qu’on se rende compte que l’on doit traiter des questions qui relèvent aussi bien du social que de l’économique. Et ce, d’autant plus que la Région a maintenant l’obligation légale, depuis la loi quinquennale pour l’emploi, de prendre en charge la formation des jeunes en situation ou en voie d’exclusion.
Chantal Pot : La prise en compte des plus pauvres comme les premiers révélateurs et les premières victimes d’un problème de société représente une évolution. En quoi, d’après vous, cette représentation des populations les plus pauvres au CESR a-t-elle pu faire avancer la manière de les voir, surtout de les voir autrement qu’à travers ces terribles images, de « cas sociaux », « familles lourdes », « problèmes à traiter » ? A-t-elle pu amener une autre perception, celle de gens en marche, désireux de faire partie de la société et donc, en même temps d’en être des partenaires ?
Jean Vanoye : Cela pose d’abord la question de la légitimité de la représentation du Quart Monde. Il est très important de bien montrer aux partenaires qui veulent s’engager dans la lutte contre l’exclusion la connexion entre la parole qui est donnée par des médiateurs, porte- parole ou représentants d’associations et le Quart Monde lui-même. C’est là la vérité des Universités populaires Quart Monde. Pour y avoir participé, j’y sens un travail très profond d’émergence d’une expression individuelle et collective. On est devant quelque chose à la fois de très difficile et de très beau.
La deuxième question est celle de l’efficacité de cette « parole ». Je crois qu’au CESR, il y a une continuité entre cette parole forte du Quart Monde et une parole qui vise à créer des solutions en faisant alliance avec d’autres partenaires des trois collèges (entreprises, syndicats, vie collective).
La réponse dépend alors des autres partenaires. Est-ce qu’ils entendent cette parole ? Est-ce qu’ils la prennent en compte et la mettent au cœur de leur militantisme ? Est-ce qu’ils sont convaincus qu’il faut commencer par ceux qui sont le plus en difficulté pour faire avancer une société ? Autrement dit, l’efficacité de cette parole dépend des choix militants et des capacités à entendre de la part de ceux qui écoutent le Quart Monde.
Chantal Pot : Je rejoins ici l’expérience d’une collègue siégeant au CESR Ile de-France, également au titre de représentante des plus pauvres1 A savoir que cette représentation du Quart Monde est avant tout un travail pour « gagner » chacun, personne par personne, dans les trois collèges. La question ensuite est comment on passe de l’engagement des personnes à celui de leurs organisations et institutions.
Jean Vanoye : C’est alors avant tout des questions internes aux autres institutions. La CFDT a fini par trancher et par dire : oui, le combat porte tout autant sur la défense des salariés, et sur la défense des chômeurs et les exclus. Tout le monde n’a pas encore adopté cette vision ; au moins, il y a une prise de position officielle d’une organisation. En même temps, il faut bien mesurer que tout cela est contradictoire, et normalement contradictoire : pour une organisation syndicale, dire « défendre aussi les exclus » implique qu’elle bouge sa politique revendicative et qu’elle va devant des problèmes et des conflits. Cela soulève des remous parce que toute une catégorie des salariés et des syndicalistes vont dire : "Défendons avant tout ceux qui sont au travail, on verra après pour les chômeurs et les exclus."
Chantal Pot : Si les Universités populaires Quart Monde donnent une « légitimité » à la représentation du Quart Monde par des porte-parole ou des médiateurs, ATD Quart Monde expérimente d’autres manières de faire. Ainsi dans la région, une délégation de trois militants Quart Monde accompagnés d’un volontaire et de deux alliés ont été reçus récemment par le Préfet de région. Nous avons vécu ensemble, avec six militants Quart Monde, la visite en Rhône-Alpes d’une section du CES national conduite par son vice-président et Mme De Gaulle-Authonioz.2
Comment pourrait-on, dans le cadre du CESR, poursuivre cette représentation en l’enrichissant de dialogues où des militants Quart Monde participeraient « en direct » ?
Paul Dominjon : Cette rencontre « directe » est indispensable comme élément de sensibilisation, de prise de conscience et de formation au niveau personnel. Beaucoup de gens n’ont pas eu l’occasion dans leur jeunesse de se confronter à la misère. J’ai eu cette « chance », par ma mère, d’être en contact avec des populations malheureuses : ça me permet de ne pas sentir la peur et la gêne que beaucoup ont face à ces personnes. J’aime parler et rencontrer des personnes, quel que soit leur milieu social.
A un niveau collectif, ce contact direct est un élément tout à faire fondamental, comme il a pu se faire avec des militants Quart Monde, lors de la venue de Mme de Gaulle-Anthonioz avec le CES en janvier dernier.
En ce qui concerne le CESR, il me semble aujourd’hui qu’on peut très bien imaginer que, dans le cadre d’une commission du Conseil sur un sujet précis, on auditionne, à l’occasion d’un travail de réflexion, trois ou quatre personnes du Quart Monde, avec un médiateur, après une préparation.
Marie-Thérèse Geffroy : Je pense que la médiation est quand même nécessaire étant donné les difficultés dans lesquelles se trouvent ces populations. Il y a toujours le risque de « se servir » des plus pauvres. Je suis partisan d’un binôme, qui ne soit pas permanent, mais fonction des sujets abordés au CESR. Ce binôme serait constitué du médiateur et d’un ou de plusieurs militants Quart monde. Pour qu’ils arrivent à faire face à tous ces gens qui ne sont pas dans la même situation qu’eux, il faut qu’ils soient appuyés.
Jean Vanoye : Ce fonctionnement en binôme ne pourrait–il pas exister, hormis le CERS, dans d'autres lieux de la vie quotidienne ? Ne peut-on concevoir aussi une représentation autonome des militants Quart Monde dans certains lieux à la fois stratégiques et de proximité : centres de Protection maternelle et infantile, écoles, antennes HLM, centres d’actions culturelles et sportives, etc ?
Chantal Pot : Cette question de la nécessité ou non d’une médiation entre le monde des plus pauvres et le monde politique, socio-professionnel, administratif nous amène à la question de la communication. Comment les plus pauvres nous comprennent-ils et que comprenons-nous d’eux ? Quelles représentations avons-nous d’eux et inversement ?
Paul Dominjon : Dans son livre intitulé « Je cherche la Justice3 », M. Jean Girette – qui a été directeur de la SNCF de la région de Bordeaux et qui s’est ensuite engagé aux côtés du monde ouvrier –, signalait l’énorme handicap que représente le langage et les contre-sens permanents que l’on fait. Un de ses exemples m’a frappé : le mot « ordre » était ressenti par les bourgeois comme une valeur positive, « tout est en ordre », alors qu’il était reçu comme une contrainte par les ouvriers - « l’ordre des contre-maîtres ou des CRS. »
Incontestablement, le langage peut être un élément de ségrégation parfois dramatique pour les plus défavorisés. Il faut arriver à une réelle communauté de termes, d’attitudes, de langages, d’affectivité partagée avec ces populations. C’est pourquoi le travail sur une formation au partenariat et à la communication avec les plus pauvres mis en place à la MRIE est très important.
Marie-Thérèse Geffroy : En ce sens, il est grave de constater que des jeunes de vingt ans et plus sont en situation d’exclusion parce que l’école n’a pas accompli envers eux sa première mission qui est d’apprendre à parler, à lire, à écrire, et à formuler sa pensée et comprendre celle des autres. Le fait de ne pas avoir acquis ces apprentissages de base constitue un fossé dramatique. En face de ces enfants défavorisés et de leurs familles, il faut des personnes qui vivent l’ambition de parler avec eux et de leur rendre la liberté de communiquer.
Chantal Pot : Comment percevez-vous alors que le monde de la grande pauvreté a une pensée particulière à apporter à la société pour contribuer à la faire changer ? Quelles conséquences une telle perception entraîne-t-elle pour la représentation du Quart Monde et pour les politiques à mettre en œuvre ?
Jean Vanoye : Cette question est difficile et renvoie à la réflexion du politologue René Rémond4 On est sur le fil du rasoir entre, d'une part, vouloir progresser dans la voie d’une plus grande représentation pour le Quart Monde et, d’autre part, risquer de mettre cette représentation en situation de « ghetto ».
Il en est de même pour la recherche des réponses. Il faut trouver des solutions à intensités différentes pour le Quart Monde et pour les salariés, sans pour autant séparer leurs droits : un seul droit mais accessible à tous. Cela suppose non seulement de repenser le droit de manière moins segmentée (droit du travail, droit du chômage, droit de la formation, etc) mais aussi de penser en terme de diversités d’accès aux droits selon la situation de départ.
Y parvenir suppose aussi un double mouvement : celui des plus exclus vers la société (on ne parle habituellement que de celui-là) et, en même temps, celui d’une société qui accepte de se laisser bouleverser pour rendre possible l’intégration des plus exclus. C'est bien là que nous devons avancer dans le faire « avec » (et pas « pour ») les populations les plus exclues, trouver des bonnes solutions avec elles et penser que ces solutions peuvent servir toute la société. Y parvenir dépendra des choix individuels et collectifs des organisations et institutions, et du partenariat ou du « faire ensemble » qu’elles seront prêtes à jouer. A cet égard, j’attends vraiment avec impatience d’ATD Quart Monde dix bons exemples montrant que des bonnes solutions trouvées du point de vue du Quart Monde sont aussi des solutions faisant progresser toute la société !
Chantal Pot : Le message est entendu… A l’inverse, je suis de plus en plus convaincue qu’aujourd’hui au CESR, chaque sujet (saisine ou auto-saisine) doit être confronté à la préoccupation des populations les plus pauvres. Bénéficient-elles ou vont-elles bénéficier, et à quelles conditions, des lignes TGV à la carte des formations, du dernier pôle universitaire et des hautes technologies à la stratégie économique régionale… ? Le fait que dans le contrat de Plan Etat-Région 94-98 figure le chapitre « Insertion sociale et professionnelle des publics les plus en difficulté » est une avancée vers la prise en compte des plus pauvres dans les politiques d’ensemble.
Jean Vanoye : Il est vrai que cette représentation indispensable arrive à peser sur l’espace et les décisions régionales, avec une cohérence entre Préfecture de région, CESR et Conseil régional. Je suis sûr que sans une représentation du Quart Monde du CESR, nous n’aurions pas réussi, au colloque « Contre l’exclusion » (organisé en avril 1991 par l’Union régionale des Entreprises d’Insertions (UREI) et ATD Quart Monde, avec les trois grands partenaires régionaux), à obtenir que des patrons et des syndicalistes s’engagent comme ils le font. Cette représentation a aussi été déterminante par la suite, jusqu’à l’inscription des programmes de lutte contre la pauvreté dans le Contrat de Plan d’Etat-Région.
Chantal Pot : Je conclurai en disant que le CESR est un lieu très riche d’information, d’échanges, de réflexion entre des courants de pensée et une source de réseaux. Il peut être une chance formidable pour les plus pauvres.
Depuis octobre 1994, suite au débat national pour l’Aménagement du territoire, dans le cadre de l’espace régional, le Mouvement ATD Quart Monde, en lien avec sa présence au CESR, a été invité à participer à un « Club Rhône-Alpes de prospective »5 sur l’avenir de la région à l’horizon 2015. J’ai fait part au club de mon souhait que soient présentes, dans chaque question et pour chaque projet abordé, les interrogations suivantes : Quelles sont les conséquences constatées ou éventuelles de telle orientation ou de tel scénario sur les populations en situation d’exclusion ? Aggravent-ils ou contribuent-ils à enrayer les mécanismes de l’exclusion ?