Dans une école publique des quartiers chinois de New York, plus de 500 élèves sont impliqués dans un nouveau projet- pilote de tutorat entre eux. Des classes entières de niveaux différents travaillent ensemble. Des élèves bilingues aident des élèves monolingues, des élèves des classes spéciales aident des élèves des classes normales. Le tutorat est introduit dans toutes les matières, pour la lecture, la science, les mathématiques, mais aussi pour la musique, le théâtre et l’art.
Que pensent les jeunes tuteurs de leur nouvelle responsabilité ? Un élève du niveau du cours élémentaire1 qui s’occupe d’un enfant de maternelle nous confie : « Je peux lui apprendre des choses parce que c’est amusant. Mon « élève » me rend heureux ». Un enfant du niveau de CM22 dans l’enseignement spécialisé, a regagné de la confiance : « Lorsque mon élève a besoin de moi, elle vient me voir, et je me sens quelqu’un de bien, comme un professeur. » Et comme l’explique un élève bilingue de sixième3 : « Ce n’est pas seulement Benny qui apprend grâce à moi, moi aussi j’apprends grâce à lui ».
De plus en plus de professeurs et de chercheurs sont enthousiastes. Ils se rendent compte que le tutorat est une excellente méthode pour promouvoir un apprentissage actif. Les tuteurs doivent retravailler la matière enseignée et la présenter de telle manière que quelqu’un d’autre puisse la comprendre : « Ils apprennent à apprendre ».
Depuis longtemps, la démonstration est faite que l’enseignant profite particulièrement de l’enseignement. Au 17è siècle, John Comenius, théologien de Moravie et réformateur de l’enseignement, notait : « Celui qui apprend à l’autre s’apprend à lui-même » est un dicton plein de vérité, non seulement parce qu’une répétition constante imprime un fait de manière indélébile dans l’esprit, mais aussi parce que le processus d’enseigner conduit à une vision plus profonde du sujet enseigné.
A peu près deux siècles plus tard, l’éducateur anglais Andrew Bell disait : « L’enseignant profite beaucoup plus en enseignant que l’élève en apprenant » relève d’une antique maxime que l’expérience ne cesse de confirmer : « Docemur docendo », celui qui enseigne apprend.
Dans son livre Le processus de l’éducation, Jérôme Bruner a cette formule à propos de ses premiers cours au MIT (Massachusetts Institute of Technology) : « J’ai d’abord exposé la théorie des quanta à mes élèves. Levant les yeux vers eux, je n’ai vu que des visages ébahis. Ils n’avaient manifestement rien compris. J’ai recommencé l’explication. Ils n’avaient toujours pas compris. J’ai tout repris une troisième fois et, là, j’avais moi-même enfin compris ».
Voyons l’impact du tutorat sur un groupe d’étudiants d’un lycée de New York qui a fait l’objet d’un programme de lutte contre la pauvreté dans les années soixante. Robert Cloward, qui a entrepris cette Mobilisation pour l’Enseignement des Jeunes, a fait appel aux jeunes adolescents en difficulté pour aider des élèves de primaire à la lecture. Le résultat est surprenant : en six mois seulement, le niveau de lecture des tuteurs a fait un bond équivalent à deux années de classe, progrès bien meilleur que celui des élèves qu’ils avaient aidés (Cloward 1975).
Tout le monde y gagne
Les résultats furent tout aussi spectaculaires dans l’expérience, financée par la Fondation W.K Kellogs, que nous avons conduite dans six écoles secondaires de New York. Dans le cadre de Concurrent Options, un programme de prévention, nous avons mis sur pied un projet de tutorat réciproque. Cette approche, développée par le laboratoire de recherche de l’université de la ville de New York, a pour double objectif de donner à tous les élèves l’occasion d’être tuteurs – et donc d’apprendre en enseignant – et d’offrir à tous les tuteurs l’expérience d’être des « tutorés », ce qui fait partie de leur apprentissage de tuteur.
Dans trois de ces écoles, nous avons organisé des débats entre élèves pour discuter de leur tutorat et pour faire réfléchir les « tutorés » sur leur prochain rôle de tuteur. Dans les trois autres écoles, ce fut un tutorat plus traditionnel où les meilleurs élèves enseignaient aux moins bons. Finalement, les élèves de ce programme expérimental firent de grands progrès dans les matières qu’ils avaient enseignées, ils réussirent plus d’examens et furent plus assidus. Ils ont aussi fait preuve d’une meilleure compréhension du contenu des cours. Un tuteur explique ces résultats de la manière suivante : Je pensais que j’allais enseigner en racontant mon cours, mais finalement mon élève montrait plus d’intérêt à poser des questions qu’en écoutant passivement.
Un tutorat réciproque peut être effectué entre classes de niveaux différents ou dans une même classe. Par exemple, dans une école primaire qui pratique le tutorat inter-âge, les élèves de la sixième suivent les élèves de CM1 qui, à leur tour, s'occupent d'élèves de CE1. Pour le tutorat mené dans la même classe, les rôles de « tutoré » et de tuteur peuvent régulièrement s’alterner afin que tous les élèves fassent l’expérience de donner et de recevoir. Les professeurs peuvent apprendre à la moitié de la classe l’enseignement d’une matière donnée puis, inversant les rôles, apprendre aux anciens « tutorés » la pédagogie d’une autre manière.
Dans un projet en cours, nous utilisons le tutorat réciproque pour aider des nouveaux élèves immigrants qui entrent dans le secondaire. Le tutorat est destiné à atténuer le sentiment de dépaysement qu’ils ressentent forcément face à de nouvelles coutumes et des règles implicites de leur nouvelle école et de la nouvelle culture. Chaque nouvel étudiant se trouve en tandem avec un camarade formé pour être tuteur/mentor. En tant que mentors, les élèves servent de guides personnels et d’interprètes du système, pour expliquer ce que les enseignants et le reste du personnel attendent des élèves. En tant que tuteurs, ils aident les nouveaux étudiants pour les cours et la préparation des examens. Au semestre suivant, on pourrait demander aux « tutorés » de rendre le même service en étant tuteurs/mentors vis-à-vis d’un nouveau groupe d’élèves immigrants.
Le tutorat réciproque offre notamment les bénéfices pédagogiques suivants :
Comme les étudiants sont mis en tutorat pour devenir tuteurs eux mêmes, leur besoin de recevoir de l’aide décroît et leur motivation pour apprendre augmente.
Tous les étudiants sont amenés à participer et ont l’occasion d’aider. Ceci les valorise et les fait se sentir utiles.
Le syndrome de celui qui a toujours besoin de recevoir de l’aide disparaît puisque la disparité est réduite.
L’esprit de coopération se développe.
Nous aidons les tuteurs à réfléchir sur leur expérience en travaillant avec eux. Ils échangent leurs réflexions sur le tutorat à travers des discussions et grâce aux rapports périodiques, ils prennent ainsi conscience des processus et des stratégies d’apprentissage. Les étudiants commencent à saisir la signification de l’apprentissage indirect informel, l’importance d’une instruction individualisé, adaptée à l’intérêt de l’apprenant et son mode d’acquisition des savoirs, de même que la relation entre le développement cognitif et le développement social.
Groupes de soutien des enseignants
Un tutorat réciproque inter- âge ne peut réussir sans le soutien des professeurs. Ce soutien est d’autant plus essentiel que le rôle du professeur devient celui de « facilitateur d’apprentissage » pour les élèves-tuteurs : la personne qui gère les processus d’apprentissage forme les élèves, développe des relations de travail et s’occupe des problèmes de logistique avec leurs homologues d’autres classes.
Nous nous sommes rendu compte que les professeurs assument pleinement ce rôle lorsque des groupes de soutien mutuel sont établis. De tels groupes aident non seulement à briser l’isolement du professeur mais également à favoriser des partenariats innovateurs et l’échange d’idées entre les professeurs impliqués dans des travaux similaires. Les réunions ont généralement lieu avant ou après la classe dans une ambiance détendue. Les professeurs planifient des sessions, discutent des différents techniques, préparent le matériel, évaluent les progrès et échangent leurs impressions à propos de l’impact du tutorat sur eux-mêmes et leurs élèves.
Le tutorat entre élèves est fondé sur la force des élèves et les rend de plus en plus responsables. Au lieu d’apprendre passivement, ils deviennent des acteurs principaux de leur parcours scolaire. Lors d’une conférence récente sur le tutorat entre élèves, Anthony Alvarado, directeur de l’école publique du deuxième district de New York, expliquait que : « le résultat le plus important est essentiellement une re-création du lien social qui permet aux communautés de se retrouver. Voilà comment se nouent les relations sociales entre les enfants ».
Le premier pas pour promouvoir le tutorat réciproque est de mobiliser les enseignants et les administrateurs, et de les aider à se considérer comme les initiateurs de cette source d’énergie encore inemployée.
Un modèle alternatif d'auto-assistance
Frank Riessman
Cet article est paru, dans sa version originale, sous le titre de « A Self-Help Reform Model » dans Education Week, vol. XII, Number 11, nov. 17, 1993, New York.
Dire que l’école traverse une crise à long terme est une lapalissade, répétée à satiété pendant ces trente dernières années : il n’y a pas assez d’enseignants dans les pré-écoles4 ; les classes sont trop chargées ; les jeunes qui terminent les études secondaires ne sont pas capables d’écrire une lettre correctement ou de comprendre un article du niveau du New York Times.
Il est clair que les écoles requièrent davantage d’aides : de l’argent, du personnel, des connaissances. Cependant, durant les deux dernières décennies pendant lesquelles les crédits n’ont cessé d’augmenter, les écoles n’ont pas enregistré une amélioration significative de leurs résultats. Cette situation s’explique sans doute en lien avec les nouvelles tâches que les écoles doivent assumer, telles que s’attaquer au problème des grossesses des adolescentes, faire de la prévention du SIDA. Et en cette période de restrictions, où toute l’attention est portée sur la réduction du déficit du budget fédéral, les chances d’augmenter les crédits aux écoles sont bien minces.
Peut-être n’avons-nous pas abordé le problème de la bonne façon ? La bonne question n’est peut-être pas : « Que pouvons-nous faire pour aider nos écoles ? » mais plutôt : « N’y a t-il pas des ressources non utilisées qui permettraient aux écoles de subvenir à leurs besoins ? ».
Je suggère donc qu’au lieu de mettre tous nos espoirs et notre énergie dans la recherche des subventions, nous pensions sérieusement à puiser dans des ressources éducationnelles déjà en place. Cela aidera largement à réduire le déficit du budget national pour l’Education. Cette richesse réside au sein même du système éducatif : les élèves eux-mêmes.
En bref, ce que je suggère, c’est d’établir un « modèle d’auto assistance » basé sur le tutorat inter-âge : des élèves plus âgés aident les plus jeunes et obtiennent une reconnaissance scolaire de leurs efforts.
Dans un tel système, des lycéens superviseraient le travail des petits dans les pré- écoles, ainsi que celui des élèves de la maternelle jusqu’au niveau de CE25, selon un programme de cours particuliers individualisés dispensés plusieurs fois par semaine. Le programme serait proposé aux lycéens intéressés comme un cours normal dans leur cursus scolaire (ou comme un service d’utilité collective), étant entendu que le tutorat servirait de travaux pratiques. En échange de leur travail, les étudiants recevraient des crédits de notes au lieu de l’argent. Ce qui signifie, bien entendu, que le coût d’une telle opération serait minimale pour le contribuable et la communauté au sens large.
Ce projet se fonde sur les résultats bien connus montrant la grande efficacité du tutorat inter-âge. On peut considérablement accroître cette efficacité par la préparation des tuteurs et leur entraînement intensif, accompagnés d’un cours offrant une connaissance de l’environnement et le contexte de travail, et par la continuité et l’approfondissement du tutorat.
Les résultats de recherche et l’expérience de tutorat dans les écoles montrent les bénéfices qu’en tirent les tuteurs eux-mêmes. Ces lycéens progressent davantage dans leur propre formation en faisant du tutorat car ils apprennent tout en enseignant. L’avantage est double : les tuteurs et les « tutorés » apprennent pratiquement sans aucun coût, dégageant des ressources ainsi disponibles pour l’école. Le tutorat devrait améliorer les performances des enfants de la pré-école et permettre de maintenir leurs acquis au long des trois premières années de l’école primaire.
D’un côté comme de l’autre, chacun en tirera profit. En fait, si ce programme et des programmes similaires étaient étendus à une plus grande échelle dans nos institutions éducatives pendant les prochaines années, un changement complet se produirait dans l’esprit et les pratiques du système éducatif. Changement provoqué par des qualités qui sont devenues rares dans les écoles américaines de nos jours : la coopération de groupe, la confiance mutuelle et l’impulsion naturelle d’aider les autres.